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Le Péché
dans le Dictionnairede Théologique Catholique
(article comportant de nombreuseserreurs typographiques non encore corrigées
Toutes les bonnes volontéssont les biens venues pour corriger cet article).
(270 pages).

PÉCHÉ.
I.Introduction à la théologie du péché.
II.La nature du péché
III.La distinction des péchés
IV. Les péchéscomparés entre eux
V. Du sujet du péché
VI. Les causes dupéché
VII. Les effets dupéché
VIII.Péché mortel et péché véniel
IX. Le péchéphilosophique

Il ne sera question ici que du péché« actuel ». Sur le péché originel, voir l'articlesuivant.


I. INTRODUCTION ALA THEOLOGIE DU PECHE. — 1° Le nom. — Le mot de « péché» obtient, dans l'usage de la langue française, une significationreli-gieuse; ainsi le définit Littré. Le verbe de même,encore qu'il s'étende jusqu'à signifier une incorrectionmorale : « pécher contre l'honneur »; ou l'infraction

à quelque règle : «pécher contre la langue ». La phi-losophie sanctionne l'usageet abandonne ce mot volontiers à la théologie. Un moralistecontemporain, toutefois, le retiendrait comme signifiant la perver-sionde la volonté même de l'agent moral, que ne marquent aussinettement ni le mot de faute ni le mot de crime. Cf. Lalande, Vocabulairetechnique et critique de la philosophie, 1928, au mot Péché.
Si l'on néglige cette acceptionrare, notre mot fiançais traduit heureusem*nt celui de peccatum,tel que l'ont employé les théologiens. Ceux-ci ont pris leurvocable de la' langue latine. 11 y signifie, et chez maints auteurs, unefaute morale, ce qui ne comporte point nécessairement une transgressionde la loi divine. Mais il avait dans la langue classique une signi-ficationplus étendue et débordant la morale; dont il y a une tracedans certains usages du verbe français. Par ailleurs, la languelatine disposait d'autres mots pour exprimer de quelque façon lafaute morale, comme culpa, crimen, deliclum; de la même famille quepeccatum : peccalio et peccatus, -ûs, qui sont d'un usage rare. Cf.Forcellini, Totius latinitatis lexicon, Prato, 1858-1860, aux mots cités.Il faut particulière-ment relever dans la langue philosophique deCicéron le mot de peccatum, qui traduit l'àptâpnju.ades stoï-ciens : cf. Marin O. Liscu,-Étude sur la langue dela philosophie morale chez Cicéron, Paris, 1930, p. 213; il s'entenddonc, avec le sens moral qui est alors le sien, en fonction du systèmeentier (cf. injra). Un texte typique de la langue latine sur le sens moralattaché au mot dont nous parlons, chez Cicéron, Epist. adfam., I. V, c. xxi sub f : Tu, si me diligis, fruere isto otio, tibiquepersuade, prseler culpam et peccatum, qua semper caruisli et carebis, hominiacci-dere nihil posse quod sit horribile aut pertimescendum. 11 est remarquablequ'en matière de péché les auteurs chrétiensont renchéri sur le vocabulaire classique et créénotamment peccator et peccalrix (on trouve peccans chez Sénèqueet peccatus, de peccor, chez Térence; cf. Lexicon cité).
Sous le mot de « péché», nous traitons ici du pec-catum considéré en sa seuleacception théologique. Sur le mot signifiant le péchédans les langues anglo-saxonnes (anglais, Sin; allemand, Sùnde),voir une intéressante dissertation de J. Grimm, Abstammung des Wortes« Sùnde », dans Theologische Studien und Kritiken, t.H, 1839, p. 747 sq; l'article Sin (teuionic), dans J. Hastings, Encyclopaediaof religion and ethics, t. II, p. 570.
2° Notion généraledu péché en dehors de la révéla-lion. — Lathéologie catholique du péché dérive pro-prementde la révélation chrétienne. Mais il peut n'êtrepas indifférent au théologien de connaître quelle idéeont eue du péché les religions et les philosophies. Il appartientà des disciplines spéciales de l'en infor-mer.
Sur le péché dansles religions des non-civilisés, on peut consulter, mais en surveillantles interprétations de l'auteur : E. Westermarck, L'origine et ledévelop-pement des idées morales, trad. franc., Paris, 1928,2 vol., t. II, c. XLIX-LII et passim, voir l'index au mot Péché;dans les diverses religions, on lira les mono-graphies groupéess.ous l'article Sin dans VEncyclo-paedia de J. Hastings citée supra.Le sens du péché, accusé dans la plupart des religions,s'y accompagne d'erreurs et de déformations manifestes. Un essairécent de philosophie religieuse voit dans l'idée de péché,entendu d'ailleurs en un sens spécial, la note distinctive et communedes religions supérieures : G. Mensching, Die Ideeder Sùnde,Leipzig, 1931. (Les trois ouvrages que nous venons de citer sont munisde bibliographies.)
A cause de son rapport historiqueavec la pensée
chrétienne, il importe davantagequ'on signale quelle idée du péché propose la philosophiegrecque. Sur le, vocabulaire du mal qu'on y trouve (à8ÎXTjp.ccà(/.apTâvto et ses dérivés, àv6(iï](xaet àvopia, xooûa et xaxcç, (iO'/ÔYjpta, TOxpdOTT(ùU.a,7rav7]pîa), il faut prendre garde de distinguer l'acception religieuseet usuelle d'avec l'acception philosophique, cette dernière dépen-dantd'analyses morales ou juridiques, selon lesquelles on la doit déterminer;on peut observer aussi qu'aucun de ces mots n'a une signification exclusivementmorale et que celle-ci est souvent une adaptation du mot plutôt quesa valeur originale, p. ex. à[AapT<xv&> qui, par la traductionlatine, est devenu notre mot pécher signifie premièrementaberrare. Cf. H. Estienne, Thésaurus grœcœ linguse, Paris, Didot,1831-1856, aux mots cités.
Au plan de la systématisationphilosophique, se situe la célèbre théorie de Socrateoù le péché est interprété comme uneignorance; personne ne pèche volontairement; la science véritabledu bien entraîne nécessairement l'action bonne : la vertuest une science. Par ailleurs, les accents superbes de Platon sur l'in-justicecomme le plus grand des maux, Gorgias, 468c-478e, sur la fatale punitiondu mal comme sur l'infaillible récompense du bien, Lois, X, 905a, 904 b-c appartiennent à la tradition religieuse de la Grèce: les tragiques, les lyriques, Homère en ont de sembla-bles. Cf.art. Sin (greek), dans Encyclopaedia...; Diès, Autour de Platon,Paris, 1927, p. 586, 600-601: W. Sesemann, Die Elhik Plato und das Problemdes Bôsen, dans Phil. Abhandl. Herm. Cohen dargebracht, Berlin, 1912,p. 170-189.
Pour Aristote, il est assuréqu'on ne trouve point dans sa morale l'idée du péché,telle que nous l'avons communément aujourd'hui. On en peut voirla cause dans une notion encore imparfaite de la liberté, d'oùdérive une conception du devoir assez incertaine. Roland-Gosselin,Aristote, Paris, 1928, p. 110-114. On peut marquer aussi que la béatitude,principe de l'ordre moral, est conçue par Aristote moins comme unepossession de Dieu que comme la perfection de l'homme; or, qu'un hommene veuille pas être parfait, cela n'aura guère d'inconvénientsque pour lui. D'autant que la règle de raison, selon laquelle seconduit la vie morale, loin de se donner comme une dérivation dela Loi éternelle, conserve chez Aristote quelque chose d'empiriqueet s'autorise des jugements de l'homme prudent. En cette philosophie, lepéché sonne comme une erreur et une maladresse, non pas dutout comme une violation de l'ordre divin, partant comme une offense deDieu. Il est à peu près inévi-table, attendu que l'onn'obtient pas la vertu du pre-mier coup, mais l'on ' y procède parmides essais manques, des approximations inexpertes et dont le régimepeut durer longtemps. Voir l'excellente étude de A.-M. Festugière,La notion de péché présentée par S. Thomas,I»-II&, q. LXXI, et sa relation à la morale aristotélicienne,dans The new scolasticism, 1931, p. 332-341; et l'étude philologiquede P. van Braam, Aristoteles use of à(J.ap-r£a, dans ClassicalQuarterly, 1912, p. 266 sq.
Le stoïcisme opéra pourson compte cette référence de l'action humaine à l'ordredivin des choses, dont le défaut nous a frappés dans la moraled'Aristote. Le devoir de l'homme, y enseigne-t-on, est d'accorder sa volontéavec la volonté de Dieu. Qu'on l'entende d'ail-leurs selon les doctrinesde cette école, dont le pan-théisme, on le sait, n'est pasla plus négligeable. Par l'influence de cette philosophie, les termesdésignant le péché, àu.apTtoc et à[xàpTi')u.a,devenus en latin peccalio et peccatum, passèrent dans l'usage général.On sait que Cicéron. avec le De officiis notamment, contribua plusque quiconque à acclimater en latin
ces vocables stoïciens, avecle sens moral qu'ils por-taient. La culture tardive de Rome, comme de laGrèce, se ressentit beaucoup de ce mouvement philosophique, auqueldu leste n'était pas étrangère une certaine impulsionreligieuse. En revanche, la théorie particu-lière de l'égalitéde tous les péchés, que devait con-naître, pour lacritiquer, la théologie chrétienne, est demeurée doctrined'école et n'entra point dans la morale commune; Sénèquelui-même, en ses écrits, n'en fait pas mention. Voir l'art.Sin (roman), dans Encyclopaedia..., t. n, p. 570; E. V. Arnold, Roman stoicism,Cambridge, 1911, c. xiv.
On ne peut omettre aujourd'hui derelever, comme l'un des traits les plus significatifs de l'âge oùs'est pro-pagé le christianisme, la diffusion et l'influence desreligions de mystères. Le sens du péché, comme souil-lurede l'âme et comme obstacle au salut, y a certai-nement beaucoup gagné,quoique* davantage, sans doute, que le sens proprement moral. Le problèmeest d'ailleurs difficile des rapports entre ces religions et le christianismenaissant. Sur le point du péché et de ses élémentsconnexes, on trouvera des indications dis-persées dans l'ouvrageclassique de Fr. Cumont, Les religions orientales dans le paganisme romain,4e éd., Paris, 1929. Voir aussi B. Allô, L'Évangileen face du syncrétisme païen, Paris, 1910.
Un historien de la philosophie,V. Brochard, dénon-çant naguère les différencesdes morales antiques d'avec la morale chrétienne, attribuait l'absenceen elles du péché, tel que nous l'entendons, à lamécon-naissance de l'idée du devoir, telle que, depuis, ellea prévalu dans les esprits. Une morale ordonnée au bonheurs'interdit par là même d'accueillir le péché,Revue philosophique, t. i, 1901, p. 1 sq. Cet article a suscitéune riposte de A.-D. Sertillanges, ibid., p. 280 sq. Il forme le chapitreintitulé La morale ancienne et la morale moderne, dans le recueilÉtudes de philosophie ancienne et de philosophie moderne, Paris,1912. Prenons-y garde. Il est vrai que les morales antiques, qui sont depréférence des morales du bonheur, n'offrent point en généralla forte idée du péché qui distingue la morale chrétienne.Mais la cause n'en est point chez celle-ci la substitution du devoir aubonheur comme principe de la vie morale. On méconnaît unepart considérable de la spéculation morale dans le christianisme,et nous osons dire la plus précieuse, quand on définit lamorale chrétienne selon l'idée du devoir. Autant que lesmorales anti-ques, elle peut passer pour une morale du bonheur. Mais samarque propre est d'avoir de telle sorte défini le bonheur et lavie morale qu'il commande, que les plus fortes exigences de la morale chrétienney sont satisfaites. Le péché notamment est définissabledans un tel système, et nous tâcherons de le montrer. Il seraitfâcheux de faire grief aux morales antiques de leur conception sihumaine de la vie morale, quand leurs insuffisances tiennent à d'autresprincipes. Et il serait funeste de voir, dans la nécessitéd'accueillir le péché et les notions connexes, une causepour quoi la morale chrétienne dût passer de l'ordre du bienà celui du devoir, c'est-à-dire proprement réduirela plénitude et la beauté de la vie morale aux dimensionsd'une justice.
3° Le péché d'aprèsla révélation et la tradition. — Les documents de la révélationdivine contiennent une doctrine du péché, d'où dériveproprement la théologie que nous devons exposer. Un dictionnairespécial l'en a dégagée : art. Péché,dans le Dictionnaire de la Bible, de Vigouroux. Dans la sainte Écriture,le péché est représenté comme une oppositionde la volonté de l'homme à la volonté de Dieu. Ilne se vérifie point seulement dans les actes extérieurs,mais )usque dans les pensées et les sentiments du cœur,
rien n'échappe au regardde Dieu. Il a lieu quand est enfreinte la loi positive, aussi bien quela loi naturelle. Enfin, où s'accuse la référenceprécise du péché à la personne de Dieu, quiest comme la prétention de la religion révéléeen cette matière, tout péché, n'attei-gnît-ilqu'un autre homme, a la valeur d'un outrage personnel infligé àDieu. Mais il ne s'agit jamais ici que des fautes volontaires, àl'exclusion de ces culpa-bilités inconscientes et fatales auxquellesont cru d'autres religions.
Pour un complément proprementhistorique de cette étude, voir l'art. Sin, dans le Dictionary ofthe Bible, de Hastings; en ce qui concerne plus spéciale-ment laconception hébraïque et juive,Encyclopaedia..., au mot Sin(hebrew and jewish) ; l'Évangile et le Nou-veau Testament, l'art.Sin (Christian), ibid.; l'art. Sin dans le Dictionary of Christ and Gospels,de Hastings. On notera particulièrement l'enseignement de saintPaul sur le règne du péché (où il s'agit dupéché per-sonnel et non pas seulement du péchéoriginel), dont l'affirmation prend une vigueur incomparable en ce qu'elleest partie intégrante d'un système de salut, dont l'autrepièce est la justification. Cf. A. Lemonnyer, Théologie duNouveau Testament, Paris, 1928, p. 80-85.
A partir de l'enseignement révélé,l'ancienne tra-dition chrétienne a préparé les voiesà la théologie postérieure. Ici se situe, en cettematière, une sépara-tion de la théologie catholiqued'avec la protestante, laquelle se plaît à dénoncerune déviation ou une rup-ture entre la notion biblique et la notionecclésias-tique du péché; en ce sens, art. Sùnde,dans Protest. Realencyklopâdie, 3e éd., t. xix.
L'usage antique de la pénitenceest un témoignage du sens du péché, tenu comme ruptured'avec Dieu et d'avec l'Église, dans les premières générationschré-tiennes. Voir là-dessus les travaux relatifs àla péni-tence. Les écrivains ecclésiastiques du mesiècle, en Orient comme en Occident, offrent des indications etparfois une doctrine élaborée sur le sujet du péché.Clément d'Alexandrie et Origène ont très vif le senti-mentque tous ont péché. Le baptême ne garantit pas unevie désormais innocente; et l'on a pu se demander si Origènene professe point une reviviscence de leurs anciens péchéspour les baptisés retombant dans le mal : mais il semble n'en êtrerien. Ces auteurs dis-tinguent nettement la nature volontaire du péché: il est un fruit de notre liberté, laquelle se concilie, observeOrigène, avec la prescience de Dieu. Pour Tertullien, on sait dereste avec quelle rigueur il jugeait le péché. Sur cettepériode, voir Cavallera, La doctrine de la pénitence au iuesiècle, dans le Bulletin de littérature ecclésiastique,Toulouse, 1929, p. 19-36; 1930, p. 49-63.
Le grand nom de saint Augustin règnesur cette matière comme sur tant d'autres. Il propose en maintsendroits, sur le péché, des analyses et des formules quise sont imposées à jamais à la pensée chrétienne.Sa doctrine est ici plus abondante peut-être que systé-matisée.Tantôt, il représente le péché comme dirigécontre le but final de la création et donc comme une atteinte àl'œuvre du Créateur : les autres maux ne sont point de cette sorte,et c'est ici le privilège du péché. On s'y détourne,non de quelque bien meilleur, mais du souverain bien. En adhérantdémesurément à la créature, on se prive deDieu. A cet ensemble de pensées, se rattache la célèbredéfinition du péché comme contraire à la Loiéternelle que devait retenir la théologie et que nous retrouveronsplus loin. Cf. J. Mausbach, Die Ethik des heiligen Augustinus, 2e éd.,t. i, Fribourg-en-B., 1929, c. n, §. 6. Dos sittlich Base, die Sùnde.Tantôt il le représente comme une injus-tice où estviolé le souverain domaine de Dieu sur le monde et sur l'homme.A l'intempérant, par exemple,
145 PÉCHÉ.
il déclare : « Quia le droit de vous accuser? Personne, certes, parmi les hommes : mais Dieucependant te blâme, exigeant de toi l'intégralité deson temple et l'incorruption de sa demeure. » Cette penséeest très familière à saint Augustin. (Voir art. AUGUSTIN,col. 2434.) Elle se rencontre en ceci avec la précédenteque l'une et l'autre font remonter jusqu'à Dieu le désordredu péché, accusant ainsi l'importance de cet acte immoral,lui donnant une signification singulière, où s'exprime aussibien la plus authentique pensée chrétienne. Nombre de considérationsde saint Augus-tin atteignent à un degré d'élaborationqui les situe déjà dans la théologie; elles entrerontdans le système que nous allons présenter.
La manière de saint Grégoireest plus concrète et plus pastorale. Mais ce Père fut, avecsaint Augustin, l'un des maîtres en la science du péché,dont la théo-logie a le mieux retenu les leçons. Sa doctrinedes péchés capitaux obtient chez lui, comme chez les auteursqui la lui ont livrée, la valeur d'une systéma-tisation généraleoù vient s'enclore l'univeis du péché.
Chez les auteurs que nous avonsnommés et chez d'autres, on trouve des données relativesà certains éléments particuliers de la doctrine dupéché. Nous les enregistrerons ci-dessous, selon l'occasion.Nous devions seulement marquer ici quelle idée généralese sont faite du péché les esprits avec lesquels la théologiecatholique, à un titre ou à un autre, entre-tient commerce.
Le péché, tel qu'ils'impose dès l'abord au théolo-gien catholique, appartientà l'objet de la foi. Sans doute n'y a-t-il rien en cette notionqui la rende de soi inaccessible à l'investigation rationnelle,et l'on ne peut en ce sens la comparer, par exemple, avec le mystèrede la trinité des personnes en Dieu. 11 reste que les philosophesn'offrent en ceci rien de ferme, comme les religions n'offrent rien depur. Le péché, conçu comme atteignant Dieu, mais dontl'idée ne soit pas en même temps contaminée d'erreurschoquantes, ne semble guère chose commune dans l'histoire de lapensée humaine. Le théologien catholique en doit le bénéficeprimordial à la révélation. Et, quand la penséehumaine se fût d'elle-même élevée jusque-là,il res-terait que Dieu a pris soin d'informer les fidèles de cettesorte de réalité, et le théologien catholique ne laisseraitpas de trouver, en cette vérité proposée àsa foi, le principe propre de son étude. Par ailleurs, le développementde la doctrine du péché ne peut man-quer de rencontrer desdoctrines proprement théolo-giques, d'où elle recevra uneinfluence. Enfin, la vigi-lance du magistère, comme l'expériencede la vie chrétienne, au long des siècles, garantissent desurcroît que nous avons affaire, avec le péché, àun élément du dépôt de la foi. Le péchéest un objet authentique de théologie.


IL LA NATURE DU PECHE. — Nous exposeronsla théologie du péché,tellequel'a élaboréesaint Thomas d'Aquin. Il est superflu de justifier cette préférence.Qu'il suffise seulement de reconnaître que saint Tho-mas ne doitpas également à soi-même toutes les par-ties de cettethéologie. Il a hérité d'un immense effort de spéculationdoctrinale, dont il a porté les résultats à la perfection: ainsi en général, ainsi dans le cas du péché.Avec quel succès les théologiens antérieurs ont élaborécette notion et débattu les problèmes qu'elle entraîne,on en peut voir un exemple dans la partie de la Somme d'Alexandre de Halèsconsacrée à ce sujet. Il y obtient un développementconsidérable. Voir Alex, de Halès, Summa theologica, t. ni,Quaracchi, 1930; les savants éditeurs ont fait précéderle texte d'une introduction où l'on trouvera, p. xxxvi-x.nr, unexposé de la doctrine morale et de la doctrine du péchéen cet ouvrage.
ATURE 146
De saint Thomas nous reproduironsl'enseignement, non sans recourir, et nous le dirons chaque fois, aux éclaircissem*ntsque nous offrent ses commentateurs; non sans signaler les principales différencesde cette théologie d'avec les autres systèmes. Saint Thomasa traité du péché ex professo à trois reprises: In IIum Sent, dist. XXXV, XXXVI, XXXVII, XXXIX, XLI, XLII, XLIII, passim;Qusest. disp. de malo, q. il, m, vu ; Sum. theol., Ia-IIœ, q. LXXI-LXXXIX(où est introduit le traité du péché originel,q. LXXXI-LXXXIII). Nous ne renverrons expressément aux deux premiersouvrages que dans les cas intéressants; on trouve dans les éditionsde la Somme théologique, en tête de chaque article, la mentiondu lieu parallèle. On ne peut isoler la doctrine du péchéde celle du bien et du mal, ni de celle de l'action humaine bonne ou mauvaise(sur cette dernière, voir ci-dessus l'art. MORALITE) : dans la Sommethéologique, ces matières sont traitées respectivementIa, q. v; q. XLVIII sq; et la-IIœ, q. xvm-xxi. Les commentaires de Cajétansont importants et en eux-mêmes et pour l'autorité qu'ilsont obtenue auprès des thomistes postérieurs. Parmi ceux-cise distinguent les carmes de Sala-manque : ils ont insérédans leur Cursus theologicus un traité du péché qui,admis le genre de la dispute et en dépit de sa prolixité,semble bien être un chef-d'œuvre d'analyse et d'exposition; la théologiedu péché a trouvé en eux ses ouvriers définitifs;à l'exception de quelques passages, leur commentaire explique lapure doctrine de saint Thomas. Curs. theol., tr. XIII, De vitiis et peccatis,t. vu et vin (cité ici Salin.), édit. Paris-Bruxelles, 1877.
1° Le nom de péchédésigne un acte. — L'usage théologique a appropriédéfinitivement à l'ordre moral différents termes qui,dans leur origine, se prêtaient à une plus vaste extension.
Quant au péché, saintThomas, notamment, a connu le sens technique et le sens naturel que recevaitce mot chez Aristote (cf. surtout II Phys., c. vm, 199 a, 33, oùle grec àfi.ap-ria et, un peu plus bas, à|Aâpnr;[xasont traduits par peccatum : saint Thomas, leç. 14); et, selon uneméthode qui lui est familière, il s'est appliqué àdégager la définition du péché comme tel, etqui s'étende à l'ordre de l'art et de la nature comme àl'ordre moral; d'où cette définition : peccatum proprie consistain actu qui agilur propler fmem aliquem, cum non habet ordinem debitumad finem illjim. I^-Il», q. xxi, a. 1. Ainsi entendu, le péchéest plus restreint que le mal, lequel dit quelque privation du bien requisen quoi que ce soit; mais il coïncide exactement avec l'acte mauvais,en quelque ordre qu'on le trouve, et l'acte mauvais de l'ordre volontaireou moral vérifie, pour sa part, cette défi-nition du péché.L'acte humain, conclut saint Thomas, loc. cit., du fait qu'il est mauvais,a raison de péché; c'est-à-dire constitue ce qui s'appelleun péché. Nous ne parlerons plus désormais du péchéqu'en tant qu'il se vérifie dans l'acte humain. Le mot de faute,de soi, comme traduisant culpa, appartient exclusivement à cet ordremoral, puisqu'il évoque un blâme, une incul-pation qui nepeuvent convenir qu'à des actes volon-taires; ni les péchésde la nature, ni ceux de l'art ne sont coupables. Ia-IIœ, q. xxi, a. 2.Nous entendons ne traiter ici que des péchés coupables.
2° Le péché, quiest un acte, de ce chef est distingué du vice, qui désigneune disposition. — Le vice s'oppose directement à la vertu, dontil est le contraire : il est donc avec elle incompatible. Mais le péchén'ex-clut pas nécessairement la vertu. Rien n'empêche en effetl'homme possédant une disposition bonne de n'en pas user ou de poserun acte contraire à cette dispo-sition, lequel, du même coup,ne détruit pas la vertu, non plus qu'un seul acte bon n'a suffià l'engendrer.
147
PECHE. NATU
RE ETMALICE
148

Mais il est vrai que la vertune résisterait point à la répétition fréquentede ces actes contraires, à moins qu'elle n'en détruise l'effetpar le renouvellement de ses propres actes. Dans l'ordre des vertus infuses,un seul péché mortel (voir col. 214) les détruit toutesselon cette raison de vertu, car il attaque la charité, d'oùles autres dépendent. Ia-II32, q. LXXI, a. 4. On voit que le pécïéne procède pas nécessairement d'un vice : on peut n'avoirpoint la disposition mauvaise, on peut avoir la disposition bonne, et néanmoinspécher. L'étude des causes du péché nous découvrirad'où procède le péché dans les cas oùil n'est pas l'acte d'un vice (voir col. 194 sq.).
Le péché, qui estun acte mauvais, est pire que le vice. Car une disposition, comme est levice, tient le milieu entre la puissance et l'acte. Or, l'acte, en biencomme en mal, l'emporte sur la puissance : il est meilleur de bien agirque de pouvoir bien agir, il est pire de mal agir que de pouvoir mal agir.Et la raison en est (cf. Aristote, Metaph., I. IX, c. ix, 1051a, 4-33;saint Thomas, leç. 10) que la puissance est apte aux contrairestandis que l'acte est exclusif de son contraire. Dès lcrs, la disposition,meilleure ou pire que la puis-sance, est moins bonne ou moins mauvaiseque l'acte : elle est plus déterminée que la puissance, maiselle ne possède point la détermination exclusive de l'acte.Le péché est donc pire que le vice. On démontre lamême conclusion en considérant que Vhabitus est dit bon oumauvais à cause de l'acte bon ou mauvais au-quel il s'ordonne ;c'est l'acte qui vérifie au premier chef la raison de bien ou demal. Le bien, en effet, dit fin ou perfection; mais la fin ou perfectiond'une nature est son opération. Or, propter quod unumquodque etillud magis, l'acte est meilleur ou pire que Vhabitus puisque celui-cin'est bon ou mauvais qu'en vertu de son ordre à l'acte. Chacun desdeux arguments que nous venons d'invoquer est formel et fonde une con-clusionabsolue. Que le vice, avec cela, soit plus per-manent que l'acte; qu'ilsoit le principe d'une multi-tude d'actes ; qu'il soit au péchécomme la cause effi-ciente est à son effet, ce sont des conditionsextrin-sèques à la nature de l'acte et de Vhabitus ou quine concernent pas la raison même de bien. Elles ne por-tent pointpréjudice à notre conclusion. On y fait droit en reconnaissantque le vice est pire que l'acte à un titre relatif. Ia-II»,q. LXXI, a. 3.
3° A cet acte, la malice convientformellement. —Selon ce qui précède, on connaîtra lanature du péché à mesure que sera découvertl'acte humain mauvais. Or, ces qua-lités de bon et de mauvais conviennentà l'acte humain d'une manière singulière et excellente.Le bien, d'une part, a raison de fin; le mal, de privation de la fin. D'autrepart, l'objet propre de la volonté est la fin. Le bien et le mal,dès lors, qui s'opposent entre eux, constituent des différencesspécifiques par rapport à l'action volontaire. Acte bon etacte mauvais, cela signifie, dans le genre volontaire, des actes spécifique-mentsdistincts. Cette condition se vérifie des seuls actes volontaires,où la fin est poursuivie selon cette raison de fin, où lebien fait formellement objet. Des agents naturels, l'action est bonne oumauvaise; de l'agent volontaire, elle est formellement bonne ou formellementmauvaise. Cf. Cont. gent., 1. III, c. ix; Sum. theol., I», q. XLVIII,a. 1, ad 2»m ; IMPe, q. i, a. 3. Le péché désignedonc un acte humain en ce qu'il a de spécifique; il en dénoncel'essentielle constitu-tion.
4° Sa malice se présented'abord comme privative. — Il nous reste à connaître ce mal,qui le spécifie. Notre labeur en vérité commence.Ici, comme ailleurs, doit valoir la définition du mal, qui est métaphysique: pri-vatio boni debiti. Le mal du péché apparaît d'abordcomme la privation d'un bien, à savoir celui qui est dû
à l'action humaine.Le bien de l'action humaine, comme de tout cela qui est bon, est qu'ellepossède la plénitude de son être. Elle la reçoitet de son objet, comme une chose de sa forme spécifique; et de sescirconstances, comme une chose de ses accidents; et de sa fin, d'oùelle dépend d'abord. Ce sont ces éléments, tombéssous la volonté (laquelle s'y porte, on l'entend, selon la rai-sonpropre de son objet, qui est le bien, comme nous avons dit d'abord), d'oùl'action humaine tient son être et sa perfection. En eux donc, ilpeut être porté atteinte à l'intégritéde l'action humaine, frappée dès lors de privation.
Comment aura lieu cette atteinte?Il est dû à l'acte humain d'être conforme à laraison; c'est-à-dire qu'à la raison il appartient de mesurerl'objet, les circonstances, la fin qui définissent l'action. Discor-dantsd'avec la mesure de raison, ces éléments laissent l'actionprivée de la bonté qui lui revient. En cette privation-làapparaît le mal de l'action. La considé-ration de la mesurede raison est ici, on le voit, déci-sive. Elle introduit le principeselon quoi évaluer la bonté de l'acte, qu'il tire de seséléments consti-tuants. Mais l'invoquer ici n'est pas autrechose que de professer l'existence même de l'ordre moral. A l'actehumain est due une certaine forme obtenue selon une certaine mesure; laraison est cette mesure; la bonté morale est cette forme. De l'objet,des circons-tances, de la fin, qui le définissent en son être,l'acte humain reçoit sa bonté morale à proportionqu'ils conviennent à la raison. L'acte humain est un péché,s'il est privé de cette forme-là. Il serait moins correctd'entendre cette privation comme celle de la rectitude qu'eût obtenuel'acte vertueux contraire : car, peut-être une si grande rectituden'était-elle pas requise, et se pouvait-il que l'acte fûtbon sans avoir la perfec-tion d'un acte vertueux.
D'où il ressort qu'il n'ya pour un péché qu'une seule privation. Le même actephysique peut certes souffrir de plusieurs malices morales : quand l'objet,la fin et les circonstances (on dira plus loin comment pour celles-ci s'enprésente le cas) accusent chacun une discordance spécialed'avec la raison. Mais, dans l'hypothèse d'un seul péché,tenant, par exemple, à l'objet discordant, il n'y a aussi qu'uneseule priva-tion, celle de la bonté ou rectitude qu'eût obtenuel'action conformée à la raison. Il faut seulement prendregarde qu'une privation comme celle-là, unique comme est unique laforme à quoi elle s'oppose, peut être signifiée debien des manières : comme privation de la fin, de l'ordre, de laproportion, toutes choses que comprend la rectitude d'un acte mesurésur la raison; qu'elle est une indigence intéressant la nature mêmede l'homme, de qui la raison sert l'inclination for-melle; qu'elle représente,si l'on peut dire, un échec de la Loi éternelle. Car la rectituderaisonnable dont l'action se trouve privée n'engageait point laraison seule : celle-ci n'est que la mesure dérivée de l'actehumain et qui se mesure à son tour sur la Loi éternelle,absolument première. Nous dirons ci-dessous quelle grandeur reçoitle péché de cette condition. De tout ce qu'on vient d'avancersur la privation, il ressort assez que nous parlons de celle-làdont l'acte lui-même est affecté, et non point de celles dontpeut souffrir le sujet par suite de son acte, comme la privation de lagrâce et des vertus : celles-ci n'appartiennent point au péchémême qui est, nous l'avons dit, le nom d'un acte.
Par l'endrcit de la privation sedécouvre d'abord le mal du péché. Elle n'est que lavérification, dans le cas de l'acte humain, de ce défautdu bien requis, où l'on exprime la raison de mal. On peut s'aviserici que l'acte frappé de privation soutient une relation de dissonancepar rapport à sa mesure, et qu'en cela
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PECHE. NATU
RE ETMALICE
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aussi est dénoncéle péché. Autre chose cette relation, autre chose la privation.Celle-ci affecte le sujet en lui-même, privé de sa forme convenable: là, on signifie une relation de l'acte humain à sa mesure,par rapport à laquelle il est dit discordant. Cette considérationn'est point superflue, s'il est vrai que l'acte humain essentiellementest mesuré, et ne peut pas ne pas sou-tenir quelque rapport avecsa mesure. Jean de Saint Thomas, notamment, a signalé cet aspectdu péché : Cursus theologicus, in !»?» -Ilœ;disp. IX, a. 2, n. 3, 26.
Que le péché comporteune malice privative, cette proposition a_ reçu l'assentiment dela plupart des théologiens, encore que tous n'entendent pas cetteprivation de la même manière. Vasquez est, de ceux qui larefusent, le plus notable. Commentariorum ac disputationum in 7*m -77»s. Thomœ, t. i, Venise, 1608, disp. XCV, c. vi. Pour les péchéscontraires seu-lement à la loi positive, il en convient. Mais comment,dit-il, seraient frappés de privation les péchés con-trairesà la loi naturelle, comme l'homicide par exemple. Il n'y a privationque là où était due la forme contraire. Comment soutenirqu'à l'acte d'homicide était due une bonté morale?Loin de la requérir, cet acte y répugne, semble-t-il, partout ce qu'il est. — Non par tout ce qu'il est. réponden* les thomistes.Il y a en lui une exigence de rectitude, à savoir en tant qu'ilest raisonnable : procédant des puissances hu-maines, il requiertd'être mesuré sur la raison. Quoi qu'il en soit de son objet,du côté de ses principes il emporte une requête, etdonc il est capable de priva-tion. Jean de Saint-Thomas, loc. cil., a.3, n. 8 sq. ; Salm., loc. cit., disp. VI, dub. i, §. 2. A cause dece dissentiment, dont nous n'avons rapporté que la raison principale,Vasquez définit le péché selon la discor-dance d'avecla loi, dont nous avons parlé, mais qu'il entend comme une dénominationextrinsèque de l'acte mauvais, non comme une relation réelle.Ibid., c. ix-x.
5° Mais le péchécomporte aussi une malice positive. — En la privation d'abord se découvrele péché. Il n'a pas été dit qu'elle constituâtle péché, à plus forte raison qu'aucune autre malicene se trouvât dans le péché.
De fait, une tradition théologiqueconsidérable reconnaît dans le péché, outrela privation, une malice positive : cet acte est mauvais par ce qu'il est,non seu-lement par ce qu'il n'est pas. L'école thomiste, en sesplus éminents représentants, a vigoureusem*nt dé-fenducette opinion, qu'elle revendique comme celle de saint Thomas lui-même.
On cédera d'autant mieuxà leurs raisons que la thèse d'une malice positive dans lepéché n'a point le caractère déconcertant etparadoxal qu'on serait enclin dès l'abord à lui attribuer.L'analyse de l'acte moral y semble devoir conduire infailliblement : onpeut du moins tenter de le montrer.
Il est vrai que l'action naturellen'est mauvaise que par privation. Car elle procède d'une forme défec-tueuse.Un agent débile donne une action indigente. Une forme intègregarantit l'action bonne (nous ne retenons pas le cas des empêchementsextérieurs, qui est ici sans intérêt). L'action volontairen'a point cette simplicité. Une forme intelligible la détermine,non une forme naturelle. D'où la multiplicité spécifiquedes actions procédant d'une même volonté. De ces formesintelligibles, qui sont les jugements selon les-quels la volontése meut et le reste avec elle, les unes sont vraies, les autres fausses;celles-là respectent la règle de raison, celles-ci l'enfreignent.Mais, dans les deux cas, l'on agit et l'action est, dans les deux cas,pourvue de tous ses éléments. Mauvaise ou bonne, elle possèdeun objet, des circonstances, une fin, également réels etpositifs. Ils sont concordants à la raison dans un cas, ils sontdiscordants d'avec elle dans l'autre. En
celui-ci, il n'en va pas commesi l'action atteignait quelque chose de ce qui lui revient, laissant échapperle reste : où elle serait bonne selon ce qu'elle est, mauvaise seulementselon ce qu'elle n'est pas. Ainsi sont les actions procédant d'uneforme naturelle défectueuse, mais non l'action volontaire, qui procèded'une forme intelligible, et dont le défaut raisonnable n'ôterien à l'intégrité de l'action. Il est impossibledès lors que celle-ci ne soit mauvaise même en ce qu'elleest. Elle est bonne, certes, de bonté transcendantale; et peut-êtreadviendra-t-il que des péchés l'emportent sur les bonnesactions pour l'énergie volontaire et la vigueur intellectuelle quis'y déploient, pour l'être donc et la bonté. Mais,comparée à la raison, c'est-à-dire mora-lement considérée,cette action est mauvaise. Consti-tuée comme elle est, elle estcontraire à la raison. Sa malice est une contrariété,et non seulement une priva-tion. Il est constant que, dans le genre moral,le mal est le contraire du bien et non seulement la privation du bien.Le mal s'y vérifie positivement. Il est une chose dans la nature.Le mal absolu, qui s'oppose à l'être, ne peut consister quedans la privation : car l'être n'a point de contraire. Mais le malmoral s'oppose à la règle de raison, et celle-ci souffred'avoir des contrai-res. On dit de même que, dans le genre moral,le mal donne lieu à des espèces et non seulement àdes priva-tions d'espèces. Et c'est dire que le mal y sonne posi-tivement,si l'on peut parler ainsi. Nous ne mécon-naissons pas que cettemalice positive doive aboutir à une privation; mais elle se vérifiecomme malice avant toute privation, dans la contrariété àla règle de raison.
Cette conception d'une malice positivedans le péché a conduit les théologiens qui la défendentà avouer une équivocité entre le mal absolu et lemal moral, par l'endroit où celui-ci est positif. Absolument, lemal signifie la privation du bien dû ; moralement, il signifie tantôtla privation du bien dû à l'acte humain, tantôt l'actecontraire à l'acte bon. Absolument, le mal n'est rien; moralement,outre ce même sens, selon lequel le mal moral est une partie subjectivedu mal en général, il y a un mal qui est quelque chose, d'oùressort l'équivocité. Cajétan, In /«n-i/œ, q.XVIII, a. 5, n. 2; cf. q. LXXI, a. 6, n. 3. On ne peut songer àréduire le mal moral positif à un genre com-mun qui comprendraitet ce mal, et celui de la priva-tion : car il ne peut y avoir aucune convenanceentre l'être et le non-être; de l'un et de l'autre on ne peutrien abstraire qui leur soit commun. Salm., loc. cit., disp. VI, dub. m,n. 49: dub. iv, n. 96.
Contre la thèse que nousvenons d'adopter, le prin-cipal argument des adversaires, outre les textesde saint Thomas qu'ils entendent mal, se tire d'une consi-dérationextrinsèque : savoir que nous engageons Dieu dans le péchédès là que nous y mettons un mal qui est de l'être.Comment refuser que Dieu en soit l'au-teur? Nous examinerons cette difficultéci-dessous, VI, les causes du péché. Elle n'est pas décisive.Les théologiens dont nous nous réclamons l'ont connue etréfutée.
6° Des deux malices considérées,la positive constitue formellement le péché. — Deux malicesdonc dans le péché, outre la relation de discordance. Decelle-ci, Vasquez a fait le constitutif du péché. Mais ilniait la malice privative. Pour nous, qui la requérons, nous tenonsla discordance comme un élément consécutif : parceque l'acte est constitué mauvais, il est avec sa mesure en un rapportde discordance. Jean de Saint-Thomas, loc. cit., disp. IX, a. 2, n. 26.Mais entre les deux malices que nous avons décelées, laquellecons-titue l'acte humain formellement comme péché? Ceux quirefusent la malice positive n'ont pas cet embarras. Mais les thomistes,et Cajétan des premiers, ont in-
stitué là-dessusune analyse qui triomphe, autant qu'il se peut, de la question.
Le péché se situeen deux genres : celui du mal absolu, c«luïdu mal volontaireou moral. Il est établi, dans le premier, formellement, par la privationdont il est affecté; dans le second, en vertu de la contrariétéde ses éléments constitutifs parrapport àla règlede raison, d'où suit la privation de rectitude. Comme acte volon-taire, la « conversion» l'emporte dans le péchésur l'aver-sion: comme mal absolu, 1' «aversion »y est première.
Mais à parler sans distinction,que faut-il dire? On peut dire que les deux considérations alléguéessont l'une et l'autre absolues, car le péché est vraimentl'un et l'autre. Il est vrai qu'il est formellement conversion ; il estvrai qu'il est formellement aversion. Lequel cependant est le plus vrai?Il faut dire que le péché est davantage dans le genre dumal moral que dans le genre du mal absolu. Pour deux raisons : il est plusvolontaire qu'absolument mauvais. Car il est volon-taire en tout ce qu'ilest, quoique diversem*nt : davan-tage quant à la conversion, directementvoulue; secondairement quant à l'aversion, voulue seulement dansla conversion. Le péché reçoit son espèce ducôté de sa conversion; de l'autre, il ne tient que la priva-tiond'une espèce; or, la différence vraiment spéci-fiqueconvient davantage au péché que la privation d'une telledifférence : être un acte d'intempérance davantageque n'être pas un acte de tempérance.
Tout ceci ne décide pas encorela question de la constitution du péché. Nous le considéronscomme mal moral et comme mal absolu; davantage comme mal moral que commemal absolu. Mais comment, com-prenant ces deux genres de maux, se constituele péché? Si l'un et l'autre intéressent la constitutiondu péché, celui-ci n'a pas d'unité per se. Car d'unepriva-tion conjuguée avec un élément positif il nepeut résulter qu'une unité accidentelle : ces deux termesne peuvent être mis en rapport de genre et de différence,de puissance et d'acte, qui seraient ici la seule manière d'opérerune unité essentielle. Or, il faut bien que le péchésoit unum per se. Car on le définit absolument comme on le distinguespécifiquement : tout le monde en convient. Ainsi parlent les commentateurs.En cette dernière considération, se trahit peut-êtrece qui est en cette affaire leur propre contribution. Il est vrai qu'ilsinvoquent saint Thomas en faveur de la thèse que nous voulons ànotre tour adopter; il est vrai que saint Thomas bien entendu s'y prête,et que ses textes litigieux sont heureusem*nt élucidés (nousen aurons ci-dessous un exemple) par des distinctions comme malum absoluteet malum moraliier, comme formaliter complétive et formaliter constitutive,et d'autres, que ses commentateurs y appliquent (Jean de Saint-Tho-mas,loc. cit., disp. IX, a. 2, n. 59-70; Salm., loc. cit., disp. VI, dub. ni).Mais en vérité historique, il faut dire, croyons-nous, quesaint Thomas a accepté le péché en sa dualitéet qu'il l'a traité comme se répar-tissant sur deux raisons,l'acte humain et sa privation (où il voit la raison de mal). Lesoin de réduire à l'unité le péché,de le traiter comme un per se unum, appar-tient à un stade postérieurde la spéculation théolo-gique. On y accuse fortement laprésence dans le péché d'une malice positive; on discerneexactement ce qui est essentiel au péché et ce qui le complète,Ainsi complique-t-on l'analyse à laquelle s'était tenu saintThomas; mais aussi cède-t-on au mouvement naturel de l'intelligence,curieuse de précision crois-sante. Nous observerons nettement, endes questions comme celles de la spécification ou de la cause despéchés, les différences qu'entraîne, par rapportà l'ar-gumentation de saint Thomas, cette élaboration doc-trinaleplus avancée. Il faut, du reste, avouer que le partage des théologienssur cette question et l'éclat de
leurs querelles attestentà quel point de subtilité . extrême ils sont alorsparvenus.
La question étant donc poséedans les termes que nous avons dit, il ressort qu'un seul des deux élémentsconsidérés a valeur constitutive. Ou la malice positive,ou la malice privative, mais non pas un composé de l'une et de l'autre.Il faut opter pour la malice posi-tive. Cajétan le fait sur cetteconsidération que le péché est formellement le contrairede l'acte vertueux; ce qu'il prouve en invoquant que la distinction spéci-fiquedes péchés, en ses derniers éléments, se fondesur la contrariété, non sur la privation. Les Salmanticensespréfèrent ne point faire fond sur cet argument et ils recourentà deux raisons. La première se tire de la primautéde la malice positive sur la malice privative. L'essence ne suppose rienet le reste la suppose : la tendance de l'acte à l'objet discordantest aussi ce qui institue d'emblée le péché, d'oùsuivra, comme un effet, la privation de la rectitude en cet acte. La secondeinvoque l'ordre nécessaire de nos pensées : avant de concevoirdans le péché une privation, nous le conce-vons comme adéquatementconstitué dans l'espèce du péché et du malmoral; nous ne pouvons lui attribuer une privation que l'ayant conçucomme acte moral contraire à la raison et se portant à unobjet déme-suré : ce qui est le concevoir comme péchéet cependant ne lui attribuer qu'une malice positive.
Ces raisons, que l'on pourrait exploiteret multi-plier, en définitive font valoir la nature du mal moraltelle que nous l'établissions tout à l'heure. Il est essen-tiellementcontrariété. Tout y tient à cette tendance positivede la volonté vers ses objets, que ne règle pas la raison.Et puisque le péché est, de l'aveu unanime, un acte humainmoralement mauvais, les théologiens ont été conduitsà le définir enfermes de malice positive, où se vérifieadéquatement son essence. Pour la malice privative, dès lors,on doit la considérer comme consé-cutive au péchéconstitué. Elle lui survient, quoique nécessairement, envertu de la contrariété où il se constitue ; et ellele complète, 1 introduisant en ce genre du mal absolu auquel, parson essence, il n'appartient pas. Ainsi sont distribuées, en élémentconstitutif et en élément nécessairement consécutifet complémen-taire, ces deux malices qu'avait d'abord découvertesl'analyse du péché. Cette distribution conduit naturel-lementà penser que la malice positive est pire que la privative: on l'admet,la comparaison ayant lieu, bien entendu, à l'intérieur dugenre moral. Le mal est moralement plus grand de s'opposer positivementà la règle raisonnable que de s'y opposer par mode de privation;d'être directement l'objet d'une volonté dérégléeque de l'être indirectement. Sur ce problème de la constitutiondu péché, voir Cajétan, In I&m-llx, q. LXXI, a.6; q. LXXII, a. 1; Jean de Saint-Thomas, loc. cit., disp. IX, a. 2; Salm.,loc. cit., disp. VI, dub. vi. Des partisans de la malice positive ont organiséun peu autrement les deux malices du péché : nous avons suiviles meilleurs interprètes de saint Thomas.
L'article où saint Thomasopère expressément le discernement des élémentsdu péché, Ia-II"3, q. LXXI, a. 6, ne s'oppose pas àcette thèse. Il fait de l'acte humain en sa substance l'élémentquasi matériel, de la contrariété à la règle,l'élément quasi foimel du péché. Mais on peutdemander tout d'abord si l'acte humain ne signifie pas ici la seule substancephysique du péché, l'action volontaire considéréeantérieure-ment à sa moralité, abstraction faite dela règle de raison ; le mal de la contrariété àla règle comprendrait, dès lors, même la malice positivedu péché. Et cette distribution serait conforme àla thèse. Le texte de l'article se prêterait de lui-mêmeà cette interprétation. Mais l'article suivant, q. LXXII,a. 1, semble imposer qu'on entende ici l'élément matérielcomme compre-
uaut tout ce qu'il y a depositif dans l'acte humain, le formel comme ne signifiant que la privation.Aussi bien n'est-ce pas un empêchement pour les thomistes que nousavons suivis. Ces dénominations s'entendent sur le plan du mal absolu.De plus, même dans le genre moral, on conçoit que la privationsoit appelée formelle, puisqu'elle survient et achève, sansêtre toutefois constitutive; ainsi, dans l'ordre du bien moral, saintThomas appelle-t-il « acte formel de charité » et «acte matériel de tempérance » un acte de cette dernièrevertu accompli pour l'amour de Dieu, lequel, cependant, est spécifiquementun acte de tempérance (cf. Salm., loe. cit., n. 56). Tout ceci doncsans insister sur les deux quasi qui, dans l'article, semblent con-cernerla transposition de ces dénominations de forme et de matièredu plan de la substance, où elles se disent proprement, àcelui de l'action. Où l'on trouve, comme nous l'annoncions, l'exempled'une interpré-tation, à la fois fidèle et progressive,de l'idée que saint Thomas s'est faite du péché.
Nous avons cité déjàles principaux des théolo-giens thomistes défenseurs de cettethèse. On peut y ajouter, entre autres, Capréolus, le Ferrarais,Bafies, Gonet. Contre elle, les plus notables sont Sylvius et Contenson.On en peut voir la liste dans Billuart, Summa S. Thomœ..., tract. De peccatis,diss. I, a. 3, avec les différences remarquables qui distinguentcertains partisans de la même thèse. Cet article de Billuartprésente un aperçu très bien informé et trèsbien ordonné de l'une et de l'autre opinion : l'un des meilleursmorceaux de ce manuel excellent. Pour lui, il évite de choisir entreles deux extrêmes; il tente seulement quelque part de réconcilierles combat-tants: en vain, nous semble-t-il, comme toujours. Mais pourquois'avise-t-il de conclure son précieux exposé par une anecdotequi n'est digne ni de lui, ni d'aucun théologien? On raconte, dit-il,que Simon le Magicien ayant un jour interrogé saint Pierre àRome dans une dispute solennelle : Qu'est-ce que le péché?Est-il une nature positive ou seulement une privation? l'Apôtre,méprisant sa question, lui répondit : « Le Seigneurne nous a point commandé de rechercher la nature du péché,mais d'enseigner de quelle manière il le faut éviter. »Les théologiens modernes, cependant, sem-blent se rallier volontiersà l'avis de saint Pierre; et le « mystère d'iniquité» suscite en eux d'ordinaire plus d'effroi que d'analyse. Rendonshommage néanmoins à L. Billot qui, dans son traitéDe personali et originali peccato, semble incliner vers la malice positivecomme constituant le péché actuel. Ia p.. c. i.
Réfléchissant surl'analyse jusqu'ici conduite, on observera combien le péché,tel que l'obtient une théologie achevée, est chose complexeet prêtant à confusion. Qu'on y distingue soigneusem*nt l'actehumain en sa constitution physique; le même acte humain comme contraireà la règle des mœurs; la privation dont il souffre par suitede cette contrariété. Et qu'on observe que le mot de conversion,qui re-couvre le plus souvent les deux premiers membres de cette division,peut aussi ne s'appliquer qu'au pre-mier; surtout que les mots de désordreet même d'aversion, par lesquels toujours est désignéle troi-sième membre, conviennent aussi au second : désordreet aversion par contrariété, comme le troisième l'estpar privation. Celle-ci n'est jamais qu'indirectement et accidentellementvoulue; l'objet de l'acte l'est directement et immédiatement : encorefaut-il y discerner sa bonté réelle et sa condition d'êtrediscor-dant à la règle, celle-ci n'étant voulue quesecondaire-ment, celle-là principalement. Des trois membres de cettedivision, le second, on le comprend, est celui qui prête davantageà méprise : il le faut donc singu-lièrement observer.
7° Le péchéd'omission. — La structure du péché, telle que nous l'avonsjusqu'ici obtenue, n'est pas applicable de tout point au péchéd'omission.
Qu'il y ait des péchésd'omission, c'est-à-dire excluant au moins tout acte extérieur,les théologiens n'en ont jamais douté. Mais leur soin a portésur la constitution de ce péché où, comme bien, l'onpense, ils ne sont pas d'accord. Ne comporte-t-il absolument aucun acte?De toute façon, il faut découvrir l'endroit par oùvient à l'omission sa culpabilité. Saint Thomas, qui trouvaitchez ses prédécesseurs et ses contempo-rains les deux opinionsdéfendues, propose en cette matière des discernements quinous fassent retenir la vérité de l'une et de l'autre.Ia-I18B, q. LXXI, a. 5.
On peut considérer le péchéd'omission en lui-même : en ce cas, il arrive qu'il comporte un acteintérieur de volonté : lorsqu'on veut ne pas faire un acterequis ; mais il arrive aussi qu'il ne comporte absolument aucun acte :lorsqu'au moment où l'on est tenu de faire un acte, on n'y songemême pas. Mais on peut considérer le péché d'omissionen ses causes et occa-sions; et, en ce cas, il suppose nécessairementun acte, au moins un acte intérieur de volonté. Car il n'ya péché d'omission que lorsqu'on omet ce que l'on peut etdoit faire. Or, que l'on en vienne à ne pas faire ce que l'on pouvaitaccomplir, cela tient à une cause ou occa-sion, simultanéeou antérieure. Il est bien vrai qu'une telle cause peut n'êtrepas au pouvoir de la volonté et ne comporter aucun acte de la partdu sujet : comme lorsque l'on se trouve empêché par une tem-pêteviolente de se rendre où le devoir l'eût demandé; maisaussi bien n'y a-t-il en ce cas aucun péché d'omis-sion.Celui-ci n'a lieu que dans le cas où la cause ou occasion étaitau pouvoir de la volonté : il suppose donc au moins l'acte par quoila volonté a consenti à cette cause ou occasion. Cependant,dira-t-on dans tous les cas que l'acte relatif à la cause ou occasionappartient au péché d'omission lui-même? Un dernierdiscernement est ici nécessaire. Ou bien, en faisant cet acte, onvise directement l'omission elle-même : je veux éviter lafatigue d'aller entendre la messe (seul acte intérieur); je veuxaccomplir ce travail, dont je sais qu'il m'empêchera d'aller àla messe (acte intérieur et acte extérieur). Alors cet acteou ces actes, qu'ils soient antérieurs ou simultanés àl'omission, appar-tiennent par soi à l'omission, car la volontéde quelque péché appartient par soi à ce péché,le volontaire étant essentiel au péché. Un tel péchéd'omission ne va donc pas sans acte. Mais il advient aussi que l'on posece qui sera la cause ou l'occasion d'un péché d'omissionsans que l'on songe le moins du monde à l'omission qui doit suivreou même accompagner un tel acte : l'omission échappe àl'intention. En ce cas, elle est accidentelle par rapport à l'actequi l'a causée et, comme il faut juger des choses selon ce qui leurconvient par soi, et non selon ce qui les concerne par accident, il vautmieux dire qu'en ce cas le péché d'omission ne comporte aucunacte. Autrement, à l'essence des autres péchés aussiil faudrait rattacher les actes et occasions qui les entourent : ce qu'onne fait pas.
Ces analyses révèlenttrois types de péchés d'omis-sion : on veut l'omission même;on veut directement l'omission dans sa cause; on veut un acte qui se trouvedevoir causer l'omission. Les théologiens n'ont guère doutéque le péché d'omission ne se vérifiât dansles trois cas. Il est notoire dans les deux premiers; mais il n'est pasmoins assuré dans le troisième, étant bien entenduque je pouvais me rendre compte en posant mon acte qu'il m'empêcheraitd'accomplir mon devoir. Les théologiens mêmes qui nient quel'omission, dans le cas où elle a lieu quand il n'était plusau pouvoir du sujet de l'éviter, d'ailleurs par sa faute (par exemple,
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PÉCHÉ.GRANDEUR DU PÉCHÉ"
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disent-ils, il dort àl'heure des matines pour avoir bu trop de vin; il est saris bréviairea l'heure de l'office parce qu'il l'a jeté à la mer), soitproprement un péché, ceux-là mêmes n'excusentpas le sujet de toute faute, car ils entendent bien qu'il a péchéau moment où il a librement posé la cause de l'omission.C'est l'appré-ciation du pouvoir que l'on a de connaître l'effetde l'acte posé où il faut mettre du discernement et jugerselon la complexité des cas particuliers : il sera quel-quefoispatent; d'autres fois, il fera manifestement défaut; il sera assezsouvent incertain. Ce que nous devons dire ci-dessous sur l'ignorance commecause du péché contribuera à décider ces cas.Mais il demeure assuré que le volontaire n'est pas toujours l'objetd'un acte de volonté, il suffit qu'un acte n'ait pas étéac-compli que l'on pouvait et devait accomplir. Voir Aristote, Eth. Nicorn.,1. III, c. v; S. Thomas, Sum. IheoL, Ia-IIœ, q. vi, a. 3; q. LXXI, a. 5,ad 2"™.
Quelques théologiens ontétendu l'analyse que nous venons de rapporter et appréciéla qualité morale de ia cause même de l'omission. Selon Capréolusnotam-ment, II Sent, dist. XXXV, a. 3, àd 2»m, Durandi contra2.concl., et les Salmanticenses, disp. V, dub. m, n. 41, auxquels peut êtreopposé entre autres Durand de Saint-Pourçain, II Sent, dist.XXXV, q. H, n. 6, l'acte qui est la cause de l'omission, qu'il soit parail-leurs bon, mauvais ou indifférent, prend raison de péchéen tant qu'ordonné à une omission coupable. Et ils en donnentcette preuve que, poser la cause d'une omission coupable, c'est vouloirl'omission même <lans sa cause au moins virtuellement ou de manièreinterprétative, etc. ; or, la volonté d'un péchéest toujours un péché. Ces théologiens entendent bienque leur thèse se vérifie dans les cas mêmes où,posant volontairement la cause, on n'a pas cependant visé l'omission,car alors même il y a une influence réelle <le l'acte volontairesur l'omission, faute de quoi celle-ci ne serait pas coupable. Cet acte,qui possède une malice réellement et physiquement distinctede -celle qui est dans l'omission, est coupable dès le mo-ment oùil est posé. Aussi demeure-t-il péché, quand mêmel'omission, en suite de quelque cause ultérieure, n'aurait pas lieu,car il peut arriver qu'un événement imprévu empêchel'effet normal de ce premier acte •et que l'on soit conduit à fairecela dont on avait librement préparé l'omission. On ne saurait,en ce-cas, parler de péché d'omission, lequel est encouruau moment même où l'on était tenu d'agir, Sum. theol.,la-IIœ, q. LXXI, a. 5, ad 3™; IIa-IIœ, q. LXXIX, a. 3, ad 3vm; mais lathèse que nous rapportons signale opportunément que ce hasardn'ôte pas le péché déjà -commis, et dèsle temps où la cause de l'omission a été posée.Dans le cas, en revanche, où l'omission advient, l'acte qui l'acausée ne fait numériquement avec elle qu'un seul péché,et pour cette raison -qu'il est tout entier ordonné à l'omission.Les cas ne manquent pas où des actes élémentaires,possédant chacun sa malice propre et intrinsèque, se composent-en un seul péché. Ajoutons que les actes accompagnant l'omissionou la cause de l'omission, mais qui n'ont pas d'influence sur elle (commesi, ayant décidé de ne point aller à la messe pouren éviter la fatigue, l'on passait le temps de la messe en quelquedivertisse-ment), ne sont pas viciés par l'omission et conserventleur propre valeur morale.
Quant à l'omission elle-même,nous avons fait allusion déjà aux théologiens quivoient en elle l'effet «l'un péché, et non pas proprementun péché, si elle a lieu quand il n'était plus aupouvoir du sujet de l'éviter. Mais ceux-là mêmes qui,à juste raison -croyons-nous, estiment qu'une telle omission estencore ?en elle-même un péché, lui dénient cecaractère dans le cas particulier où la cause de l'omission,d'ailleurs
librement posée, apour effet de soustraire le sujet à la loi par rapport àlaquelle se dit l'omission : soit un homme qui se rend volontairement maladepour échapper à certaines obligations qu'il redoute, maisauxquelles tout malade échappe. Il peut être utile de rapporterici la formule de ce cas, telle que l'énon-cent les Salmanticenses,disp. V, dub. vi, n. 105 : Ubi causa impediens ahcujus legis adimpletionemextrahit omittendum ab ipsa lege, sive talis causa alias peccaminosa sit,sive non, et sive hac sive Ma intentione apponalur, sequentes omissiones,etiam si sint prte-visse aut intentée, non imputantur ut peccatanegue in •causa negue in seipsis. Ubi vero prsedicla causa omitten-temnon extrahit a legis obligatione, et voluntarie appo-sita est, omissionessequentes in ea prœvisœ vel prsevi-deri débitas, omnes imputantur,et sunt formaliter pec-cata tam in causa quam in seipsis. Billuart semblene pas reconnaître le cas où l'on échappe àl'obligation de la loi. Diss. I, a. 4. Par ailleurs, ce théologiensignale que le péché d'omission n'est pas encouru si, avantle temps où il doit avoir lieu, on s'est repenti d'en avoir poséla cause et que, cependant, l'on ne soit plus en état d'éviterl'omission. Ibid.
On peut juger maintenant de la constitutiondu péché d'omission. Il est affecté en tous les casd'une malice privative, mais qui consiste cette fois en la privation nonde la rectitude requise à l'acte, mais de l'acte requis lui-même.Quand il comporte un acte, il possède en outre, avec cet acte, lamalice dont celui-ci est grevé, et qui est privative et positive,selon l'analyse que nous avons faite au paragraphe précé-dent: car cet acte est privé de la rectitude qui lui revient, et dufait qu'il constitue une tendance sur un objet contraire à la règlede raison. Dans le cas où le péché d'omission a étédit ne comporter aucun acte, il consiste en une pure privation, mais possé-dantcomme un accident la double malice de l'acte qui l'a causée. Sil'omission n'avait pas lieu, l'acte propre à la causer conservecette double malice, comme nous avons dit qu'il conserve sa culpabilité.
8° La grandeur du péché.— La règle de raison s'est introduite en toutes nos analyses. Iln'y a de péché qu'en vertu de cette règle, qui a étécontrariée, dont l'acte accompli ne porte point l'empreinte. Elledonne lieu au péché, comme elle commande, en général,l'ordre des mœurs. Le sens du péché dépend donc, premièrement,du sens que l'on a de la requête de raison. Tenir qu'il y a une règledes actions humaines ; qu'elles ne sont point livrées à lafantaisie; que d'aucune l'on ne peut jouer à sa guise : c'est avoirle sens moral, partant, le sens du péché. On ne saurait troprecommander aux hommes, s'ils doivent détester le péché,d'éveiller tout d'abord et d'entretenir en eux la penséede la règle de raison s imposant à leurs actes.
Que l'on prenne garde cependantde n'entendre point cette règle comme un précepte impérieux,tirant sa vigueur de l'autorité qui l'impose. Cette règleest une mesure. La reconnaître, c'est comprendre qu'à l'actehumain convient une forme, où il trouve sa beauté. Par lavertu de cette règle, l'acte humain retire des objets oùil s'applique cette qualité singu-lière et cette dignité,que nous appelons la bonté mo-rale. Que l'idée de règleévoque celle d'obligation, il ne faut point s'y méprendremais voir en cette obli-gation l'exacte rigueur avec quoi s'impose la bontémorale à notre nature. 11 est requis que nous mesurions sur la raisonnotre action en tant que le vœu de notre nature est d'obtenir la plénitudede sa perfection. Le péché s'entend bien dans une moralede la béatitude : il n'est rien de plus opposé que cet accomplissem*ntde l'homme à la démesure, à la difformité,au mal du péché.
Saint Thomas estime qu'il y a unenotion philoso-
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phique du péché,c'est-à-dire élaborée sur la seule considérationde l'homme et sans recours à Dieu. Cette notion est légitime,et nous venops de la pré-senter. Mais elle n'épuise pas laréalité entière du péché, qu'il appartientau théologien de comprendre. Entendons bien 'qu'il ne substituepas une notion à une autre, mais qu'il porte à son achèvementcelle que le philosophe a préparée. De la règle deraison, à laquelle il apparaît d'abord que le péchéest con-traire, le théologien passe à la considérationde la Loi éternelle, mesure souveraine et absolument premièrede l'action humaine. La doctrine est constante chez saint Thomas, et ill'emprunte à la pensée chrétienne, que la raison,règle immédiate de l'action, n'est aussi qu'une règledérivée, dont le principe est la Loi éter-nelle. Dèslors, contrarier la raison, c'est du même coup contrarier la Loiéternelle; être privé de la forme de raison, c'estêtre privé de la forme où se serait mar-quéel'empreinte de la Loi éternelle. Un ordre divin des choses est atteintpar le péché. On aurait cru peut-être que l'homme seulfût compromis en cette aven-ture; mais voici qu'en même tempsque lui la Loi éternelle est dérangée. Bien plus,on peut dire que le péché s'oppose à la Loi éternelledavantage qu'à la raison, puisque celle-ci ne tient sa qualitéde règle que de la Loi éternelle, dont elle participe. Absolumentet en dernier ressort, le péché est un échec de laLoi éternelle, dont la raison gère les intérêtsauprès de nous. Où l'on saisit, dans la théologiecatholique du péché, ce sentiment de l'humain engagédans l'éternel, contact de deux mondes d'où vient au péchétoute sa misère, comme à l'action bonne toute sa grandeur.Rapportons un mot de saint Thomas où, par la grâce du langagescolastique, la conjonction de l'éternel et de l'humain est incomparablementmarquée: Ejusdem rationis est quod vitium et peccatum sit contraordinem rationis humante et quod sit contra legem aeternam. I»-IIœ,q. LXXI, a. 2, ad 4um. Et donc, quiconque veut davantage détesterle péché, qu'il en demande aux théologiens, non auxphilosophes, l'entier et hor-rible secret.
On pourrait s'informer ici s'iln'advient jamais que soit atteinte la Loi éternelle, sans que laraison y soit intéressée : son ordre ne s'étend-ilpas en effet au delà de l'ordre de raison? La manière dontsaint Tho-mas conçoit le rapport de la nature à la grâceinterdit d'avouer ce divorce, et il faut dire qu'il n'est aucun péchéqui n'endommage la nature et la raison quand il semblerait ne léserque la grâce et l'ordre de la Loi éternelle.
La considération de la Loiéternelle prend toute sa force quand, dans la loi, on découvrele législateur. De l'idée d'un ordre compromis, on passealors à celle d'une personne offensée. Le théologiendonne natu-rellement cette forme à sa pensée, et il lui plaîtde tenir le péché pour une offense de Dieu. Saint Thomasidentifie sans façon le péché comme offensant Dieuet comme s'opposant à la Loi éternelle. Ia-IIœ, q. LXXI,a. 6, ad 5um. Jusque dans cette idée tragique et formidable du péchécomme offense de Dieu, où va droit le sens populaire, mais que nousn'atteignons qu'au terme de nos analyses, se retrouve le désordreintroduit dans la sage disposition de la Loi éternelle. Le péchéoffense Dieu, et donc nous avons la liberté d'y voir l'injure faiteà une personne, partant de coaliser contre lui tous les sentimentsque cette pensée éveille; mais il n'offense pas Dieu, sil'on peut dire, arbitrai-rement, il l'atteint dans sa loi, c'est-à-diredans la sagesse de sa pensée. Loin d'ailleurs de devenir quelquepeu impersonnelle, il semble que l'offense s'en aggrave, car elle touchedans la personne ses déci-sions les plus réfléchies.Selon cette nature foncière de l'offense divine, on apprécieradiverses manières de
la présenter, et quise rapportent soit à différentes décisions de la sagessedivine, soit à différents attri-buts du souverain législateur.Ainsi dit-on que le péché offense Dieu comme notre bien suprêmeet notre fin dernière, comme notre bienfaiteur, comme le témoinde nos actes, comme notre souverain maître, comme notre juge. Bienentendu, des circonstances générales de tout péchésont désignées par Jà et non pas autant d'espècesde péché. L'offense elle-même, nous enten-dons bienqu'elle se vérifie en toute adhésion dérégléeà des biens périssables (nous dirons ci-dessous, n. Vil,si on la trouve dans le péché véniel), et non passeule-ment dans l'acte qui se dresse formellement contre Dieu, comme lahaine ou le mépris.
Il apparaît déjàque l'offense se constitue avec le péché lui-même.Il est de la raison de péché, disent les théologiens,d'être une offense de Dieu. Plus exacte-ment, l'offense est commeune condition s'attachant à la malice du péché. Lepéché offense Dieu en ce qu'il est mauvais. L'offense nedésigne pas une autre réalité que la malice. La malicemême est offensante. Et donc la malice de privation comme la malicede contra-riété. Mais, puisque nous avons reconnu celle-cicomme étant la plus grande, il faut dire qu'elle a davantage quela malice privative raison d'offense de Dieu. Les Salmanticenses, néanmoins,accordent à la privation une priorité sur ce point de l'offensedivine. Disp. VII, n. 23.
On a recherché ce qui réponden Dieu à l'offense du péché, quelle offense passiveentraîne en lui l'offense active, qui est de la nature mêmedu péché. Il faut dire que, par le péché, Dieuest intrinsèquement offense, injurié, endommagé. Tandisque l'amour que j'ai pour Dieu ne pose rien en lui, et que la dénominationDieu aimé est extrinsèque, le péché que jecommets tend à priver Dieu de ses prérogatives divines. L'of-fensetend à s'introduire dans la personne offensée à lamanière d'une action transitive. Qu'elle laisse intacte la dignitéde Dieu, cela tient non à sa propre nature, mais à l'immutabilitéde celui qu'elle offense. Il ne dépend pas du pécheur queDieu ne soit en effet lésé dans sa personne. C'est pourquoile péché a quelque chose d'infini. Nous rencontrons ainsi,en liaison avec la notion d'offense passive, l'idée d'in-finitédu péché. On ne peut rien dire sur le péchéde plus redoutable. Mais on voit aussi que cette infinité n'estpas dans le péché lui-même : puisqu'aussi bien la privationqui s'y attache que la contrariété qui le constitue sontchoses en elles-mêmes nécessairement finies. (Sur le péché,comme offense de Dieu, voir Salmanticenses, disp. VII. Nous ne nous retenonspas de signaler ici sur ce même point un texte très heureuxde saint Thomas, qui risquerait peut-être d'échapper àl'attention : Sum. theol., I»-IIœ, q. XLVII, a. 1, ad lum.)
9° Définition du péché.— Au terme de ces analyses, nous sommes en mesure d'apprécier ladéfinition du péché qu'avait avancée saintAugustin et qu'a retenue la théologie : Peccatum est dictum velfactum vel eoncu-pitum contra legem seternam. Contra Faustum, 1. XXII,c. xxvn, P. L., t. XLII, col. 418. Pour Augustin, l'in-térêtde la formule était de signaler un ordre naturel inviolable, àla différence des coutumes et des pré-ceptes variables, parrapport auquel proprement se dit le péché. Il soustrayaitainsi aux attaques de Fauste le Manichéen les actions des patriarchesde l'Ancien Testament; contraires seulement à des cou-tumes ou despréceptes contingents, elles ne sont pas des péchés.Cf. E. Neveut, Formules augustiniennes : la définition du péché,dans Divus Thomas (Plaisance), 1930, p. 617-622.
Les scolastiques, adoptant cetteformule augusti-nienne, n'ont pas manqué de l'accommoder àleurs
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propres préoccupationset à leur technique. Elle s'y prête fort hien. Saint Thomasl'entend proprement comme une définition du péché,ayant d'une parfaite définition, toutes les qualités. Elles'applique atout le défini. Car elle exprime les deux élémentsdu péché qui est d'être un acte humain, et désordonné.Disons même, pour notre compte, qu'elle exprime le désordred'une manière qui convient bien à la constitution que nousavons reconnue au péché. Elle contient le péchéd'omission en tant que la négation se réduit au mêmegenre que l'affirmation : dictum emporte non dictum, etc. Par ailleurs,il n'y a, dans cette définition, rien de superflu; elle a l'avantagede manifester que le péché, conçu dans la volonté,se réalise aussi en actes extérieurs. Elle est une définitionmorale, se réfé-rant à cette loi, antérieurementà laquelle il n'y a pas de mal; non une définition juridique,qui laisserait échapper le mal non prohibé par Ja loi positive.Elle est enfin une définition digne de la théologie puis-qu'elleoppose le péché non à la règle dérivéede l'ac-tion humaine, mais à sa règle absolue et éternelle.Il n'est donc que de méditer sur la formule de saint Augustin pourdécouvrir, en sa concision, l'intégrale analyse que nousavons laborieusem*nt conduite et dont le terme enfin est ici touché.


III. LA. DISTINCTIONDES PECHES. — 1° la distinc-tion spécifique des péchés;2° la distinction numéri-que des péchés.
1° Distinction spécifique.— 1. Il y a des espèces de péchés; la distinctionspécifique se prend de l'objet voulu. — Comme nous avons dit quela malice d'un acte humain, comme aussi sa bonté, a pour cet actevaleur formelle, ainsi les espèces de péchés signalent-ellesautant d'espèces d'actes humains. La question présente estseulement de découvrir selon quel prin-cipe de discernement opéreren espèces le partage des actes humains mauvais.
On ne peut guère hésiterqu'entre la privation dont ils souffrent et le bien où ils adhèrent.Pour nous, notre choix est fait, car, ayant reconnu que le péché,non moins que l'acte moral en général, est constituédans l'adhésion même à ses objets, nous devons aussile diviser spécifiquement selon cette tendance positive qui le constitue.Maints théologiens le spécifient selon la privation. Soit,par exemple, Scot, In IIum Sent., dist. XXXVII, q. i : le pécheur,dit-il, pèche du fait qu'il accomplit un acte volontaire en désaccordavec la loi, et cet acte volontaire n'est péché que parcequ'il peut être d'accord avec la loi; donc la raison précisedu péché est la privation de la conformité de l'acteà la loi; le péché est donc spécifiéselon la priva-tion. Mais Cajétan a répondu que cette analyseest incomplète, Ia-IIœ, q. LXXII, a. 1 : car elle considèredans le péché son caractère d'acte volontaire, abstrac-tionfaite de sa qualité morale, et la privation dont cet acte souffre;mais, entre les deux, n'y a-t-il pas la tendance vers un objet positif,où l'acte volontaire trouve déjà sa qualitémorale et se constitue comme péché? Nous croyons que l'objetde l'acte est le prin-cipe de spécification qui convient àla nature du péché.
Pour saint Thomas, dont l'enseignementexprès rencontre cette conclusion, il énonce le présentpro-blème à partir de cette donnée que deux élémentsconcourent à la raison même du péché, savoirl'acte volontaire et son désordre. Cette dualité intrinsèquedu péché est ce qui crée l'embarras. Car, s'il fautdis-tribuer les péchés en espèces (et saint Thomasn'en doute pas un instant), il faut d'abord décider selon lequeldes deux éléments on y procédera : traitera-t-on lepéché, dans le cas, en tant qu'il est acte volontaire, oubien en tant qu'il est désordre? On voit l'origina-lité duproblème que pose à saint Thomas la spécifi-cationdu péché. Pour le résoudre, il invoque l'inten-
tion du pécheur. Elleporte directement sur l'acte du péché; ce qu'il veut, c'estexercer tel acte en telle matière; pour le désordre, il n'estvoulu que par acci-dent, en ce qu'il ne peut pas ne pas accompagner l'actedirectement voulu. Donc, décide saint Thomas, il faut spécifierle péché en tant qu'il est acte volontaire, non pas en tantqu'il est désordre. Le recours à l'intention du pécheur,qui est le principe de ce raisonnement, s'inspire de cette penséeque le péché est essentielle-ment volontaire ; il en fautjuger selon ce que le pécheur a voulu. En le spécifiant selonson aversion, on trahi-rait, peut-on dire,l'intention du pécheur;on saisirait le péché par l'endroit où il ne l'a pascommis : c'est dire que le pécheur ne ferait plus ce qu'il a voulufaire. Or, achève saint Thomas, c'est une règle commune queles actes volontaires soient spécifiés selon leurs objets;ainsi donc, selon leurs objets seront spécifiquement distinguésles péchés. Cette conclusion rencontre la nôtre. Onprendra garde qu'elle n'engage pas, telle que saint Thomas l'obtient, laquestion de la constitu-tion du péché. On nous dit bien quele ma' reçoit ici son espèce de l'objet voulu, mais oùest le mal? Est-il dans la tendance positive vers l'objet? est-il seulementdans la privation concomitante? A supposer qu'il ne fût qu'en celle-ci,on comprendrait encore qu'il reçût sa déterminationde l'objet même d'où il dérive. Nous faisons cetteremarque en faveur de l'in-telligence exacte de l'article de saint Thomas.
Les privations distinctes dont souffrentles divers péchés ne peuvent être que consécutivesaux espèces diverses où, d'ores et déjà, ilsse sont établis. A ce titre d'ailleurs, elles ne sont pas sans intérêtpour la spécification des péchés. Dire que le péchéd'intem-pérance est spécifié comme privé dubien de la tempé-rance, c'est rencontrer la vérité: aussi bien est-ce encore, en définitive, recourir à unobjet, celui de la vertu, selon lequel celle-ci est spécifiée.Mais cette façon de parler n'est point formelle et ne touche pasl'espèce du péché par l'endroit précis quila fait telle. De plus (encore que saint Thomas ne l'exprime point en sonarticle), on ne peut déterminer sur la seule privation l'espècedernière du péché : il advient en e/fet qu'àune seule et même vertu s'opposent des péchés reconnusspécifiquement distincts, voire contraires entre eux, comme l'insensibilitéet l'intem-pérance s'opposant à la tempérance. Cesdeux péchés privent l'un et l'autre du même bien; et,puisque les privations sont spécifiées selon la chose dontelles privent, ces deux péchés seraient de même espèce.Le cas s'en retrouve à propos de toute vertu comportant deux extrêmescontraires, c'est-à-dire à travers toute l'étenduede la vie proprement morale. Notre principe de spécification,l'objetvoulu, permet seul d'introduire en cette matière du péchéles derniers discernements, et avec la plus formelle rigueur. A l'intérieurmême d'une seule espèce de péché, comme l'orgueilet la luxure, on n'appliquera pas un autre principe en vue de partageren espèces secondaires cette espèce prin-cipale.
L'objet spécifie le péchécomme il spécifie l'acte humain. Or, on sait que la raison d'objeten cet ordre est applicable aux éléments intéressantla constitution de l'acte volontaire, à savoir la fin, et de certainescir-constances. La fin, poursuivie par le moyen de l'action immédiate,est objet d'intention volontaire comme cette action est objet d'élection: ce qui donne lieu à deux espèces morales, à chaquefois que l'objet de l'acte extéreur n'est pas de soi et selon sanature propre contenue sous la fin poursuivie par la volonté ; parexemple, voler en vue de forniquer. En ce cas, ces deux principes de spécifications'organisent en élé-ment formel et en élémentmatériel : la fin, qui est principalement volontaire,ayant valeur formelle,
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l'objet valeur matérielle.D'où l'adage de saint Tho-mas que celui qui vole en vue de forniquerest davan-tage fornicateur que voleur. P-II85, q. XVIII, a. 6, 7.
Les circonstances de l'acte tantôtsont spécifiantes et tantôt ne le sont pas. Le concile deTrente a consa-cré, sur ce point, un enseignement traditionnel dela théologie, en même temps qu'il en signalait l'impor-tance,quand il inscrivit, comme matière nécessaire de la confession,dans le sacrement de pénitence, les circonstances qui changent l'espècedu péché : eas circ*mstantias in confessione explicandasesse quse speciem peccati mutant. Sess. xiv, c. v; cf. can. 7. Or, sontspécifiantes les circonstances qui passent en condition de l'objetvoulu, c'est-à-dire celles-là qui, relatives à l'objetou à la fin voulus, disent convenance ou répugnance spécialesà la raison, en sorte qu'elles possèdent un intérêtmoral propre et que la volonté, inclinant à son objet ouà sa fin, ne les peut accepter sans en recevoir une bontéou une malice spéciales. Rien n'empêche, en effet, que celamême qui ne cons-titue pas la substance de l'acte humain, possèdeun spécial rapport avec la raison. La circonstance ainsi spécifiantedemeure une circonstance, n'étant voulue ni comme objet ni commefin; néanmoins, elle est spé-cifiante, constituant, commedit saint Thomas, une condition de l'objet ou de la fin entendus dans leursens moral. Ia-IIœ, q. xvm, a. 10; q. LXXII, a. 9. Soit prendre le biend'autrui, qui se trouve être un vase consacré au culte : desimple vol, le péché devient vol sacrilège. Dans lecas, cependant, où la circonstance intéressant la raisonse trouve n'être point relative à l'objet ni à la finvoulus, elle n'introduit pas une espèce nouvelle de péché,si elle est mauvaise, mais mul-tiplie seulement la raison de péchédans la même espèce. Soit le prodigue qui, dépensantinconsidéré-ment son argent, en donne à qui il nefaut pas : cette circonstance du bénéficiaire non convenable,qui dit spéciale répugnance à la raison, cependant,ne déter-mine point en une nouvelle espèce le péchéde prodi-galité, car elle n'en intéresse point l'objet même,qui est de donner plus qu'il ne faut, mais se trouve seu-lement accompagnerl'acte même de la prodigalité. Une étude détailléede la spécification opérée par les circonstances,comme aussi bien par la fin ou l'objet, appartient à la doctrinede l'acte humain, dont le péché n'est qu'une espèce.Voir l'art. AGGRAVANTES (Circonstances). 11 apparaît assez que l'objetdont nous avons parlé concerne le terme de l'appétit volontaire;il se rencontre donc identique en des matières qui seraient en elles-mêmesspécifiquement distinctes; l'orgueil, par exemple, trouve son objetdans les plus mesquins avantages, comme une gra-cieuse démarche,et dans les plus nobles perfections, comme une science consommée.
2. Distinction d'après lespréceptes. — On a proposé de distinguer spécifiquementles péchés selon les pré-ceptes auxquels ils s'opposent.
Vasquez représente cetteopinion, op. cit., disp. XCVIII, c. il. A la suite de saint Thomas, quis'en déclare expressément l'ennemi (unde secundum diversaprœcepla legis non diversifwantur peccata secundum speciem, Sum. iheol.,Ia-IIœ, q. LXXII, a. 6, ad 2um), les thomistes la réprouvent communément.La loi, en effet, donne lieu à l'aversion dans le péché,étant cela de quoi le péché détourne, et laspécification des péchés se prend de la conversion.A cette explica-tion, il est vrai, on peut opposer que l'objet mêmeoù se porte la volonté du pécheur, et duquel, selonnous, le péché reçoit son espèce, n'est pointl'objet brut, si l'on peut dire, mais un objet prohibé : d'oùla qualité morale de cette tendance; dès lors, la prohibition,donc le précepte, intéresse la conversion même de l'acteet non seulement son aversion. A quoi les Sal-
DICT. DE THÉOL.CATHOL.
manticenses répondent,disp. VIII, dub. H, n. 27, que la condition d'être prohibéne dit pas dans l'objet quelque chose qui se tienne du côtéde l'objet, et vers quoi, dès lors, tendrait le pécheur;mais bien plutôt un extrême à quoi cet objet s'oppose: le pécheur ne se porte point vers la prohibition ni 'vers l'objetcomme prohibé, mais vers l'objet, lequel est affecté de prohi-bition,ou plutôt s'oppose à la prohibition. L'objet est dénomméprohibé extrinsèquement. Le précepte intéressebien l'aversion du péché. Dans la mesure où les préceptesse distinguent selon les matières qu'ils concernent, leur distinctionse trouvera rencontrer celle des péchés : coïncidencepareille à celle que nous signalions au sujet de l'opposition despéchés à la vertu, mais dont l'objet même, icicomme là, rend en dernier lieu raison.
Les préceptes, par ailleurs,se divisent comme tels en maintes manières qui ne concernent enrien la division spécifique des péchés. Us se divisenten néga-tifs et positifs, lesquels donnent lieu respectivement auxpéchés de transgression et d'omission : or, ces deux catégoriesde péchés n'ont point valeur spécifique. Assurément,la transgression et l'omission représen-tent matériellementdeux espèces (si l'on entend ce dernier mot dans un sens assez largeoù il puisse com-prendre la privation); mais un seul et mêmemotif y donne lieu : l'avarice, par exemple, se traduira en rapines désordonnéeset en défaut des libéralités convenables. Sum. Iheol.,la-Ilœ, q. LXXII, a. 6. Cette réduction de l'omission au mêmemotif qui cause la transgression est une règle fondamentale, etdont s'accommodent toutes les complexités selon lesquelles se vérifiele péché d'omission; il restera, dans tous les cas, que celui-ciest spécifié selon l'objet même que l'onaomis de poursuivre.Voir sur ce point les Salman-ticenses, disp. VIII, dub. i. On peut direque cette division des préceptes, qui n'entraîne pas une dis-tinctionspécifique des péchés, signale la voie mon-tante dela vie morale : s'abstenir du mal, accomplir le bien, et, par là,elJe est "suffisamment justifiée. Sum. theol., Ia-IIœ, q. LXXII,a. 6, ad 2um. Les préceptes se divisent encore selon les droitsqu'ils traduisent et les législateurs de qui ils procèdent: préceptes de droit naturel, positif, divin, ecclésiastique,civil, etc. Cette division des préceptes n'emporte non plus aucunedis-tinction spécifique des péchés. Un mêmeacte, qui est défendu par plusieurs de ces préceptes, n'estcepen-dant qu'un seul péché : par exemple, le vol. A plusforte raison, un précepte relevant du même droit, par exemplele droit positif, multiplié par plusieurs repré-sentantsde ce droit, ne multipliera-t-il pas le péché qu'il défend.Cajétan, Ia-IIœ, q. LXXII, a. 6; Salmant., disp. VIII, dub. il.
3. Autres divisions des péchés.- Les principes ci-dessus établis permettent d'apprécierles diverses divisions du péché qu'a proposées Jathéologie, au gré des occasions.
Nous venons d'opérer cettecritique sur la division du péché en transgression et enomission, qui est des plus traditionnelles; nous l'avions opéréeplus haut sur la division du péché en excès et défautqui s'ins-pire de la morale aristotélicienne. Reste que nous l'appliquionsà quelques-unes des autres catégories en cours.
Il en est parmi celles-làqui intéressent l'objet du péché et donc possèdentune certaine valeur spéci-fique. Ainsi, la distinction des péchéscharnels et des péchés spirituels. On la doit à saintGrégoire qui par-tageait les péchés capitaux en cesdeux grandes caté-gories. Moralia, XXXI, XLV, 88, P. h., t. LXXVI,col. 621 : septem capilalium vitiorum quinque sunt spiritualia et duo carnalia.Saint Thomas, qui connaît deux espèces de délectations,précisément dénommées
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spirituelle et charnelle, al'idée d'entendre les deux catégories de péchésselon la délectation à quoi les péchés sontordonnés, laquelle intéresse essentielle-ment la conversiondu péché : car elle signale la pos-session du bien que lepécheur convoite; ainsi peut-il attribuer une valeur spécifique,selon les lois de la plus rigoureuse philosophie, à l'antique etcommune divi-sion des péchés en charnels et spirituels. Sum.theoi, Ia-IIœ, q. LXXII, a. 2.
Il fait de même en faveurde la distinction des péchés selon que l'on pèchecontre Dieu, contre soi-même ou contre le prochain. Pierre Lombardlui avait transmis cette distinction usuelle, II Sent., dist. XLII, dontIsidore de Séville, au gré de saint Thomas, Sum. theol.,la-IIœ, q. LXHI, a. 4, est un témoin lointain. On en Justine lavaleur spécifique en signalant que les trois termes du partage représententdes objets divers de l'action humaine. L'action mauvaise comme l'actionbonne tend vers Dieu, vers soi ou vers le prochain. Et, comme il est desactions qui concernent proprement Dieu, en tant que cet objet dépassece que l'on doit et à soi-même et au prochain, comme il enest d'autres qui concernent celui qui les fait, à l'exclusion dequel-que devoir relatit au prochain, nous obtenons là, ces troistermes étant entendus comme débordant suc-cessivement l'unsur l'autre, un triple objet de l'action humaine; donc, le cas échéant,trois espèces de péchés. Cette distinction a l'avantagede circonscrire, si l'on peut dire, l'univers hiérarchiséde l'action humaine; aussi, la distinction des vertus en théologaleset mo-rales, et de ces dernières en personnelles et sociales, rencontre-t-ellela même hiérarchie.
D'autres distinctions ne signifientpoint des espèces véritables de péchés. Tellecelle-là. qui se prend des causes, comme lorsque J'on dit : pécherpar crainte, pécher par cupidité, pécher par amour.Car, à chacune de ces causes, peuvent correspondre des objets divers,la crainte, par exemple, poussant à voler, à tuer ou àabandonner son poste. Sum. theol., f-II"5, q. LXXII, a. 3. Inversem*nt,un péché conserve son espèce quelle que soit la caused'où il procède. Les causes du péché n'entraîneraientune spécification propre que si elles suggéraient une finspéciale à laquelle on soumît l'action ; dans la craintede perdre son amant sacri-lège, une femme consent à un laïque: de simple forni-cation ou d'adultère qu'eût étécet acte, il passe à l'espèce sacrilège, vu la finenveloppée dans le sen-timent qui l'inspire. Cajétan, Ia-IIœ,q. LXXII, a. 3.
Selon saint Thomas, Sum. theol.,I"-IIœ, q. LXXII, a. 5, la distinction des péchés en mortelset véniels n'a point davantage valeur spécifique. Elle seprend en effet du reatus et du désordre, lesquels intéressentl'aversion du péché. Aussi trouve-t-on du véniel etdu mortel dans la même espèce de péché. Et sil'on dit exactement que des péchés sont mortels ou vénielsex génère suo, c'est que certains péchés, deleur nature, entraînent normalement des suites d'où leur vientcette qualité. On donnera ci-dessous, VIII, Péchémortel et péché véniel, les compléments etprécisions néces-saires sur cette matière. Les théologiensmodernes dénomment volontiers cette distinction du péchésecundum species theologicas, expression insolite en théologie classiqueet dont l'apparente commodité ne rachète pas le double artifice.
De saint Jérôme vientà la théologie une autre division des péchés: de pensée, de parole, d'action. In Ezech., 1. XIII, c. XLIII,23, P. £., t. xxv. col. 427; cf. P. Lombard, 7/ Sent., dist. XLII.On sait combien elle est usuelle dans la religion chrétienne. Tertullien,saint Cyprien, Origène en témoignent déjà,entre beaucoup d'autres (voir : Cavallera, art. cit., 1930, p. 531. Ilétait naturel d'entendre cette division selon les actes en quoiconsiste le péché ou, équiva-
lemment, les puissances oùil se consomme. Ainsi dira-t-on que l'infidélité est un péchédu coeur, le mensonge un péché de bouche, l'homicide un péchéd'action. Saint Albert le Grand, par exemple, et saint Bonaventure proposentce sens-là. /7 Sent, h. I. Saint Thomas s'avise d'interprétercette division classique en faveur d'une analyse des péchésoù se-raient marquées les étapes décisivesde leur dévelop-pement. Sum. theol., I»-IIœ, q. LXXII, a.7. Dans le cas, en effet, d'un motif ou d'une fin qui soit de nature àsusciter une action de fait, l'homme conçoit d'abord ce dessein,puis il l'exprime en paroles, enfin il l'exé-cute. Il se peut quele mouvement en ait lieu conti-nûment, comme on bâtit un temple,sans arrêt. La division proposée signale alors les trois degrésdu développement du péché. Mais il advient aussi quel'on commence ce péché sans l'achever, comme la constructiond'un temple s'arrête quelquefois aux fondations posées ouà la cannelure des colonnes. L'idée d'espèce imparfaite,qu'a énoncée Aristote (Eth. Nicom., 1. X, c. m; S. Thomas,leç. 5) et que saint Thomas rappelle en son article, s'appliqueraitassez bien à un tel péché; Cajétan, toutefois,soucieux de rigueur, distingue ce cas d'avec celui d'une espèceimparfaite proprement dite. Ia-IIœ, q. LXXVH, a. 1.
Les péchés capitauxet les péchés contre le Saint-Esprit sont d'autres divisionsdu péché. Nous en verrons le sens exact au cours de l'étudespéciale que nous en devons faire, et qui se situe de préférenceau chapitre des causes du péché. Voir n. VI.
Que nous ayons refusé lavaleur spécifique à cer-taines divisions admises du péché,il n'en faut point déduire qu'elles soient sans intérêt.Nous retrouverons, pour notre compte, ces catégories. Notre critiquea seulement fait œuvre de discernement formel.
2° Distinction numérique.— La théologie n'a traité de la distinction numériquedes péchés que tardive-ment, par suite des prescriptionsdu concile de Trente sur la confession des péchés, laquelledoit déclarer omnia et singula peccata morlalia. Sess. xiv, c. vu.Cette matière, on le devine, est d'autant plus com-plexe qu'elleconfine davantage à la particularité de l'action; aussi,les règles précises qui la déterminent ne se sont-ellesélaborées que peu à peu, sous l'effort divers et persévérantdes théologiens. On peut tenir pour communes les appréciationssuivantes.
Le nombre des actes physiques mauvaisne déter-mine pas le nombre des péchés. On le ditmalgré cette loi que les accidents sont individués par leursujet : la moralité, qui est d'une certaine façon un accidentde l'acte humain physique, est à ce titre soumise à la loicommune ; et il est vrai que, métaphysiquement, il y a autant depéchés que d'actes physiques mauvais. Mais il n'y a pointlieu de faire le compte des péchés méta-physiques;on les dénombre en fonction de l'objet, d'où vient àl'acte sa moralité. Où il n'y a qu'un objet adéquatde moralité, fût-il atteint moyennant plu-sieurs actes physiques,il n'y a aussi qu'un péché : comme de tuer un homme en troiscoups. Où il y a plusieurs objets adéquats de moralité,fussent-ils atteints par un seul acte physique, il y a plusieurs péchés: comme de tuer trois hommes en un seul coup.
Quelques cas spéciaux ontété débattus relative-ment à cette règle:le prêtre en état de péché mortel, qui distribuela sainte eucharistie à plusieurs commu-niants, qui absout l'unaprès l'autre plusieurs péni-tents, commet-il dans les deuxcas autant de sacrilèges qu'il a donné de communions, qu'ila absout de pé-cheurs? On convient communément que la distribu-tionde la sainte eucharistie ne constitue qu'un seul acte moral, comme il n'ya qu'un seul repas : le nombre des convives ne multiplie pas l'unitédu repas ni donc, en l'espèce, le sacrilège du prêtredistribuant
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la sainte nourriture. Au contraire,d'une absolution a l'autre, il n'y a pas de suite essentielle; chacuned'elles constitue de la part du prêtre un acte ayant son objet completet adéquat. Aussi, les péchés du confes-seur, dansle cas supposé, se multiplient-ils selon le nombre des absolutionsdonnées.
Par rapport au même objetadéquat de moralité, les péchés sont susceptiblesde multiplication; il y en a autant que d'actes volontaires moralementinterrom-pus. Un acte volontaire a été interrompu qui n'aper-sévéré ni formellement, ni virtuellement. La règleen est constante. Mais quand un acte volontaire ne per-sévère-t-ilen aucune de ces deux manières? C'est quand on l'a expressémentrévoqué, quand on l'a volontai-rement cessé; les deuxcas sont clairs. Mais il advient que l'on cesse involontairement d'agir,du fait de causes ou circonstances étrangères à lavolonté et qui interrompent l'action; dira-t-on, en ce cas, quel'acte recommencé l'est en vertu d'une volonté nouvelle?On le dira, si l'acte en cause est purement intérieur, en sortequ'il n'y ait aucun lien nécessaire entre le pre-mier et le second.On ne le dira point, si l'acte en cause est purement extérieur,en sorte qu'il poursuive ou complète l'œuvre même que le précédentavait com-mencée. Si l'acte en cause est un acte intérieurordonné à un acte extérieur, comme le propos de voler,son renouvellement, après cessation involontaire, ne constitue pasun nouveau péché, ces différents désirs étantordonnés au seul et même acte où ils doivent trouverleur assouvissem*nt.
On prendra garde que la multiplicationnumérique des péchés ne mesure pas exclusivement laculpabilité du pécheur : la gravité réuniede plusieurs péchés peut le céder à la gravitéd'un seul, et dans la même espèce. La multitude des actesvolontaires et l'intensité de la volonté ne sont point propoitionnelles.Pour le détail des cas, voir les manuels de théologie morale,au traité du péché ou au traité de la pénitence.Pour une étude doctrinale, voir spécialement les Salmanticenses,Cursus theologicus, tract. De pœnitentia, disp. VIII, dub. m, édit.cit., t. xx, p. 256 sq.
IV. LES PECHES COMPARES ENTRE EUX.— Les pé-chés se distribuent selon des espèces diverses.Il se pourrait que celles-ci fussent organisées de manièreà ne former qu'un seul système, ainsi qu'il advient aux vertusqui n'existent pas en régime indépendant. Il se pourraitdu moins que les péchés, divers et indé-pendants quantà leurs espèces, fussent égaux dans la privation qu'ilsinfligent. D'où les deux recherches distinctes que nous entreprenonssous le titre général des péchés comparésentre eux : 1° les rapports des péchés entre eux; 2°l'inégale gravité des péchés.
1° Rapports des péchésentre eux. — Comme les vertus sont connexes entre elles, il serait asseznaturel de rechercher si les vices ne le sont pas. Mais la théo-logiesans doute eût moins insisté sur ce point sans le texte célèbrede saint Jacques qui, au rebours du sen-timent commun, semble rendre l'auteurd'un seul péché coupable de tous les péchés: Quicumque totam tegem servaverit, ofjendat autem in uno, factus est omniumreus. Jac, n, 10. Ce verset a beaucoup troublé saint Augustin, aupoint qu'il consulta à ce sujet .saint Jérôme, nonsans trahir son émoi. Epist., CLXVII, P. L., t. xxxm, col. 733 sq.P. Lombard a transmis aux théologiens médiévaux laquestion de saint Augustin avec la solution que ce Père proposait,m Sent., dist. XXXVI.
Une théologie systématique,comme est celle de saint Thomas, peut traiter ce point comme il suit. Autreest l'intention du vertueux, autre celle du pé-cheur, par rapportà la raison. Le premier entend se conformer à la raison,et le souci de mesurer son action sur cette règle lui dicte sa conduite.D'où la connexion
de toutes les vertus, préposéesaux actes divers de sa conduite, en cette vertu de la droite raison quiest la prudence. Le pécheur ne se propose point de se détournerde la raison, mais bien plutôt de poursuivre quelque bien, lequelest l'objet propre de son acte au point de conférer au péchéson espèce. Il n'y a donc pas lieu de faire procéder tousles péchés d'une sorte d'imprudence foncière; s'ily a entre eux quelque connexion, elle doit être cherchée ducôté du bien qui est l'objet de l'intention volontaire. Or,y a-t-il là quelque unité? Certains thèmes célèbresde la litté-rature chrétienne le feraient d'abord penser,telles les antithèses augustiniennes : l'amour de Dieu faisant lacité céleste, l'amour de soi faisant celle de la terre. Deciv. Dei, XIV, xxvm, P. L., t. XLI, col. 436; cf. Enarr. in ps. ixiv, t.xxxvi, col. 772 sq. Mais ces formules ne peuvent dérober àl'analyse la dissem-blance des deux cas. Il est vrai que l'amour de Dieuopère l'unité de tous nos appétit* du bien; mais l'amourde soi n'opère pas l'unité de tous nos appétit* dumal. Car aimer Dieu, c'est aimer cet objet qu'est Dieu; s'aimer soi-même,c'est aimer comme objet tout ce qui pourra convenir à soi. AimerDieu, c'est aimer Dieu lui-même; s'aimer, c'est aimer quelque autrechose en faveur de soi-même. Or, pour qui ne s'est pas fixéau bien absolu, la multitude des biens changeants séduit successivementson amour. Il n'y a pas de rapport nécessaire entre ce qu'il aimaithier et ce qu'il aime aujourd'hui. La séduction qu'il a subie d'unbien ne le rend pas insensible à quelque bien nouveau, qui est avecle premier sans commune mesure. Le pécheur est en proie àla multiplicité. Et cette douloureuse condition de sa vie, recedendoab unitale ad mullitu-dinem (Sum. theol., Ia-IIœ, q. LXXIII, a. 1), estdu moins le signe qu'en faisant un péché il ne se rend pascoupable de tous les autres
Mais qu'advient-il en cette théologiedu texte de saint Jacques? Saint Thomas l'entend ex parte aver-sionis.L'apôtre enseigne, explique-t-il, que l'homme, en commettant un péché,s'écarte d'un commande-ment de la loi ; or, tous les commandementsviennent d'un seul et même auteur, aussi le même Dieu est-iloffensé dans tous les péchés. Et comme la peine dupéché vient, de ce qu'on y a offensé Dieu, on peutdire justement qu'un seul péché rend digne de la peine attachéeà tous les péchés : omnium reus (ibid., ad l""").En somme, quel que soit le péché commis, et tout en n'encourantla culpabilité que d'un seul péché, le pécheura offensé le même Dieu qui est offensé en tous lespéchés : et del'offense de Dieu vient qu'il est soumis auchâtiment. Cette interprétation du théologien scolas-tiquen'est point sans parenté avec celle que décou-vrait déjàsaint Augustin : il y a, en tout péché, ce point commun qu'ilest contraire à la charité, d'où dépend toutela loi; par là, il se rend coupable contre toute la loi puisqu'iloffense le principe qui la contient (loc. cit.). L'exégèsemoderne se rencontre, pour le principal, avec ces vénérablestémoignages. L'objet de saint Jacques est de faire sentir aux Juifs,ses correspondants, la gravité d'une seule faute, puisque, par cettefaute, c'est la loi qui est atteinte, la même loi qui prohibe tousles péchés; aussi, au f. 11, conclut-il, non pas que l'ona commis deux crimes, mais que l'on a transgressé la loi. Du reste,« le rap-prochement que l'on peut faire entre le t. 10 de saint Jacqiieset la littérature juive invite à voir dans l'ex-pressionde l'apôtre, moins l'énoncé d'un fier idéalqu'un procédé juif d'amplification pour mettre en reliefla gravité d'une faute ». J. Chaine, L'épUre de saintJacques, Paris, 1927, p. 52. On retiendra de ces explications que le texteinspiré ne saurait autoriser ce qu'on appelle une connexion despéchés; mais qu'il se prête à signaler les conditionsprivatives dont est
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affecté ie péché,et qui louchent à cela même qui est le principe de notre rectitudemorale : la raison, la charité, la loi, Dieu. Par là, ily a un certain retentis-sem*nt universel de tout péché dansl'âme humaine. Là-dessus, voir VII, Les effets du péché.Ce n'est qu'un bien particulier où l'on tend; mais c'est la majestéde la loi, etc., d'où l'on se détourne.
On pense bien que cette dispersion,où se répand le péché, ne lait guèrel'affaire de la science morale, singulièrement de la théologie.Aussi, depuis long-temps, et ne fût-ce que pour contenter un besoinde l'intelligence, a-t-on essayé quelque organisation de cette matièredécevante. La théorie des péchés capi-tauxest l'un des meilleurs bénéfices de cette recherche. La théologieen doit l'héritage à saint Grégoire le Grand, quile reçut d'une tradition déjà formée. Entendueà la manière de saint Thomas, comme nous verrons, cette classificationpossède une valeur objec-tive et dénonce une certaine connexiondes péchés. L'amour de soi, qui porte le pécheur danstous les sens, peut faire prévoir qu'il s'attachera à quelqu'unde ces biens que signalent les péchés capitaux. De plus,chacun des péchés capitaux est propre à susciter quelquespéchés déterminés, le plus souvent associésà l'appétit déréglé de ce bien principal.Voir ci-des-sous, VI : Les causes du péché.
Par ailleurs, saint Thomas ne s'interditpas à l'oc-casion de relever quelque enchaînement de péchésquand il dit, par exemple, que des péchés moraux conduisentquelquefois à la perte de la foi, que des péchés pluslégers conduisent à l'orgueil. Sum. theol., Ila-II16, q.CLXII, a. 7, ad 3um, ad 4am. De même, ne peut-on concevoir des hommesorganisant systé-matiquement leur vie de péché, ence sens qu'une fin étant par eux préférée,l'excellence propre par exem-ple, ils ordonnent ingénieusem*nt àla servir les actes qui y sont le mieux adaptés? On serait donctenté de reconnaître, en ce monde du péché,quelques lignes constantes et quelques connexions partielles : grâceà quoi se trouve quelque peu dirigée, jusqu'au sein du mal,l'intention vagabonde du pécheur.
2° Inégale gravitédes péchés. — Nous avons reconnu aux péchésune certaine communauté du côté de l'aver-sion. Parlà, ne sont-ils pas tous égaux? Et si l'aver-sion t'ait lagravité du péché, par là ne sont-ils pas touségalement graves?
1. Preuve de cette inégalité.— Une école philoso-phique a jadis enseigné l'égalitédans le mal de tous les péchés, comme elle enseignait l'égalitéde toutes les vertus.
Saint Augustin a connu cette opinionstoïcienne qu'il rapporte dans la lettre à saint Jérômedéjà citée. Epist, CLXVII, P. L., t. xxxin, col. 733.11 eut même à la combattre chez des contemporains qui, sousl'in-fluence de Jovlnien, renouvelaient en plein christia-nisme ces dogmesstoïciens. Et cette circonstance nous a valu de la part de saint Augustindes distinctions expresses où se trouve définie ce qu'Harnacka appelé l'échelle de la vertu et du vice. Voir art. AUGUSTIN,t. i, col. 2440-2441. Il n'est d'ailleurs pas impossible que l'on puisserelever, chez certains auteurs ecclésias-tiques, comme saint Basileet saint Isidore, des traces d'un sentiment suspect selon lequel les moindrespéchés seraient déjà de grands péchés.On comprend le louable souci d'où proviennent ces pensées: mais elles sont en toute rigueur inacceptables (voir une pieuse inter-prétationde ces auteurs dans Billuart, op. cit., tr. De peccatis, diss. III). SaintThomas a connu l'opinion stoïcienne, que Cicéron expose etapprouve dans ses Paradoxa ad M. Brutum, par. ni (en deux autres ouvrages,le même Cicéron réfute l'opinion stoïcienne :ProMurena, c. xxix-xxx;De finibus...,l. IV, c. xxvn, n. 74 sq.). Tout indiqueque l'auteur de la Somme théolo-
gique a vérifiéses informations par une lecture directe de l'écrivain latin.
Contre l'opinion stoïcienne,le sens commun se rebelle; le sens chrétien aussi, en ce qu'il ade plus constant, que confirment soit des textes inspirés (Qui tradiditme. tibi majus peccalum habet, Joa., xix, 11; etc.), soit l'enseignementordinaire et les usages uni-versels de l'Église. La nécessitéde justifier l'inégalité des péchés contrela philosophie stoïcienne et ses adeptes renaissants conduira doncle théologien catho-lique à préciser très exactementce qu'il a d'abord avancé sur la commune aversion des différentspéchés. Pour nous, la connaissance que nous avons acquisede la nature du péché doit ici assurer notre étude,mais recevoir à son tour de celle-ci un surcroît de garantieet de discernement.
Les arguments des stoïciensétaient nombreux : voir Cicéron, loc. cit. Saint Thomas sembleavoir dé-gagé justement leur pensée foncièrequand il dit que ces philosophes considéraient le péchédu côté de la privation; or, croyant que toute privation estabsolue, ils concluaient que tous les péchés sont égaux(le mot de privation est étranger au texte de Cicéron; cf.ce-pendant pour la pensée, quum, quidquid peccatur, perturbationepeccetur rationis atque ordinis, perturbata autem ratione et ordine, nihilpossit addi quo magis peccari passe videatur...). Puisqu'il s'agit de l'aversiondu péché, montrons que toute privation n'est pas absolue; que celle dont souffre le péché est susceptible de pluset de moins. Un peu d'attention découvre qu'il y a les deux genresde privations : celles qui ne laissent dans le sujet absolument rien dela disposition contraire, comme la mort qui ôte complètementla vie. Ces privations-là ne souffrent ni plus ni moins, et il seraitridicule de dire que des morts sont plus ou moins morts. Mais il est desprivations qui laissent dans le sujet quelque chose de la disposition contraire,comme la maladie qui ôte plus ou moins de santé. A celles-ci,on applique justement le plus et le moins, et tout le monde comprend qu'unhomme soit plus ou moins malade. En ce cas, il est d'un grand intérêtque la privation soit petite ou grande, que la maladie soit légèreou grave; s'il fallait être malade, on préfé-reraitl'être peu que l'être extrêmement; tandis que lorsqu'ilfaut mourir, ces différences perdent leur sens. Or. la privationdont souffrent les péchés est dans le genre des privationsvariables; jamais, elle n'est une privation absolue. Ils sont privésen effet de la juste convenance à la raison; or. ils ne peuventl'être au point d'ôter complètement l'ordre de la raison.Car le mal, s'il n'y a que du mal, se détruit lui-même. Enl'espèce, il ne resterait rien de la substance de l'acte ni de l'affectionde l'agent, s'il ne restait rien del'ordre de la raison. Aussi importe-t-ilbeaucoup à la gravité des péchés que l'on s'écarteplus ou moins de la recti-tude raisonnable. Sum. theol., P-II*, q. i.xxm,a. 2.
On prendra garde que ce raisonnementconcerne la privation dont souffre l'acte même du péché,non ces privations qui sont l'effet du péehé. Quant àcelles-ci, elles sont absolues dans le péché mortel, quine laisse rien subsister dans l'âme de son rapport avec la vraiefin dernière, voir, n. VIII. Pour cette raison, beaucoup de chrétiensne font plus guère entre les péchés d'autres différencesque celles du mortel et du véniel : mais, si ce discernement estpratique et vrai, il «st loin de représenter toute la variétéet l'iné-galité dont les péchés, mêmemortels, sont suceptibles ; sans doute serait-il avantageux pour l'éducationdes consciences qu'on divulguât davantage l'enseigne-ment de la théologieque nous reproduisons ici. On y considère la privation dont souffrele péché en lui-même, celle en quoi consiste ce quenous avons appelé plus haut, col. 147, la malice privative du péché,et
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qui est l'accompagnement nécessairede cette malice positive qui constitue le péché. Elle estfaite du défaut de cela qu'eût mis dans l'acte la droite raison,mais nous en avons ci-dessus suffisamment débattu la nature.
Sur le plan même oùil faut l'entendre, des théolo-giens ont néanmoins contestéla validité du raisonne-ment que nous venons de rapporter. Vasqueza dirigé contre lui une objection célèbre. Op. cit.,disp. XCIX, c. m; cf. Salm., op. cit., disp. IX, dub. i, n. 3. La pri-vationdont souffre l'acte mauvais ne laisse rien dans le sujet de la forme contraire.11 le prouve, car la forme opposée à la privation dont nousparlons est la recti-tude et la bonté morale ; or, celle-ci estcomplètement détruite en quelque péché quece soit, faute de quoi, cet acte serait à la fois bon et mauvais.Et, contre la démonstration de saint Thomas, ce théologienobserve que ce reste de raison qui subsiste plus ou moins, mais nécessairementen tout péché, faute de quoi le péché se détruiraitlui-même, n'est point la forme opposée à la privationdont on parle, mais son sujet, à savoir la substance de l'acte libre;dès lors, qu'il y en ait plus, qu'il y en ait moins, cela ne faitrien à l'affaire et ne touche pas à la privation dont nousparlons.
Les thomistes ont tenté enplusieurs manières de justifier leur maître. Il fallait d'autantplus le faire que la propre position de Vasquez ne semble point satisfaisante.Selon ce théologien, l'on pourrait encore affirmer l'inégalegravité des péchés (et aucun théolo-gien nepeut éviter de le faire), quand même la priva-tion dont chacunest affecté serait absolue, car ces privations, égales enla raison de privation, seraient variables en la raison de mal, en tantqu'elles prive-raient d'une perfection plus grande; ainsi la privationde la vue est un plus grand mal que la privation de l'odorat, encore quel'une et l'autre soient des priva-tions absolues. Mais on voit aussitôtque cette expli-cation ne rend point compte des gravités inégalesen la même espèce de péchés. Salmentic, op.cit., disp. IX, n. 19. La confirmation que tire Vasquez des péchésd'omission tombe, si l'on avoue que dans une même espèce l'omissionprise en elle-même n'est point susceptible d'inégalité.Ibid., n. 21. Mais comment défendre le raisonnement de saint Thomascontre l'objection de Vasquez?
Cajétan l'a tentéavant la lettre, quand il a expliqué ce raisonnement. On peut comprendre,dit-il, que le mal moral n'ôte point tout le bien opposé,en ce sens que tout acte, si mauvais qu'il soit, laisse subsister le rapportà la béatitude, donc au moins cette bonté morale commune.I"-!!86, q. xvm, a. 6. Mais on peut contester que ce rapport à labéatitude, qui subsiste en effet en tout acte libre, constitue junebonté morale et non pas seulement une bonté physique; defait, certains thomistes n'accordent pas cette thèse à Cajétan.(Cf. Salm., op. cit., De bon. et mal. hum. act., disp. V, n. 46-47, éd.cit., t. vi, p. 118-119.) Négligeant quelques autres tentatives(voir ibid., tr. De ottùs et peccatis, disp. IX, n. 6-8), nous rapporteronsles deux solutions qu'ont élaborées les Salmanticenses, etqui nous semblent sauver de la difficulté de Vasquez la validitéd-u raisonnement de saint Thomas.
Selon ces théologiens (dontla subtilité n'est pas superflue en ce difficile débat),la malice privative du péché s'oppose immédiatementnon pas à la bonté formelle de l'acte humain, mais àce qu'ils appellent sa bonté fondamentale. Tandis que la bontéformelle consiste en la tendance formelle de l'acte vers un objet actuellementréglé par la raison, la bonté fonda-mentale consistedans le concours et la convenance de ces différents éléments:l'objet, la fin, les circonstances qui, étant atteints librementet physiquement, fon-
dent la bonté formelle;plus brièvement, elle est la tendance physique de l'acte vers l'objet,etc., d'où va résulter la bonté formelle. Que ce motde tendance physique ne fasse pas ici illusion : nous entendons bien quecette tendance physique a une valeur morale, car elle s'adresse àdes termes en tant qu'ils sont réglés par la raison : elleest la tendance tombant sous la loi morale. On ne la confondra point avecla substance de l'acte libre, qui fait abstraction du bien et du mal, quipeut se vérifier plus parfaitement dans un acte mau-vais que dansun acte bon. Nos auteurs prouvent leur proposition, savoir que la maliceprivative s'oppose immédiatement à la bonté fondamentale,non à la bonté formelle, par plusieurs raisons, dont la premièreest celle-ci : la malice privative doit consister immé-diatementen la privation de cela que l'homme est tenu de mettre immédiatementen son acte; or,il n'est tenu d'y mettre que la bonté fondamentale.La bonté formelle, en effet, n'est qu'un mode advenant àla substance de l'acte bon, résultant de cette bonté fon-damentaleque seule l'homme a le pouvoir de poser immédiatement. Disp. VI,n. 24-27.
Cette distinction établieet cette proposition prou-vée, on réfute Vasquez en niantsa mineure, selon quoi la privation de rectitude dont souffre l'acte mauvaisest une privation absolue. Car si, dans l'acte du péché,il ne demeure rien de la bonté formelle, il demeure et demeureratoujours quelque chose de la bonté fonda-mentale. Ce dernier points'établit facilement. Il n'est point d'acte mauvais en effet dontsoient cor-rompus tous les principes moraux concourant à le constituer: l'objet, la fin, les diverses circonstances; il y faudrait un hasardsi peu probable ou une habileté si consommée que l'on peuttenir le cas pour chimé-rique. Mais concédons que l'événementn'en soit pas métaphysiquement impossible, et qu'il ne répugnepas absolument qu'un acte humain se rencontre qui soit corrompu universellementpar tous ces endroits. Il en restera du moins un autre, qui sauve notrethèse. Car en cet acte demeure sa relation avec la raison : or,nous pouvons dire que le fait même de procéder de la raison,et avec un regard à la raison, constitue une bonté fondamentale,celle-ci indestructible ; bien plus, sur ce rapport à la raisonest fondée toute la bonté morale de l'acte, et à causede ce rapport sont dus à l'acte objet, circonstances et fin bons:car, du fait que l'homme agit comme raisonnable, la loi de raison lui dicted'agir avec un objet bon, etc., c'est-à-dire avec toute la rectituderaisonnable que demande la matière où il agit. Cf. disp.VI, n. 7. Ainsi subsistera-t-il, en tout acte humain, au moins cette bontéfondamen-tale, laquelle, au demeurant, est variable en sa raison de fondementde la bonté morale, selon qu'elle est conjointe à une plusou moins grande malice. Et, comme nous avons dit que la malice privativedu péché s'oppose immédiatement à la bontéfondamen-tale, on doit avouer que cette privation ne peut être absolue.Par là est réfutée la mineure de Vasquez et maintenule raisonnement de saint Thomas. Disp. IX, n. 8-12.
On dira peut-être contre cettesolution qu'elle se détruit elle-même, car, ayant reconnuque la bonté formelle résulte de la bonté fondamentale,nos théo-logiens ne doivent-ils pas avouer que tout péchéretient quelque bonté formelle, selon ce qu'il retient justementde bonté fondamentale? Mais la consé-quence qu'on leur demandeainsi est vicieuse : dès que se trouve corrompu l'un des principesd'où vient à l'acte sa moralité, les autres fussent-ilsbons, l'acte ne doit pas avoir lieu; s'il a lieu, il est formellement mauvais.Il répugne à la droite raison que l'on fasse un acte quilui soit contraire par quelque point. Nos théo-logiens ont démontréailleurs que le même acte humain
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PÉCHÉ.GRAVITÉ INÉGALE DES FAUTES
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ne peut à la fois êtreformellement bon et formelle-ment mauvais. Op. cit., tr. De bon. et mal.hum. act., disp. VI, dul>. i. Nous croyons que ces analyses ne font querépondre à l'extrême complexité de cette matièreet que l'on comprend malaisément saint Thomas au prix d'un moindrediscernement. Les mêmes théolo-giens ont proposé del'objection de Vasquez une se-conde réfutation, qui tient en ceci: que, du fait qu'un acte est raisonnable, il peut lui être dûune rectitude toujours plus grande; et donc la privation dont il est affectén'est point la plus grande dont il soit suscep-tible, op. cit., tr. Devitiis et peccatis, disp. IX, n. 13-18 : il ne suffit point, pour qu'uneprivation soit absolue, qu'il ne reste rien dans le sujet de la forme contraire.
A l'occasion d'une opinion divergente,les carmes de Salamanque ant pris la peine d'étendre expressémentla thèse de l'inégale gravité des péchésaux péchés contraires au seul droit positif. Il est seulementexact que certains de ces péchés ne croissent pas en gravitéselon la quantité de l'acte prohibé; que l'on ait plus oumoins mangé avant de célébrer la messe, le péchéest égal. Cette singularité tient à l'intention dulégis-lateur, qui a pu légiférer sur la substancede l'acte, non sur sa quantité. Ibid., disp. IX, dub. n. Quant auxpéchés d'omission, où la privation ne se mesure pointselon ce qui reste de droite raison dans l'acte qu'elle affecte, puisqu'ilspeuvent être dépourvus de tout acte, la gravité enest inégale selon les préceptes afnrmatifs dont ils sontl'omission. Voir Qusest. disp. de malo, q. n, a. 9.
2. D'où se prend l'inégalité.— Les péchés sont donc inégaux entre eux. On l'a établicontre une école adverse et par un argument valide. Du mêmecoup, nous nous sommes imposé une tâche que les stoïciensévitaient, et qui est d'évaluer la gravité des diverspéchés.
Leur inégalité consisteen ce que ces actes humains sont privés plus ou moins de la rectituderaisonnable. Nous pouvons désigner par le mot de gravitéune telle privation; de même qu'une maladie est dite grave àproportion que l'organisme est privé de sa santé natu-relle,de même un péché est grave à proportion quel'acte humain est privé de la rectitude raisonnable. La gravitédésignera donc ce que saint Thomas appelle l'aversion du péché,consécutive à sa conversion. Nous avons bien établici-dessus que le péché consiste for-mellement dans la conversion,c'est-à-dire dans cette tendance de la volonté vers un biendéréglé, qui est un mal moral positif; mais nous avonsdit aussi qu'une telle conversion entraîne dans l'acte humain lapriva-tion de ce qui lui revient, privation où le mal moral se trouverejoindre la raison de mal, absolument parlant, où le péchéreçoit le complément qui achève de le faire mauvais: aversio, dit saint Thomas, in qua perficitur ratio mali. Sum. theol.,I'-Ipe, q. LXXIII, a. 3, ad 2um. Évaluer la privation sera doncrévéler le mal dont souffre le péché. Maisl'analyse que nous avons d'abord accomplie nous avertit que le mal ainsidéclaré et consommé est d'abord et principalementchose positive; il en va comme de la maladie, où la privation dela santé dénonce quelque foyer d'infec-tion qui est la maladiemême. A qui serait surpris en outre que l'on désignâtla privation d'un mot évoquant poids et lourdeur, on répondraitjustement (saint Thomas, par une omission inattendue, emploie sans avertirle mot de « gravité ») en signalant de la priva-tioncette origine positive et déjà mauvaise que nous venons derappeler.
a) Premièrement et principalement,la gravité d'an péché se tire de l'objet de ce péché.— On établit cette conclusion comme suit :
La gravité du péchésignale ce désordre ou cette disproportion de l'acte humain privéde sa rectitude,
laquelle se prend de la raison;comme la gravité d'une maladie consiste dans ce trouble d'un organismedérangé de son ordre naturel. Or, il est manifeste qu'unemaladie est d'autant plus grave qu'elle atteint un principe plus fondamentaldu bon ordre de l'crga- * nisme, soit le cœur ou les poumons, etc. ; demême un péché est d'autant plus grave que son désordrecon-cerne un principe plus fondamental de l'ordre raison-nable. La raisonà son tour tire son ordre des objets auxquels adapter l'action,lesquels, à ce titre, ne sont pas seulement la matière, maisaussi les fins de l'action, d'où celle-ci, par conséquent,reçoit sa forme. Or, il y a entre ces objets, sur lesquels se formel'ac-tion humaine, diversité et hiérarchie. A s'en teniraux catégories les plus saillantes, on signalera Dieu, l'homme,les biens extérieurs. L'objet le plus élevé est celuiqui constitue le principe radical de l'ordre rai-sonnable, c'est-à-direla fin dernière : Dieu. On appré-ciera les autres selon laproximité où ils sont de Dieu. Pratiquement, l'ordre de lacharité, que la théologie enseigne, donne la mesure exacteet concrète de la dignité des différents objets quisont les fins de nos actions. On remarquera cette définition del'ordre raisonnable et comme il mérite d'être appeléobjectif.
Qu'un acte humain se dérègle,il est maintenant manifeste que son désordre est d'autant plus gravequ'il concerne un objet plus élevé. Le péchéd'homi-cide, par exemple, qui trouble le bon ordre d'un acte par rapportà l'homme, est plus grave que le vol, qui le trouble par rapportaux biens extérieurs, moins grave que l'infidélité,qui le trouble par rapport à Dieu. On graduera les péchésselon la même règle à l'intérieur de chacunede ces catégories.
Ce que nous venons de dire de l'objetdes actes s'entend aussi des fins ultérieures à quoi cesobjets peuvent être ordonnés, des circonstances qui en spéci-fientla condition, puisqu'elles concourent avec ces objets à donner auxactes leur forme (voir ci-dessus, col. 159, là distinction spécifiquedes péchés).
Il apparaît que tous les péchés,selon cette doctrine, en dépit de leurs différences spécifiques,sont compara-bles entre eux sur le point de la gravité, car tousles objets de l'action humaine, comme toutes les fins ou circonstancesqui les peuvent modifier, se distri-buent selon une seule hiérarchieet pour ainsi dire un seul genre, à quoi préside l'uniquefin dernière.
Que la gravité ainsi déterminéesoit la première el la principale dont souffre un péché,comme nous di-sions dans l'énoncé de cette conclusion, celaressort qu'elle est prise du principe même qui spécifie lepéché, savoir: l'objet. Une telle gravité n'est quel'in-firmité d'un acte considéré en cela mêmequi le fait ce qu'il est, d'un acte volontaire saisi en ce point mêmeoù va droit l'interition de son auteur. Elle l'atteint au cœur.Dans l'intérêt de l'exégèse, on remarquera quesaint Thomas la nomme principale et non essen-tielle, marquant expressémentqu'elle est consécutive à l'espèce, quasi consequensspeciem. Sum. theol., I'-Il», q.Lxxm, a. 3.
b) Applications. — De ce principeétabli, il suit que l'on mesure justement la gravité principaledu péché selon ces divisions que nous avons dit plus hautavoir valeur spécifique. Soit les péchés charnelset les péchés spirituels. Nous dirons que les péchésspirituels sont de soi, céleris pari bus, plus graves que les charnels,car ceux-là désignent un désordre relatif àun objet plus élevé, ceux-ci un désordre relatif aucorps, qui est objet d'un moindre amour de charité. Encore doit-onconvenir que les péchés charnels sont plus hon-teux, maisc'est une distinction élémentaire en morale, quoique assezsouvent inaperçue, que celle de la honte et de la gravité.L'une désigne le désordre de l'action, l'autre son caractèreavilissant, dû à la prépondérance
173 PÉCHÉ.GRAVITÉ_ I
du brutal sur l'humain. Sum. theol.,I»-II», q. LXXIII, a. 5; cf. un texte fort intéressant,II»-IIœ, q. CXVIII, a. 5.
Par une autre application du mêmeprincipe, on juge de la gravité d'un péché selon ladignité de la vertu à laquelle il s'oppose. Car la dignitéde la vertu se prend précisément de l'objet, duquel dépendaussi, nous l'avons dit, la gravité du péché. I»-IIœ,q. i.xxni, a. 4. Ainsi dirons-nous que les péchés contrairesaux vertus théologales sont plus graves, de gravité prin-cipale,que les péchés contraires aux vertus morales; ceux-làsont dirigés contre Dieu, suprême principe de l'ordre raisonnable,ceux-ci contre la créature. On peut confirmer cette appréciationen signalant que l'on se désordonné là non seulementpar rapport à un objet plus haut, mais aussi d'une manièreplus directe : car on y veut se détourner de Dieu ; l'aversion même— et la pire de toutes — y est l'objet de l'intention volontaire, égaréejusqu'à rechercher un bien dans ce désordre; l'adhésionà quelque bien périssable n'est que consécutive àce premier mouvement de la volonté. Tandis que, dans les péchéscontraires aux vertus morales, l'on adhère directement àquelque bien périssable, d'où suit, l'aversion dont cet acteest frappé: la volonté ne s'y porte donc point d'un mou-vementdroit vers cela même où se consomme la gra-vité dupéché. Cf. Sum. theol., II"--II88, q. xx, a. 1, ad lum. Entreces deux genres de péchés, se situe le cas singulier de l'orgueil,qui participe de l'un et de l'autre, et dont on peut dire, en un certainsens, qu'il est le plus grave de tous les péchés. Voir ORGUEIL,col. 1423 sq.
Il arrive, notamment en matièremorale, qu'à la même vertu s'opposent deux vices contraires(on eut l'occasion déjà de le dire plus haut) ; sont-ilségalement graves? A la suite d'Aristote, saint Thomas énoncelà-dessus une règle générale : c'est que cevice est le plus grave qui s'oppose davantage à la vertu. Car desdeux vices contraires, il advient toujours que l'un est plus semblableà la vertu, ne faisant que trop incliner dans le même sens,tandis que l'autre incline dans le sens contraire. On s'informera doncen chaque cas du sens où incline la vertu. La force, par exemple,est une vertu d'impulsion : l'audace, qui excède dans l'impulsion,ressemble à la vertu davantage que la crainte. Elle est aussi moinsgrave. La tempérance est une vertu de retenue : l'insensibilitéqui est trop réservée, ressemble à la vertu plus quel'intempé-rance. On en déduit sa moindre gravité,etc. Eth. Nie, 1. II, c. vm; S. Thomas, leç. 10.
Sur cette règle de l'oppositionà la vertu, les com-mentateurs de saint Thomas ont énoncédes préci-sions, dont voici la substance, Salm., disp. IX, dub.iv:
La règle vaut quand l'oppositionporte sur l'objet premier et principal de la vertu, d'où celle-cireçoit sa dignité. Le schisme, par exemple, opposéà la cha-rité quant à son objet secondaire, savoirle prochain, est moins grave que l'infidélité.
La règle vaut si le péché,opposé à une vertu infé-rieure, n'inclut pas en outreune opposition à quelque vertu supérieure. L'adultère,par exemple, contraire à la chasteté, est plus grave quele vol, contraire à la justice, car il inclut aussi une injustice.D'une façon générale, on observera que les péchéscontraires à la tempérance, la moindre des vertus cardinales,ne sont tenus pour si graves que parce qu'ils incluent opposi-tion soità la justice, soit à quelque autre vertu supé-rieureà la tempérance.
La règle vaut pour les péchéss'opposant de la même manière aux vertus, c'est-à-diresoit par mode de transgression, soit par mode d'omission. Il est trèsprobable que tel péché d'omission opposé àune vertu supérieure, l'abstention de la messe, parexemple,
ÉGALE DESFAUTES 174
est moins grave que tel péchéde transgression opposé à une vertu inférieure, soitun homicide.
Dans le cas d'une matièretombant exclusivement sous la loi positive, il se peut que le péchésoit plus grave qui était davantage interdit, encore qu'il ne s'opposequ'à une vertu inférieure. Mais ceci ne \aut que pour Jespéchés d'omission.
Tout ce que l'on vient de dire del'opposition aux vertus elles-mêmes s'entend aussi de l'oppositionaux actes vertueux, en ce sens que, dans la matière d'une mêmevertu, ce péché est plus grave qui s'oppose à un acteplus élevé de la vertu.
L'évaluation de la gravitédu péché selon les per-sonnes contre qui l'on pèche,n'est qu'une autre application de la mesure que nous avons dite. Car cespersonnes sont de quelque façon objet du péché. L'onpeut déterminer leur effet sur le péché, si l'on considèreleurs relations avec ce que l'on sait être les fins plus ou moinshautes de l'action humaine. Offenser une personne conjointe à Dieusoit par la vertu, soit par son office, c'est atteindre de quelque façonDieu lui-même : on aggrave d'autant son péché. Offenserune personne conjointe à soi-même, soit par les liens natu-relsou par les bienfaits, ou autrement, c'est de quelque façon péchercontre soi-même : le péché en est rendu plus grave.Oflenser enfin une personne dans laquelle nombre d'autres se trouvent lésées,c'est atteindre son prochain beaucoup plus que dans le cas où l'offensen'aurait pas d'extension; ainsi advient-il quand le péchéporte sur une personne publique ou une per-sonne célèbre: et le péché s'en trouve donc aggravé. Observonsque, des trois catégori s de personnes que nous venons de recenser,la première ne donne pas lieu, dans tous les cas, aux péchésles plus graves : car il se peut que l'on doive aimer davantage de charitédes personnes conjointes à soi-même qui, cependant, sont moinsunies à Dieu. Sum. theol., I*-IIœ, q. i.xxm, a. 9; cf. IIa-IIœ,q. LXV, a. 4.
c) Secondairement, la gravitédu péché se tire des circonstances du péché.— Nous voulons dire, bien entendu, celles qui demeurent circonstances etne deviennent pas spécifiantes.
De même qu'il est en toutechose une perfection essentielle, due aux principes spécifiques,à quoi s'ad-joint une perfection accidentelle, tirée despropriétés et des accidents; de même, dans Je péché,outre cette gravité principale, prise de l'objet, que nous venonsde considérer, il est une gravité accidentelle que déter-minentles circonstances. Comme une seule circons-tance défectueuse peutdonner lieu à péché, on conçoit aisémentque la multiplication de telles circonstances cause dans le péchéune gravité plus grande.
L'aggravation du péchépar les circonstances a lieu de deux manières. Ou bien la circonstanceest elle-même mauvaise, représentant pour sa part une cer-tainecorruption de l'ordre raisonnable. En ce cas, sa propre malice s'ajouteà celle qui vient au péché de son objet. Soit le prodiguequi, non content de dépenser trop, dissipe sa fortune en folleslargesses : cette dernière circonstance aggrave, dans 1» cas,son péché de prodigalité. Il en va comme d'une maladiedéterminée qui gagnerait de nouvelles parties du corps. Oubien la circonstance n'est pas de soi mau-vaise; mais, adjointe àce qui fait le péché, elle se trouve augmenter le désordrede l'acte, donc aggrave le péché. Avoir beaucoup ou peu d'argentde soi ne dit ni bien ni mal; mais si c'est l'argent d'autrui que l'ondétient de la sorte, il n'est pas indifférent que l'on enait beau-coup ou peu : la circonstance de la quantité, jointe àla possession indue, contribue à la gravité du péché.Sum. theol., I'-II*, q. LXXIII, a. 7; De malo, q. il, a. 7.
LTn classem*nt des circonstancesselon leur ordre d'aggravation, une fois les circonstances spécifiantes
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PÉCHÉ.GRAVITÉ IN
EGALE DESFAUTES 176

mises à part, ne peutprétendre à une valeur constante. In IV1™ Sent., dist. XVI,q. ni, a. 2, q. H; cf. Sum. iheol., Ia-II», q. vu, a. 4. On diradans l'étude du péché véniel, voir infra, queseule la circonstance spéci-fiante peut aggraver le péchéà l'infini, c'est-à-dire de véniel qu'il étaitle rendre mortel.
L'une des circonstances les plusremarquables, quant à la gravité du péché,est la personne du pécheur. Il faut tenir, en effet, qu'un péchédélibéré est d'autant plus grave qu'il procèded'une personne plus considé-rable. Saint Thomas en a découvertquatre raisons. De telles personnes peuvent résister davantage aupéché, grâce à leur science ou à leurvertu. Elles témoignent en péchant d'une plus grande ingratitude,ayant reçu de Dieu des biens plus grands : on voit que cette raisonest applicable même à ceux qui n'abon-dent qu'en biens temporels(saint Thomas enseigne ailleurs que tout péché contient uneingratitude maté-rielle envers Dieu : Sam. Iheol., IIa-IIa', q.cvn, a. 2, ad lum). Leur péché peut répugner plusspécia-lement à la grandeur où elles sont établies,comme un prince qui violerait la justice ou un prêtre la chasteté.Elles donnent un exemple plus illustre et donc plus fâcheux. Chaquecas particulier retiendra plus ou moins des raisons ici invoquées;mais l'on voit qu'en aucun cas la condition de la personne n'est indiffé-renteà la gravité du péché. Nous avons dit expressé-ment: le péché délibéré. Car, pour les autres,qu'on peut appeler de surprise et qui échappent inévitable-mentà l'infirmité humaine, il faut tenir qu'ils sont moins imputablesà mesure qu'ils procèdent de per-sonnes plus vertueuses :on est assuré en effet qu'ils sont alors moins attribuables àla négligence et davan-tage à la nature. Sum. theol., l^-ll^,q. LXXIII, a. 10.
d) La gravité des péchésest en tous les cas varia-ble selon le volontaire. — La gravitéjusqu'ici définie est celle qui vient au péché dece qui le constitue dans son espèce ou le complète en sesaccidents. Mais, comme le péché est tel dans la mesure trèsprécise où il est un acte volontaire, on conçoit aisémentque cette gravité objective (où nous employons l'adfectifdans son sens le plus général) varie a son tour selon laquantité du volontaire introduit dans l'acte. Plus on a voulu cetacte, plus grave est le péché. En revanche, tout ce qui concourtàaffaiblir le volontaire, contribue également àdiminuer le péché.
Le soin des moralistes fut de touttemps de déter-miner quelles causes affaiblissent le volontaire.On peut dire en général que tout ce qui meut la volontéen dehors de l'ordre et de la nature de cette puissance, qui est appeléeà se mouvoir soi-même librement selon le jugement de la raison,porte atteinte à l'intégrité du volontaire. Et donc,plus précisément, l'ignorance, qui diminue le jugement dela raison. Puis la passion, qui diminue le libre mouvement de la volonté: sous quoi se rangent la violence, la crainte et tout ce qu'on invoqued'ordinaire comme amoindrissant le volon-taire. On trouvera ci-dessous,dans l'étude des causes du péché, une évaluationplus précise de ces influences sur la gravité du péché.L'étude des sujets du péché aura du reste déjàintroduit en cette matière quelques déterminations, qui tiennentau même principe du volontaire. Il importait seulement ici d'énoncerce principe dont on voit aussitôt l'universalité. Sum. theol.,Ia-II<e, q. LXXIII, a. 6.
La considération de la difficultédans l'objet de l'acte intéresse ce principe pour autant que ladiffi-culté demande une volonté plus grande, dans le malcomme dans le bien. Et c'est pourquoi un péché plus difficileest plus grave, comme est meilleur un acte vertueux plus difficile, ceterisparibus. Où nous retrou-vons cette opposition de la vertu et dupéché dont nous avions plus haut tirédéjà un premier parti.
Ibid., a. 4, ad 2um. La gravitéplus grande des péchés spirituels, que nous avions déduitede leur objet, se confirme avec le présent principe : puisque levolon-taire n'y est point diminué par la concupiscence, comme iladvient dans les péchés charnels. Ibid., a. 5.
e) Suffisance des mesures de gravitédéfinies ci-
dessus. — Aux règles quenous venons d'énoncer se
réduisent les différentesmesures que l'on peut pro-
poser de la gravité des péchés.
L'une d'elles est le dommage causépar le péché. Voici comment en juge saint Thomas, oùl'on verra mis en œuvre les principes établis. Ou bien le dommagequi provient du péché est prévu et voulu d'intention,comme lorsqu'on fait quelque chose nuisant de soi au prochain, un homicidepar exemple ou un vol; en ce cas, la quantité du dommage augmentedirectement la gravité du péché, puisque le dommagealors n'est pas autre chose que l'objet propre du péché.Ou bien le dommage est prévu quoique non voulu d'intention, commelorsqu'un homme traverse un champ qu'il sait ensem*ncé afin de forniquerplus vite; en ce cas, la quantité du dommage aggrave le péché,d'une manière qu'on peut appeler indirecte, en ce sens qu'il procèded'une volonté fortement inclinée au mal de causer un dommageque l'on eût préféré éviter. Ou bienle dom-mage n'est ni prévu, ni voulu d'intention. Alors il peutsuivre le péché, soit accidentellement: en ce cas, il n'aggravepas le péché; mais, pour avoir négligé de prendreen considération les dommages qui pouvaient s'ensuivre, le pécheursera puni pour ces dommages étrangers à son intention. Soitnécessairement : en ce cas, quoique ni prévu, ni voulu, ledommage aggrave directement le péché; car tout ce qui estconsécutif nécessairement au péché appartientde quelque façon à l'espèce du péché.On peut ranger sous cette caté-gorie tous les péchésentraînant de leur nature un scandale, encore que le pécheurne l'ait ni prévu ni voulu. Quant au dommage de la peine due aupéché qui affligera le pécheur lui-même, ilaggrave indirecte-ment le péché s'il a étéprévu, car il trahit alors une volonté plus résoluede pécher. Quant à l'aggravation que peut introduire dansun péché le dommage spiri-tuel causé au complice,on tiendra compte première-ment, pour en juger, de l'intention dupécheur, voir SCANDALE. On retiendra que ce n'est pas le dommagecausé qui fait la gravité du péché, mais ledésordre de l'acte; et le dommage n'aggrave qu'en tant qu'il faitl'acte plus désordonné. On s'explique ainsi que les péchéscontraires au prochain, où se rencontrent les plus grands dommages,demeurent moins graves que les péchés directement contrairesà Dieu, qui n'entraî-nent guère de dommage. Sum. theol.,Io-II8", q. LXXIII, a. 8.
f) Conclusion. — En présenced'un péché déter-
miné, on ne jugera parfaitementde sa gravité qu'en
recourant aux trois principes ci-dessusinvoqués. Et
l'on ne comparera plusieurs péchésréels entre eux
qu'en tenant compte aussi de toutesces mesures. La
comparaison est, dans ces conditions,chose complexe.
L'objet fournira bien, nous l'avonsdit, la gravité prin-
cipale. Mais ne se peut-il pas queles circonstances et
le volontaire fassent d'un péchéspécifiquement moins
grave un péché plusgrave au total? Les théologiens
n'ont pas manqué de se ledemander. Il faut dire qu'un
péché spécifiquementmoins grave conservera toujours
cette inférioritéfoncière d'où les circonstances les
plus aggravantes comme le volontairele plus éner-
gique ne le peuvent retirer. Unvol, par exemple, si
aggravé qu'on l'imagine,n'atteindra jamais à la gra-
vité de l'homicide. Néanmoins,il demeure malaisé
à la science morale d'évaluerexactement l'aggrava-
tion due aux circonstances et notammentau volon-
taire; il advient que, selon uneprudente estimation,
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PÉCHÉ.SUJETS DU PÉCHÉ
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tel péché spécifiquementmoins grave, comme l'homi-cide, soit jugé plus grave et en conséquencedavantage puni que le parjure, par exemple, plus grave selon son objet.Les théologiens énoncent communément la distinctionque nous venons de taire, avec les mots de gravité au sens physiqueet gravité au sens moral. Salmanticenses, op. c;7.,disp. IX, dub.m. La distinc-tion semble parfaitement légitime, pour autant queles circonstances et le volontaire modifient la gravité spécifiquedes péchés; mais elle ne fait que trahir par ailleurs l'impuissanceoù nous sommes de réduire à l'unité les différentscritères de gravité, et la part de convention que retiennentles jugements des humains sur le péché et, en général,sur la conduite morale.
V. Du SUJET DU PECHE. — Comme onétablit de la moralité en général quelles partiesde l'homme elle affecte, on demande maintenant du péché oùil se trouve répandu chez le pécheur. Cette nouvelle consi-dérationdoit nous découvrir le péché dans l'âme qu'ilsouille, contaminant ave:: la volonté les puissan-ces qui participentde celle-là. Elle doit, en outre, nous fournir des précisions,prises de cette notion du sujet, relatives à la gravité dupéché.
La théologie classique estsur ce point abondante, car elle eut à organiser ce qui avait étél'une des spécu-lations favorites des anciens docteurs chrétiens,saint Augustin notamment, sur le péché. Il était asseznaturel que l'on abordât cette réalité, non comme de-vantfaire une étude postérieure, par l'essence (nous avons nous-mêmesuivi ce plan métaph>sique), mais, d'une manière psychologiqueet concrète, selon sa genèse et son développementdans l'âme du pécheur, depuis le premier émoi sensibleoù il commence, jus-qu'au consentement de la volonté oùil se consomme. La gravité du péché elle-mêmefut de préférence évaluée selon le point dedéveloppement où se tenait le péché; longtempsla scolastique usa de cette mé-thode et se référaau sujet pour distinguer notamment les péchés mortels d'avecles péchés véniels. Histo-rique de cette théologie,dans A. Landgraf, Partes animœ norma gravilatis peccati. Inquisitio dogmalico-historica,Léopold, 1925, in-8°, 54 p. L'effort doctrinal a consistéici dans un assouplissem*nt progressif des données traditionnelles,grâce à quoi l'on rendît mieux compte de la manifestediversité du réel; cependant que peu à peu s'affirmel'idée de « genres de péchés », gênerapeccatorum, et celle du péché mortel tenu pour une aversionloin de la fin dernière ; par là on transportait insensiblementle critère de la gravité du sujet, où on l'avait cherchéd'abord, à l'objet, où il serait dorénavant fixé.En définissant que la gravité d'un péché seprend premièrement de l'objet, saint Thomas conclut vigoureusem*ntles essais de ses pré-décesseurs et donne à cettenouvelle méthode, incom-parablement plus souple, sa consécration.Mais, comme les initiatives de saint Thomas ne l'ont jamais détachéde la tradition, on le voit qui fait une place, dans son traitédu péché, à cette question du sujet et des gravitésqui s'y rapportent, la plus notable part de l'étude du péchédans la scolastique antérieure. Il n'était pas sans bénéficede procéder ainsi. A la faveur de cette convenance traditionnelle,on traite la question métaphysique du sujet qu'imposait le système; cependant que l'on se donne l'avantage de considérer le péchésous un aspect nouveau et de re-cueillir les meilleurs résultatsdu passé. Il reste que cette partie du traité, oùsaint Thomas combine curieu-sem*nt sa pensée originale avec lesmatériaux tradi-tionnels, n'offre point la simplicité nila netteté qu'elle eût obtenues dans le cas d'une spéculationindépen-dante.
/. LES SUJETS DES PECHES. — Noussavons déjà que le péché se trouve seulementoù il y a acte volon-
taire. C'est dire que la volontéest le principe propre du péché. Or, le péchéest un acte immanent. Les actes moraux le sont tous ; ils ne passent pointde leur prin-cipe à une matière extérieure dont ilsdeviennent l'acte, mais ils sont l'opération de la puissance quiagit (on dira ci-après en quel sens des actions transi-tives ontpart à la moralité). De ce chef, la même puis-sanced'où procède l'acte, en tant que moral, en est aussi le sujet.La volonté, qui est le principe du péché, en est doncaussi le sujet. En d'autres termes, le péché se trouve dansla volonté. Il souille la puis-sance même d'où il estissu. Sum. theol., l'-II*, q. LXXIV, a. 1.
Mais l'on sait aussi que les actesvolontaires ne pro-cèdent pas immédiatement de la seule volonté.Outre les actes dénommés éliciles, il est ceux quela psycho-logie classique de l'acte humain dénomme les actes impérés.Dès lors, peuvent être sujets du péché toutesles puissances qui sont mobiles à la volonté, soit qu'elleles meuve, soit qu'elle les détourne d'agir. Où il apparaîtassez que celle-ci, qui n'est point le seul sujet du péché,en demeure néanmoins le sujet universel et principal. Jbid., a.2; Cajétan, in loc, a. 1.
Les théologiens ont énoncé,sur la participation des puissances au péché, telle que nousvenons de la rapporter, de grandes précisions. Ils disent que l'actemauvais de certaines puissances possède une malice intrinsèque,et distincte réellement de la malice qui est dans l'acte de la volonté;il ajoute donc à la malice de celui-ci : mais parce que cette malicede surcroît dérive initialement de la volonté, on n'apas deux péchés mais un seul. Cette doctrine revient àcelle-là que les vertus et les vices ont pour sujet non la seulevolonté mais aussi d'autres puissances. Et l'on déclare parlà qu'il y 'a dans les puissances dont il s'agit une participationdu volontaire qui consiste en ceci : que ces puissances, étant mobilesà la volonté, pos-sèdent une opération propre.De leur opération, elles sont vraiment le principe; cette opération,cependant, est en liaison avec la volonté : on trouve les deux conditionsconjointes d'une opération qui n'appar-tient pas comme àson principe à la volonté, mais qui n'est pas soustraiteà l'influence de la volonté. Agunl quodam modo et aguntur,dit saint Thomas de ces puissances. Mais il est de plus requis àla participation dont nous parlons que l'acte de ces puissances soit immanent: faute de quoi sa liaison avec la volonté ne le rendrait pas intrinsèquementvolontaire; car. dans le sujet où il se trouverait, il ne seraitpas ab intrinseco, ce qui est l'une des conditions du volontaire. Une telleparticipation se vérifie pour des puissances comme l'appétit*ensible et l'intelligence; mais aussi pour les «sens internes»: l'imaginative, la cogitative, la réminiscence. Il est vrai quesaint Thomas ne nomme pas ces dernières, mais on peut dire qu'ila seulement nommé les puissances où le péchés'achève et non celles où il commence; or, les péchésqui se trouvent dans les « sens internes » ne se consommentpas en eux, mais dans l'intelligence : puisque leur désordre consisteen ce qu'ils induisent en ignorance ou en erreur, lesquelles, comme lavérité, ne sont complètes que dans l'intelligence.Pour le « sens commun », il est malaisé d'en décider: car a-t-il des opérations indé-pendantes des sensationsactuelles? Salm., disp. X, dub. i; cf. Cajétan, Ia-II86, q. i.xxiv,a. 2.
Les membres extérieurs échappentà la participa-tion que nous avons décrite. Leur acte n'estpoint intrinsèquement volontaire et, s'il est déréglé,il n'est point formellement mauvais. Ils manquent, en effet, aux conditionssusdites, car, s'il est vrai qu'ils sont mobiles à la volonté,ils ne sont point cependant les principes, mais les organes de leurs actes,lesquels sont des effets plutôt que des opérations. Aguntursed
179 PECHE. PECHESDE LA SENSUALITE 180
non agunt, dirait-on àla manière de saint Thomas. Par là, ils manquent àla première condition d'un principe libre, qui est d'êtreactif. Ils manquent à la seconde, en ce que leurs actes sont transitifset non immanents. Mais, parce qu'ils sont mobiles à la volonté,leur acte est libre et volontaire, quoique non intrin-sèquement.Et, s'il est désordonné, on l'appellera juste-ment un péché,mais de dénomination extrinsèque, et dans un sens trèsdifférent de celui que nous disions tout à l'heure de l'appétit*ensible, etc. Salm., ibid. ; cf. Cajétan, la-Il»,q. LXXIV, a. 1.
Les actes des sens extérieurset des puissances comme la nutritive, la végétative, etc.,échappent plus manifestement encore au volontaire. Il ne reste plusici à la volonté que d'appliquer la matière : ouvrirles yeux, prendre un aliment. Cela fait, le sens, ou la puissance, agitselon sa nature et d'une manière déterminée. A ladifférence de l'acte des membres extérieurs, celui-ci n'estplus libre en lui-même, mais seulement dans sa cause,— à chaquefois du moins qu'il a dépendu de la volonté que le sens oula puis-sance entrât ou non en exercice. A cause de ce rapport avecla volonté, on appellera cet acte, s'il est désor-donné,un péché, mais on n'entend point désigner par làune malice intrinsèque et formelle dans cet acte lui-même.Salm., ibid. Ni ces puissances déterminées, ni les sens extérieurs,ni les membres extérieurs ne sont donc proprement sujets de péchés.Ils ne sont pas atteints par cette souillure. Ils ne retiennent pas assezd'humain.
On voit que cette étude dessujets des péchés n'est que l'analyse de l'extension du volontairedans l'homme. Elle applique au péché une doctrine du règnede la moralité en nous. Il relèverait donc d'une étudesur la moralité proprement dite de considérer les dissentimentsde certains théologiens par rapport aux thèses que nous venonsde rapporter.
11. LES PÉCBÊ8 BANSLEURS SUJETS. — Ces points
établis et cette extensionreconnue à la malice du péché, on peut considérerdistinctement les péchés de l'appétit sensible etde l'intelligence, les seules puis-sances qui, outre la volonté,sont formellement et définitivement sujets de péchés.Saint Thomas le fait en traitant de ce qu'il nomme les péchésde la sensualité et les péchés de la raison.
Ces seuls vocables annoncent l'originedes matériaux ici assumés. Nous aurions introduit àcet endroit un aperçu de la psychologie de saint Augustin et dus\m-bolisme emprunté à l'histoire du premier péché,par quoi ce docteur décrit le développement des péchésactuels, ainsi que l'évaluation qu'il propose quant à lagravité des péchés ainsi présentés.Cette doctrine connue permet de mieux comprendre la théologie quenous devons ici rapporter et de discerner les modi-fications que la spéculationscolastique et saint Thomas ont imposées à leurs donnéesoriginales. Mais ces informations ont été fournies déjàsous le mot CONSENTEMENT, col. 1184-1185.
\° Le péché dela sensualité. — On a suffisamment établi ci-dessus que l'appétit*ensible peut être sujet de péché. Le mot de sensualitésera désormais employé en cette matière de préférenceau vocable aristotélicien d'appétit sensible, lequel signifieles deux puissances de l'irascible et du concupiscible, tandis que le motaugustinien (sensnalitas n'est pas adopté par saint Augustin, maisil dérive immédiate-ment d'une expression qu'il accuse DeTrinitale, XII, xn, P. L., t. xi.ii. col. 1007) évoque cet appétitpar l'endroit où il est proprement sensible et docile aux suggestionsdes sens. Sum. theol., I*, q. LXXXI, a. 1 et 3; cf. III», q. xvm,a. 2, corp. et ad 2m; Salmanticenses, disp. XVI, dub. iv. Il est assuréque le péché s'introduit dans la sensibilité àchaque fois que
celle-ci émet àl'endroit de son objet propre un acte déréglé, envertu d'une intervention volontaire, soit que la volonté ait commandécet acte, soit qu'ensuite d'une délibération raisonnableelle ne l'ait pas empêché. Mais ce péché, quia indubitablement pour sujet, en théorie thomiste, l'appétit*ensible, est tenu néanmoins pour péché de la raison,car il est dû à une défaillance actuelle des puissancessupérieures; nous le retrouverons ci-dessous. On réservele nom de péché de la sensualité à l'acte dérégléde l'appétit sensible émis sans l'intervention d'aucune délibérationraisonnable.
II n'est pas contestable que saintThomas a reconnu l'existence d'un tel péché; il s'en expliquetrop claire-ment à maintes reprises : Sum. theol., Ia-IIœ, q. LXXIV.a. 3 et 4, et les textes allégués dans les travaux qui suivent: K. Schmid, Die menschliche Willensfreiheit in ihrem Verhaltnis zu denLeidenschaften nach der Lehre des hl. Thomas, Engelberg, 1925, spécialementp. 212-221 ; Th. Pègues. Comm. franc, litt. de la Som. theol., t.vin, 1913, p. 498-509; Lumbreras, De sensualitalis peccato, dans DivusThomas, Plaisance, 1929, p. 225-240; Th. Deman, Le péchéde sensualité. dans Mélanges Mandonnet,\. i, Paris, 1930,p. 265-283.
Par rapport à saint Augustin,cette notion est nou-velle, encore que saint Thomas — avec beaucoup d'autres— ait cru pouvoir invoquer pour elle ce patro-nage. Mais Pierre Lombardl'avait déjà avancée, II Sent., dist. XXIV, et elleavait obtenu depuis lors chez les théologiens de nombreux et importantssuf-frages, quoique non l'adhésion unanime. Voir : A. Landgraf,,op. cit.; Recherches de théologie ancienne et médiévale,1930, p. 399 et n. 11; Th. Deman, art. cit.; O. Lottin, La doctrine moraledes mouvements premiers de l'appétit sensitif aux XIIe et XIIIesiècles, dans Archives d'histoire doctrinale et littérairedu Moyen Age, Paris, 1931, p. 49-173.
On ne serait surpris de cette doctrineque si l'on n'apercevait pas en quel sens vigoureux maints théo-logiensscolastiques, et saint Thomas notamment, ont conçu les rapportsde l'appétit sensible avec la raison chez l'homme. Natus est obedirerationi, « il est de sa nature d'obéir à la raison». Que des mouvements désordonnés lui échappent,ils accusent une insoumis-sion de l'appétit sensible à sarègle naturelle, ce qui ne va pas sans péché. II estvrai que de tels mouve-ments sont pratiquement inévitables, maisil suffit à leur nature morale que sur chacun d'eux en parti-culierla raison puisse exercer son empire, prévenant ce débordementoù se répand, selon sa nature propre, notre sensualitécorrompue. La thèse, on le voit, ne peut concerner ces mouvementsde l'appétit sensible sur lesquels la raison ne détient pasautorité, c'est-à-dire notamment sur tous ceux qui sont enrelation nécessaire avec les mouvements incontrôlables dela nature corporelle. D'autre part, quand ces péchés ontlieu, ils ne peuvent être que véniels, étant consommésen dehors de toute intervention actuelle, soit positive, soit négativede la raison; la raison seule a pouvoir de détourner de la fin dernière,en quoi consiste le péché morte], voir infra. La gravitén'en change pas chez l'infidèle, de qui la concupiscence habituelleconserve raison de péché, n'ayant pas été purifiéepar le bap-tême; saint Thomas l'établit expressémentcontre certains théologiens (Henri de Gand, Quodlibet, VI, q. xxxu,est le plus célèbre d'entre eux), selon qui les premiersmouvements de sensualité, véniels chez les fidèles,étaient mortels chez les infidèles. Dans la théologiede saint Thomas, la doctrine du péché de la sensualitén'est que l'effet d'une analyse de l'acte humain, poursuivi et reconnuen quelque façon jusque dans les mouvements propres de l'appétit*ensible. On prendra garde que toutes les passions, et non les seuls mouvementscharnels, comme le ferait penser ce
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PÉCHÉ.PÉCHÉS DE LA SENSUALITÉ
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mot de « sensualité», tombent sous l'appréciation que nous venons de dire.
La doctrine que nous venons d'évoquern'est point passée sans vicissitudes dans la théologie postérieure.Il n'y a lieu de relever ici que les principales d'entr,e celles-ci. Onest d'abord favorable à cette notion d'un péché dela sensualité, telle que saint Thomas l'avait entendue : ainsi Durandde Saint-Pourçain, In //«??> Sent, dist. XXIV, q. v, éd.de Lyon, 1556, p. 149c, Capréolus, In IIum Sent., dist. XL, a. 3,ad arg. Durandi contra /»m concl., éd. de Tours, t. iv, 1903,p. 459. Cajétan se rallie nettement à la même opinionet il passe chez des théologiens postérieurs, comme R. Médinaet Vasques (loc. infra cit.), pour l'auteur de la doctrine sur la participationde la liberté dans l'appétit sensible. In I*m-ll&, q.LXXIV, a. 3-4; cf. In l*m-llœ, q. LXXX, a. 3, où il promet de pour-suivreplus loin le débat; mais à l'endroit annoncé, III",q. XLI, il oublie de revenir sur cette question.
Un texte du concile de Trente, commeles théories abusives de la concupiscence qu'il condamnait, obtient,semble-t-il, une influence marquante sur cette tradi-tion théologique,soit que plusieurs l'abandonnèrent, soit qu'elle ne se perpétuaqu'avec des affaiblisse-ments chez ceux qui la soutinrent. Le concile enseigne(sess. v, Decretum super peccato originali, can. 5) que la concupiscencedemeurant chez le baptisé n'est pas un péché, et quecette concupiscence, qui nous est laissée pour le combat, ne sauraitnuire à qui n'y consent pas, mais y résiste par la grâcede Jésus-Christ. En vérité, cet enseignement n'atteignaiten rien la doctrine que nous avons rapportée, laquelle, on a pule voir, fait abstraction de la qualité morale de la concupiscencehabituelle, comme elle ne dénonce un péché de la sensualitéque pour avoir observé une défaillance, quoique antérieureà toute délibération, de la raison en cet empire qu'elledétient sur l'appétit sensible; il est par ailleurs certainqu'au moment où la raison se reprenant combat ce mouvement déréglé,le péché cesse, et quand même l'appétit inférieurrésisterait à cette opposition.
Contre B. Médina, I»-II»,q. LXXIV, a. 3. éd. de Venise, 1580, p. 388-390. contre Vasquez,I'-II*, disp. CIV, c. î, éd. cit. p. 599-600, contre Suarez,Tract, de vitiis et peccatis, disp. V, sect. v, éd. Vives, t. iv,1856, p. 562-563, et plusieurs autres, les carmes de Salamanque, assurésdu sens authentique du texte conciliaire, ont vigoureusem*nt défenduet savamment expliqué cette doctrine de saint Thomas. Disp. X, dub.il. Ils ont mis tout leur soin à éclairer cette par-ticipationdu volontaire dans l'appétit sensible, qui est le fondement véritablede la thèse; par quoi il est facile d'écarter les conséquences,en effet inaccepta-bles, que les adversaires tiraient de ce principe, celle-cinotamment que, dans le cas où la sensualité inflige-raitune opposition à la îaison prétendant la détournerd'un objet déréglé, il y aurait à la fais mériteet péché dans l'âme : mérite pour l'acte dela raison, péché pour la résistance de la sensualité.Mais quand ils entre-prennent {ibid., dub. m), et à juste raison,de marquer les limites où doit s'entendre la doctrine de saint Thomas,ces commentateurs exceptent de la moralité non seulement les mouvementsde l'appétit sensible que l'on peut appeler naturels, mais ceux-làencore qui, évitables en eux-mêmes, surgissent à l'insude la raison et auxquels celle-ci, distraite ou occupée, n'est pasattentive.
En cela, ils restreignent, croyons-nous,la pensée authentique de saint Thomas, pour qui même les mouvementsimprémédités, chez un sujet en posses-sion actuellede sa liberté, à moins qu'ils ne soient par nature inévitables,prennent valeur morale. Comme il leur advient en des occasions pareilles,les
carmes de Salamanque en sontici réduits à solliciter en leur faveur des textes qui nesont pas pour eux, comme le si prsesentiat de saint Thomas, Sum. theol.,I'-II», q. LXXIV, a. 3, ad 2um, que la suite impose d'entendre d'unefaculté que l'on avait de prévenir le mouvement dérégléet non d'une excuse à l'inat-tention; comme un endroit de Capréolus(tiré du texte mentionné ci-dessus), où cet auteur,il est vrai, sous-trait au genre moral les mouvements naturels de l'ap-pétit*ensible, mais n'invoque pas le moins du monde l'inattention de la raison.En introduisant cette consi-dération, les carmes de Salamanque reviennent,en dépit de leur conclusion précédente, à cettepensée qu'une influence actuelle de la volonté, au moinsselon un mode interprétatif, est nécessaire au péchéde la sensualité. De Gonet, qui les imitera en ce point, comme illes avait justement imités sur la thèse prin-cipale (Clypeus,t. m, tract. V, disp. V, a. 2-3, éd. de Lyon, 1681, p. 395-4Q1),Contenson, qui ne tient pas pour le péché de la sensualité,pourra blâmer il unique-ment l'inconséquence. Theol. mentiset cordis, De peccatis, diss. II, c. i, éd. Vives, t. m, 1875, p.339-342. Selon cette restriction que nous critiquons, il ne resterait pointd'avantage à l'homme vertueux qui, s'étant soumis par l'effortde sa raison son appétit sensible, ne subirait plus qu'un nombrerelativement restreint de mouvements déréglés, surl'homme négli-gent qui en subirait beaucoup mais sans y avoir prisgarde, puisqu'aussi bien ils ne seraient pas chez lui des péchés.Saint Thomas tient au contraire que les péchés non délibérésde l'homme vertueux (car ils sont péchés en lui comme enquiconque) sont moins graves, toutes choses égales d'ailleurs, commeétant plus inévitables et plus rebelles aux précautionsde la raison; nous l'avons dit ci-dessus. Il est une certaine responsabilitédans l'indiscipline de l'appétit sensible que fait valoir la doctrinede saint Thomas et dont il n'est plus tenu compte chez ces commentateurs.Avec leur interpré-tation, les carmes de Salamanque ont contribuéà accréditer la distinction des motus primo-primi et desmotus secundo-primi telle qu'on l'entend encore de nos jours. Saint Thomasconnaissait bien cette dis-tinction, mais, sous le premier membre, il entendaitles mouvements naturels, dus à une altération organique,sous le second, les mouvements de sensualité propre-ment dits. InII"<« Sent, dist. XXIV, q. m, a. 2; cf. Quœst disp. de malo, q.vu, a. 6, ad 8™. En intro-duisant sous le premier membre tous les mouvementsimprévus, quelle qu'en soit l'origine, pour ne réserver lepéché de sensualité qu'aux cas de semi-délibérationou de semi-attention, on déplace très notablement et l'appréciationmorale et l'analyse de l'acte humain, telles que les avait fixéessaint Thomas.
Plus hardi, mais aussi plus conséquentque les carmes de Salamanque, Billuart, qui peut citer pour lui Contenson(loc. cit.) et Sylvius (I»-IIœ, q. LXXIV, a. 3, éd. d'Anvers,1584, p. 338-344), énonce sa posi-tion en ces termes : « Aucunpéché, au sens formel, même véniel, ne peutêtre dans et du seul appétit sen-sible, sans une influenceactuelle, au moins interpré-tative, de la volonté. »De peccatis, diss.IV, a. 2, éd. cit.. t. iv, p. 320. Avec le motd'actuel, c'est échapper à la thèse de saint Thomas.Nous ne différons que par le seul mot de consentement interprétatif,proteste Billuart. Non pas; sans compter que saint Thomas a écartéle mot (De veritate, q. xxv, a. 5, ad 5vm), toute la doctrine est ici engagée.Billuart ne reconnaît aucun péché là oùle mouvement sensible est excité avant toute attention de la raison.Il consomme la rupture entre saint Thomas et ses plus fidèles commentateurs.La thèse en prévaut encore, et les plus thomistes de nosmanuels l'ont adoptée : ainsi Prummer, Monnaie theo-logiee moralis,t. i, n. 26. Mais un retour se dessine à
183 PÉCHÉ.PÉCHÉS DE LA RAISON 184
l'authentique doctrine desaint Thomas (voir les travaux cités plus haut et celui de R. Bernard,col. 185) : par-dessus ses commentateurs et les inévi-tables déformationsdu temps, le maître est retrouvé dans son texte original etdans son milieu historique. Si la doctrine du péché de lasensualité devait être à jamais méconnue, ilfaudrait déplorer avec cette perte un appauvrissem*nt dans l'analysede l'acte humain, au total, un recul de l'humanisme.
2° Les péchésde la raison. — On a dit déjà que la raison est un sujetdu péché. L'étude en doit être aussitôtdistinguée selon les deux fonctions communé-ment reconnuesà la raison, celle de connaître et celle de diriger.
1. Comme directrice des actes humains,la raison est sujet de péché. — Elle exerce sa directionpar l'acte du commandement, à quoi peut se réduire, pource qui concerne le présent objet, l'omission délibéréedu commandement. Cet acte, s'il a un objet mauvais, ne peut manquer d'êtreaffecté d'une malice morale propre, puisqu'il vérifie lesconditions que nous avons dites plus haut; on observera seulement qu'ilest de la nature même de cet acte d'être volontaire : il estl'acte de la raison, mais de la raison mue par la volonté. Sum.Iheol., I'-Il», q. xvn, a. 1. Comme la raison exerce son commandementà l'endroit de plusieurs puissances, ibid., a. 5-7, en celles-ciassurément se répand son péché : mais en lesignalant comme péché de la raison, on dénonce laculpabilité du principe directeur d'où l'action a tirésa malice. Ainsi apparaît notamment la différence entre lepéché de l'appétit sensible commis sur l'interventionde la raison et le péché de la sensualité que nousavons décrit. Ces dénominations distinctes expriment heureusem*ntle caractère propre de chacun de ces deux péchés.Sum. thèol., I»-IP», q. LXXIV, a. 5.
La direction de la raison concerneles passions inté-rieures comme les actes extérieurs. Quantaux pas-sions intérieures, son péché a lieu selonles deux ma-nières que nous avons plus haut alléguées,soit que la raison commande une passion déréglée,comme lors-qu'on provoque en soi, après délibération,un mouve-ment immodéré de colère ou de concupiscence; soit qu'elle ne réprime pas, en ayant reconnu le dérègle-ment,un mouvement immodéré de passion surgi de lui-même.Avec ce dernier péché,»l'analyse rencontre ce que lathéologie a nommé la delectatio morosa, devenue, en notrelangue, par une traduction fâcheuse et amusante à la fois,«. la délectation morose ».
Ce péché est celuique saint Augustin appelait le péché de la femme, c'est-à-direde la raison en son office pratique. Saint Thomas l'attribue pour son compteà la raison qu'il nomme inférieure. Et il s'en explique d'unemanière qui n'est pas sans introduire ici quelque complication.La « délectation morose » dans le développementd'un acte n'est de soi qu'une phase intermédiaire, le terme étantl'exécution de l'acte. Aussi peut-on n'en délibérerque sur des consi-dérations subordonnées, celles qui sontprises de la loi humaine et de l'ordre temporel des choses : or, ce sontces considérations dont saint Thomas fait l'objet de la raison inférieure.Il adviendra du reste que l'on consente à la délectationaprès délibération sur la loi de Dieu ou, en général,sur les raisons éternelles; au-quel cas, ce péchése trouve appartenir de fait à la raison supérieure. On peutmême dire que, dans tous les cas, il appartient à la raisonsupérieure, au moins négativement, car la raison inférieurereçoit sa règle de la supérieure. Un commentateuraussi pers-picace et respectueux que Cajétan estime que ces explications,assez laborieuses, n'ont d'autre fin que de fournir une justification systématiqueaux propo-sitions de saint Augustin.In Jam-f/œ, q. ixxiv,
a. 6 et 7. On observera, enoutre, dans toute cette discussion, l'attribution à la raison del'acte du consen-tement, qui appartient proprement à la volonté: d'où de nouvelles explications. Sum. theol., 1*-IV>, q. LXXIV,a. 7, ad l"m.
Le péché de la délectationmorose est un péché mor-tel, car il peut y avoir péchémortel dans la raison inférieure. Cette appréciation, oùsaint Thomas sanc-tionne Pierre Lombard, introduit une précisiondans les. évaluations de saint Augustin : voir CONSENTE-MENT, t.m, col. 1185-86 (ibid., a. 6,8). Il y aurait lieu de rapporter ici la démonstrationqui, chez saint Thomas, fonde cette conclusion, comme d'indiquer les questionsqu'elle soulève ; on trouvera letout à l'art. DELECTATIONMOROSE. Quant à la question précise de l'attention et duconsentement nécessaires au péché mortel, nous latraiterons ci-dessous dans l'étude du péché mortel.On retiendra que, dans son jugement sur la gravite' de la délectationmorose, la théologie s'est conformée au sentiment évangéliqueet chrétien qui dénonce avec sévéritémême les péchés intérieurs.
Quant aux actes extérieurs,saint Thomas attribue ce péché à la raison supérieure,sans exception. Parce qu'un tel acte représente la consommationet l'achè-vement du péché, il y a lieu d'en délibéreren consi-dérant les règles les plus élevéesde l'action humaine : car, en tout jugement, on ne prononce en dernierressort qu'en se référant aux suprêmes principes. Descom-mentateurs, comme les carmes de Salamanque, de-vaient longuement expliqueret justifier cet argument où saint Thomas trouve une raison de l'attributionaugustinienne. In 7am-//œ, q. LXXIV, a. 7. Quant à la gravitéde ce péché, de même que la préoccupation desaint Thomas avait été de montrer la possibilité pourla raison inférieure d'être le sujet d'un péchémortel, son soin ici est de signaler qu'il puisse y avoir un péchévéniel dans la raison supérieure. Il faut voir si l'objetemporte ou non une contrariété avec la loi éternelle.Nous saisissons ici sur le vif ce déplacement sur l'objet du critèrede gravité, dont nous parlions plus haut, et la coexistence, dansla même théologie, des catégories traditionnelles avecles initiatives d'une spéculation plus expérimentée.Sum. theol., Ia-IIœ, q. LXXIV, a. 7, 9. D'une façon générale,on peut dire peut-être, que saint Augustin a fortement signaléaux théologiens, quant au péché de la raison, et lagravité de la seule complaisance intérieure et l'impor-tancedécisive du consentement.
2. Par rapport à son objetpropre, et dans l'acte même de connaître, la raison peut êtresujet de péché. — Nous quittons ici les analyses de saintAugustin, qui ne signalent de péché dans la raison que celuiqu'elle commet dans la direction de l'acte humain.
a) Cependant, et dès l'abord,nous retrouvons, en cette matière même, un effet de l'influenceaugusti-nienne. Car ce fut une préoccupation de la théologiescolastique de savoir si la raison supérieure, et par rapport mêmeà son objet propre, ne pouvait être sujet de péchévéniel. En quoi elle poursuivait sur les données traditionnellesson oeuvre de discernement. La même question est posée chezsaint Thomas, et elle est l'oc-casion de dégager un péchéintellectuel, que nous devons d'abord relever. Ibid., a. 10.
On ne peut attribuer, en effet,un péché véniel à la raison supérieureagissant sur son objet propre, où Dieu lui-même est engagé,qu'en invoquant une im-perfection de son acte. Or, tandis qu'elle n'accomplitsa fonction pratique qu'en des actes parfaits (puisqu'il s'agit alors dedécider un acte après délibération portantsur les raisons éternelles), en sa fonction spé-culative,il se peut que la raison supérieure émette des actes imparfaits.
Voici comment on les représente.Il s'agit, pour
185 PÉCHÉ.PÉCHÉS DE LA RAISON 186
l'esprit, de donner son adhésionà une vérité non évidente pour lui, mais quele témoignage de Dieu garantit. En cette conjoncture, il aàvientque l'esprit, considérant selon sa pente naturelle la véritéproposée, par exemple la résurrection des morts, l'estimeinac-ceptable; mais, après réflexion, on se rend compte queDieu révèle cette vérité et l'on y adhère.Ces mouve-ments subits et furtifs de la raison, en présence de l'objetde foi, constituent le péché véniel d'infidélité.La matière y est grave, mais elle donne lieu à un péchévéniel à cause de l'imperfection de l'acte. Cette notiond'un péché véniel d'infidélité est communechez les théologiens scolastiques; elle suppose l'idée d'uncertain pouvoir que l'on avait de retenir ces rebellions éphémères;elles sont le fait d'un esprit qui ne se laisse point subjuguer sans résistancepar la vérité divine.
Les commentateurs en sont venusà distinguer l'objet de la raison supérieure en objet primaire,les raisons éternelles et, en objet secondaire, ce qui de soi, oupar institution, appartient à l'ordre surnaturel ou s'y réduit,comme les sacrements. Ils ont pu dire ainsi que la raison supérieure,même en un acte déli-béré, peut ne commettrequ'un péché véniel, mais c'est dans le cas oùn'est en cause qu'un objet secon-daire : comme de dire délibérémentun mensonge léger dans la confession sacramentelle. Salm., In lam-/7œ,q. LXXIV, a. 10. Sur toutes les matières que nous avons jusqu'icitraitées dans ce chapitre, on lira avec intérêt laseconde des notes doctrinales de la traduction du traité du péché,éd. de la Revue des jeunes, par le P. Bernard, t. i, p. 315-335.
b) Nous quittons décidémentles catégories augus-tiniennes avec ces péchés dela raison que sont Vigno-rance et l'erreur. Il n'est plus guèrequestion à leur propos de raison supérieure ou inférieure.Et, s'il fal-lait trouver une origine aux spéculations de la théo-logieclassique en cette matière, on signalerait plutôt quelqueslignes d'Aristote, qui énoncent expressément un péchéd'ignorance : Eth. Nie., 1. III, 1113 b 30-1114 a 2; cf. 1110 b 32-33;ces brèves indications ont agi sur la pensée de saint Thomas.Nous distinguons, dans l'exposé qui suit, l'ignorance et l'erreur.
a. Le péché d'ignorance.— Commet un péché l'homme qui ignore ce qu'il peut et doitsavoir. Pour l'éclaircissem*nt de cette règle, les théologiensont avancé maintes distinctions qui ont été rapportéesà l'art. IGNORANCE. Il est seulement opportun de signa-ler ici enregard de la doctrine générale du péché, dequelle manière l'ignorance coupable vérifie les condi-tionsd'un péché.
Elle est un péchéde l'intelligence, où elle consiste dans la privation de ce quel'on peut et doit savoir. Sum. theol., I*-IIœ, q. I.XXIV, a. 5. Elle serange parmi les péchés d'omission. Assurément, lepéché de l'esprit, comme tout péché, a sonorigine dans la vo-lonté, soit que l'on ait directement voulu l'ignorance,comme c'est le cas pour l'ignorance affectée, soit que l'on aitnégligé d'acquérir la connaissance, comme c'est lecas pour l'ignorance négligente; là où l'on ne peutdiscerner soit cette volonté positive d'ignorer, soit cette négligenced'apprendre, on ne peut non plus dénoncer un péchéd'ignorance. Mais on se gardera de confondre cette origine premièredu péché avec le sujet où il s'établit. L'ignoranceest un péché intellec-tuel.
Elle prive, en effet du connaître,lequel, en l'espèce, était formellement un bien. La sciencedont elle prive était requise, et la science a pour sujet l'intelligence.Elle était requise soit à cause de l'opération qui,sans cette connaissance, ne pouvait être bien réglée: telle est la connaissance des circonstances de l'action; en ce cas, l'ignoranceest un péché dans l'intelligence ratione operationis. Soitpour elle-même, et indépen-
damment d'une opérationque l'ignorance pourrait compromettre; et, dans ce cas, elle est un péchéde l'intelligence ratione sui. Ce dernier péché est, danstoute la force du terme, un péché intellectuel : car il n'apas seulement l'intelligence pour sujet, mais tout son mal est de porteratteinte au bien de l'intelligence. « Dès lors, en effet,expliquent les Salmanticenses. disp. XIII, dub. il, n. 37, que l'hommeest intelligent et raisonnable, en vertu de la loi de la raison elle-mêmeet indépendamment des opérations de quelque autre puissance,il est tenu d'orner et de disposer son intelli-gence par la connaissancede quelque vérité; grâce à cela, il pourra sedistinguer des bêtes et se comporter en être raisonnable. Dufait, surtout, que la connais-sance de la vérité est de soiun bien excellent et pour soi-même excellemment désirable,la droite raison dicte que l'homme recherche une telle connaissance pourelle-même ; surtout à l'égard de certains principes,grâce auxquels seront exclues au moins les plus gros-sièreserreurs. Bien plus, l'erreur étant proprement le mal de l'intelligenceet l'ignorance étant la mère de l'erreur, du seul principeque l'on évitera par ce moyen beaucoup d'erreurs peut se tirer l'obligationde savoir quelque chose, de ne pas tout ignorer, et bien que l'on doivequelquefois apprendre ainsi en raison d'autres vertus, à quoi detelles erreurs s'opposeraient, cepen-dant, quand elles s'opposent immédiatementà la seule science ou studiosité, l'obligation susdite seradue à raison d'elle-même. »
Quant à la matièred'une telle obligation, continuent nos commentateurs, les théologienspensent commu-nément que tous les chrétiens sont tenus deconnaître, et sans considérer aucune autre fin que la connaissanceelle-même, en vue seulement de l'illumination et per-fection de l'intelligence,les articles de foi. La plupart des théologiens rangent, en outre,sous la même caté-gorie la connaissance des préceptesdu décalogue et des sept sacrements : «il ne convient pas,en effet, qu'un chrétien, interrogé sur ces choses, ne sachepoint s'en expliquer, indépendamment de toute autre raison. »Et bien que ces connaissances, comme celle des articles de foi, ne soientpas sans effet pratique, néanmoins elles sont requises indépendammentd'un tel effet, et sur la seule considération du bien de l'intelligence.A mesure qu'il s'agit de personnes plus élevées, et qui détiennentdes fonctions doctrinales, l'obligation sus-dite s'étend àun plus grand nombre de connaissances.
Nous ne voyons pas qu'il y ait lieude ne pas appli-quer à l'homme comme tel ce que les théologiensdisent du chrétien, car la raison de leurs conclusions se tire,on l'a vu, de la nature intellectuelle de l'homme et du bien humain dela connaissance. Il y a un fondement moral de l'instruction obligatoire,et le texte que nous avons ci-dessus traduit d'un vieux livre de disputesthéologiques, le découvre excellemment.
S'il advenait que ce péchéd'ignorance ratione sui fût la cause d'un autre péché,on obtiendrait deux pé-chés spécifiquement distincts: le péché d'ignorance et le péché commis àcause de celui-là, par exemple une fornication. Tandis que le péchéd'ignorance ratione operis ne constitue, spécifiquement et numériquement,qu'un seul péché avec celui dont il est la cause (Salm.,ibid., n. 39) : d'où sont tirées quelques conséquencessubtiles que l'on peut voir chez ces théologiens (n. 40). Cettedernière ignorance s'oppose aux vertus contre lesquelles s'inscritl'acte ou l'omission dont elle est la cause : elle n'est point un péchéd'un genre déterminé, mais qui se répand dans tousles genres dont l'igno-rance peut être l'origine. Nous avons doncici un péché qui atteint l'intelligence, dont on dit justementque l'intelligence est le sujet; mais qui s'achève dans la puissancede laquelle relève l'acte ou l'omission consécutifs. Noussavons qu'il n'y a pas d'inconvé-
187 PECHE. PECHESDE LA RAISON 188
nient à ce qu'un seulet même péché se trouve répandu en plusieurspuissances.
Pour l'ignorance qui est péchératione sui, des théo-logiens comme les Salmanticenses, ibid., n.45-46, cf. n. 23. l'opposent à la vertu de studiosité. Maiscette vertu est dans la volonté et ce péché dans l'intelli-gence.Pour cette raison, reconnaissant que la négli-gence, d'oùvient à l'ignorance sa condition volontaire, s'oppose à lastudiosité, nous estimons que ce péché s'oppose dansl'intelligence, comme l'erreur elle-même, voir in/ra, aux différentshabitus bons préposés à la rectitude des connaissancesrequises de nous. La morale de saint Thomas nomme l'hébétudeet la cécité, qui sont des ignorances contraires au don d'intelli-gence,Sum. theol., IIa-ILœ, q. xv; mais, d'une façon générale,on opposera l'ignorance au don de science, ainsi que l'indique saint Thomaslui-même, ibid., prol. qusesi.;-ct. q. ix, a. 3: si l'ignorance concerneles choses de la foi, elle s'opposera au don de science direc-tement; sielle concerne des matières étrangères à lafoi, elle s'y opposera d'une manière qu'on peut appeler réductive.Cajétan, ne découvrant point d'habitus moral à quois'opposât formellement l'ignorance, en était venu àdire que l'ignorance n'est pas un péché' par elle-même: secundum se non est peccatum. In /»m-IIœ, q. LXXVI, a. 2. Si l'onvoulait dire par là que le mal de ce péché, d'originevolontaire assurément, ne siège point dans l'intelligence,la conséquence serait irrecevable; et bien plutôt devrions-noustaxer de défaillante une morale dépourvue d'un tel habilus.La morale de saint Thomas le mentionne, encore qu'elle ne s'attarde passur cette considération. Les théolo-giens postérieursont débattu ce problème et se sont répandus en desopinions divergentes. Outre les com-mentateurs que nous avons nommés,on peut voir : Vasquez, op. cit., disp. GXVIII-CXIX,éd.cit.p. 640-644;Suarez, tr. cit., disp. V, sect. H, éd. cit. p. 557-558.
Dans tous les cas, on prendra gardeque l'ignorance,-qui est un péché, est l'ignorance actuelle.Il est vrai que ce mot d'ignorance évoque plutôt cette conditionou cet état où l'on se trouve de ne pas savoir. Un tel état,néanmoins, ne peut être que l'effet d'un péchéet non pas le péché lui-même. Celui-ci est encouruau moment où il était requis de considérer cela dontl'ignorance constitue le péché; on l'appellerait assez heureusem*ntdu nom d'inconsidération. Sum. theol., l'-lP6, q. LXXVI, a. 2, ad5om, ad 3»m. On peut pré-ciser que, pour l'ignorance rationeoperis, le moment de considérer est celui-là où l'ondoit commencer de régler l'action; pour l'ignorance ratione sui,le péché est encouru quand on a la faculté d'apprendrece que l'on est tenu de savoir; et si l'occasion s'en renouvelle, le péchélui-même se multiplie à proportion. Salman-ticenses, ibid.,n. 40.
6. Le péché d'erreur.— L'homme commet un péché d'erreur quand il se trompe alorsqu'il pouvait ne pas se tromper. Tandis que l'ignorance consiste dans lapri-vation de la connaissance, l'erreur consiste dans un jugement fauxqu'énonce l'esprit.
Cette différence entraîneaussitôt la conséquence que le péché d'erreurse vérifie en toute matière, et non pas seulement en celaque l'on est tenu de savoir. On pèche certes par erreur si, noncontent d'ignorer ce que l'on est tenu de connaître, on en vientà juger ce qu'on ignore; mais l'on pèche aussi par erreurquand l'ignorance d'où celle-là procède n'étaiten rien coupable. La raison en est que le faux, objet de l'er-reur, estproprement le mal de l'intelligence, comme la vérité estproprement son bien. Or, ce mal de l'intel-ligence, qui lèse l'hommeen l'un de ses biens naturels, s'il est volontaire, ne peut manquer dedéterminer un péché. Nous n'avons point le droit decultiver l'erreur, non plus que nous n'avons le droit de nous donner la
mort. A cet argument tirédu bien naturel de l'homme, on peut ajouter cette considérationspéciale que la connaissance de la vérité, fût-cemême des vérités par-ticipées, représenteune anticipation de notre béati-tude, laquelle consiste dans laconnaissance de la première vérité. Il ne semble pasque nous puissions contrarier cette béatitude anticipée,puisque la béati-tude, en définitive, ne fait que représenterla suprême exigence de notre nature, que nous ne pouvons d'au-cunefaçon offenser. En quelque matière donc que ce soit, nousn'avons point la liberté de juger à notre gré, sanssouci du vrai ni du taux. Le bien de la vérité est loin d'êtrele moins impérieux qui s'impose à nous Et parce que l'erreurest la ruine de la vérité, elle ne peut manquer, étantvolontaire, d'être un péché.
Saint Thomas allègue en maintsendroits le péché d'erreur. Il signale un péchédans l'erreur relative à ce que l'on peut et doit savoir. Sam. theol.,Ia-II*, q. xix, a. 6; q. LXXIV, a. 5. L'infidélité n'estque le plus considérable des péchés d'erreur. II'-II*,'q. x. a. 2. Le péché de sottise consiste dans un jugementinepte et grossier sur les choses divines qu'un précepte exprèsnous fait obligation de connaître. IIa-IIœ q. XLVI. Mais saint Thomasreconnaît aussi un péché dans l'erreur, indépendammentde la matière qu'elle touche. De malo, q. ni, a. 7. Et il n'excuseexpressé-ment que l'erreur relative aux qualités moralesdu prochain : car il demande qu'en cas de doute l'on en juge en bien, dût-onse tromper, ll'-ll^, q. LX, a. 4, ad 2um. Les commentateurs n'ont faitsur ce point qu'accuser la pensée du maître. Pour Cajétan,qui est net à souhait, l'erreur a raison de péchéquand on pouvait savoir ou ne point juger : « Il n'est pas en effetsans péché que l'on ait sciemment une opinion fausse au sujetdu triangle cependant qu'on peut l'avoir vraie ou n'en pas avoir du tout,en suspendant l'adhésion, puisque c'est un mal de l'intelligencequ'une fausse opinion en quelque matière que ce soit. » InI*™-II&, q_ LXXIV, a. 5. Selon les carmes de Sala-manque, dont la décisionn'est pas moindre, « l'erreur actuelle, à moins qu'elle nesoit invincible, est toujours formellement un péché, nonseulement quand elle concerne ces matières dont nous avons dit quel'igno-rance est un péché, soit d'elle-même, soit àraison de l'effet; mais, en quelque matière que ce soit, fût-ellemême purement spéculative ». Disp. XIII, n. 47. Cesderniers commentateurs ajoutent que l'erreur précisé-mentspéculative, à moins qu'elle ne touche les choses de la foi,n'excède point la faute vénielle, puisqu'elle ne s'opposepas à la charité de Dieu ni du prochain, et qu'elle n'apportepas un grand dommage à celui qui se trompe. Ibid. Nous croyons quesaint Thomas se fût montré plus sévère; àpropos du mensonge, il taxe de mortel en lui-même le mensonge portantsur quelque chose dont la connaissance intéresse le bien de l'homme,puta quœ pertinent ad perfectionem scientise et informationem morum : carun tel mensonge, in quantum infert damnum falsse opinionis proximo, contrariaturcaritati quantum ad dileclionem proximi. II»-!!18, q. ex, a. 4. Nepeut-on s'infliger aussi à soi-même un grave dommage en versantdans de cer-taines erreurs? Pour autant qu'elles sont volontaires, ceserreurs-là contrarient la charité que l'on doit àsa propre personne et sont des péchés mortels.
Sur cette question du péchéd'erreur, les théolo-giens en général n'abondent pas;l'ignorance a retenu tous leurs soins. La plupart se contentent de la nom-meren passant, et sans en faire l'objet d'un débat spécial.Outre les commentateurs de saint Thomas allégués ci-dessus,on peut citer l'opinion de Durand de Saint-Pourçain favorable aupéché d'erreur : In II™ Sent., dist. XXXIX, q. n, éd.cit., p. 169 b-c; et ce passage de Suarez, où se trouve confirméela doc-
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DE LARAISON
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trine que nous avons agréée: « Cajétan signale une différence entre l'ignoranceet l'erreur : l'ignorance, en effet, n'est un péché que sil'on ignore ce que l'on doit savoir; mais l'erreur volontaire, en quelquematière que ce soit, est toujours tenue pour péché.Et ceci semble exact... Et la preuve en est que l'erreur de soi est objetmauvais et un défaut contraire à la nature de l'homme, quine peut être ordonné à aucune fin bonne : donc on nepeut l'aimer honnêtement. Confir-mation : le mensonge est de soimauvais; donc un jugement faux est davantage mauvais. D'où il ressortque c'est toujours un péché de s'exposer téméraire-mentaux erreurs, soit véniel, soit mortel, selon la qua-litéde la matière. Il en irait autrement si l'on se bor-nait àavoir une opinion probable, puisqu'alors on ne se trompe pas volontairement.» De peccalis, disp. V, sect. n, éd. cit., p. 557.
Que l'erreur soit volontaire, celaarrive de plusieurs façons. Elle peut l'être directement :si l'erreur est elle-même l'objet de l'acte de la volonté;par compa-raison avec l'ignorance pareillement volontaire, on peut appelerce péché l'erreur affectée. Elle peut être volontaireindirectement : si l'on se trompe pour avoir négligé d'apprendrece que l'on doit savoir. Sum. theol., I»-IIœ, q. xix, a. 6. Dansle cas où, ne voulant pas directement me tromper, cependant je jugeen une matière que j'ignore n'ayant pas d'ailleurs à la con-naître,il reste que je fais preuve de présomption ; mon erreur est parlà volontaire : Non enim est absque pras-sumptione quod aliquisde ignoralis sententiam ferat, et maxime in quibus periculum existit. Demalo, q. m, ,i. 7.
Toute erreur n'est-elle pas volontaire,au moins en cette dernière façon? Dès lors, touteerreur n'est-elle pas un péché? La question a fait l'objetd'un récent débat. L'analyse psychologique de l'erreur ayantconduit le R. P. Roland-Gosselin à cette conclusion qu'au principedu jugement faux et forçant contre sa nature l'adhésion del'esprit il y a une intervention de la volonté, on pouvait se demandersi, de sa nature même, l'erreur n'était pas dans tous lescas coupable. Voir Roland-Gosselin, La théorie thomiste de l'erreur,dans Mélanges thomistes, 1923, p. 253-274; Henry, L'imputabilitéde l'erreur d'après saint Thomas, dans Jievue néo-scolastique,t. xxvn, 1925, p. 225-242; Ro-land-Gosselin, Erreur et péché,dans Revue de philoso-phie, t. xxvm, 1928, p. 466-478; compte rendu cri-tiquedes précédents dans Bulletin thomiste, 1929, p. 480-490;cf. J. de Blic, Erreur et péché d'après saint Thomas,dans Revue de philosophie, t. xxix, 1929, p. 310-314 ; Delerue, Le systèmemoral de saint Alphonse de Ligori, Salnt-Étienne, 1929, p. 109-115.
Il est certain que saint Thomasreconnaît au prin-cipe de l'erreur de l'ange comme du premier hommeun désordre volontaire sans lequel jamais cette erreur n'eûtété possible. De malo, q. xvi, a. 6; Sum. theol., I*, q.LVIII, a. 5; De veritate, q. xvm, a. 6; Sum. theol., la, q. xciv, a. 4.Il est certain qu'en l'absence de l'objet évident, qui est son motifpropre, l'intelligence d'elle-même s'abstiendrait de juger; aussile premier homme, dans l'état d'innocence, n'avait-il pas d'opinions». De ver., loc. cit. Mais, s'il faut recon-naître une déchéancedans cette condition où nous sommes de juger, même en dehorsde la foi surnatu-relle, sur l'intervention de la volonté, on n'ypeut voir, dans tous les cas, un mal de faute. Car l'homme a la facultéde mesurer l'adhésion de son esprit selon les indices de vraisemblancequ'il a recueillis : soupçon, opinion, tous les degrés quivont du doute à la certi-tude; il n'en est pas réduit infailliblementà ces deux extrêmes. Sous réserve que l'enquêteait été loyale et diligente, l'adhésion de l'intelligence,si elle est pro-portionnée aux indices, n'est pas une faute. Ilse peut
qu'on fasse erreur, il sepeut que l'on juge vrai : il n'importe; la démarche intellectuellea été irrépro-chable. La formido errandi, qui subsisteen son juge-ment, sauve l'homme d'avoir mal usé de son intelli-gence,en ce cas où son objet propre faisait à celle-ci défaut.On peut établir que saint Thomas, dans les textes où il condamnel'erreur, ne vise pas cette opi-nion craintive. Bull, thom., loc. cit.,p. 487-488.
Il semble même que, dans l'ordrepratique, la né-cessité d'agir permette que l'on change encertitudes pratiques des jugements qui, absolument, ne devraient êtreque des opinions, si l'on a fait l'enquête loyale et diligente quecomporte la situation. Sum. theol., I'-Ipe, q. xix, a. 6; autres textescités dans Bull, thom., loc. cit., p. 488. Mais, hors l'ordre pratique,la volonté peut-elle appliquer l'intelligence à une adhé-sionentière et, sans qu'il y ait motif de certitude, à savoirl'évidence (ou le témoignage divin), imposer la foi? Absolument,il faut dire qu'en dépassant les garanties intellectuelles, la volontéimpose un jugement injustifié; et l'homme pèche contre cebien de la vérité dont nous avons dit qu'il est inviolable.Notre appré-ciation rencontre exactement ici un énoncéde Cajétan : [opinio est illicita] dum nimis firmiter inhœreturopi-nioni et asseritur ut certum et indubitatum quod lamen est infra latitudinemopinabilium. Et hinc ssepe erratur ex nimio affectu ad nostra et minorequam opus fuerit examine, resolulione ac judicio, dum probabilia acci-piunturut demonstrata. Cajétan, Summa de peccatis, au mot Opinio. Néanmoins,on éviterait ce péché si l'on croyait invinciblementposséder l'évidence de ce dont on juge. Or, cet étatest possible. Si l'on pouvait réduire ce jugement aux premiers principesévidents, on verrait bien qu'il est intenable. Mais celui qui l'énoncepeut, en ce qui le concerne, être persuadé de sa vérité; il a mis tous ses soins à bien comprendre cet objet; il se croiraitdéloyal s'il en jugeait autrement; en réalité, ilse trompe, mais au principe de son jugement faux il y a une ignorance invincible.La considération d'une ignorance invincible s'introduisant au principed'un jugement faux et sincère nous semble en cette matièred'une grande importance. L'analyse psycho-logique de l'esprit nous convaincque cet homme juge par le secours de sa volonté; mais une telleinterven-tion de la volonté ne crée pas le volontaire : puisqu'ilest à son principe une ignorance qui est l'ennemie du volontaire.On ne peut croire que l'on se trompe. Nous n'insistons pas sur les conditionsde parfaite loyauté qui sont ici requises, non seulement àl'ins-tant où l'on prononce le jugement, mais tout au long des informationsqui l'ont préparé, sans laquelle l'erreur dont nous parlonsne serait pas excusée d'être un péché. Noussignalons seulement le cas possible de l'intègre et résoluebonne foi. Aristote, pour ce cas, nous appuie, cai il est difficile, dit-il,de savoir si l'on sait; se méprenant sur les principes de sa connaissance,on leur attribue une valeur qu'ils n'ont pas (11 Analytiques, 1. I, c.ix, 76 a, 26-30). Il faut prendre garde aussi que les hommes professentmain-tes opinions sans mesurer «xactement le degré d'adhé-sionqu'ils leur accordent; ils en font usage soit pour l'action, soit mêmepour la spéculation et l'entretien de leur esprit, comme s'ils enétaient certains, mais ils n'y sont pas, en fait, attachéscomme à des certitudes. On évite en somme le péchéd'erreur dès qu'on n'entretient pas en faveur d'un jugement incertainun attachement sciemment démesuré. De cette appré-ciation,nous rapprochons un texte de saint Thomas qui n'a pas été,croyons-nous, versé au débat; en dehors des matièresde foi et de mœurs, y lit-on, les disciples peuvent suivre l'opinion detel ou tel maître sans verser dans<le péché d'erreur:car en ce cas s'applique le mot de l'Apôtre : Vnusquisque in suosensu abundet.
191 PECHE. CAUS
Quodlibel, m, a. 10. Nous avonsainsi retrouvé le jugement commun des théologiens et de saintThomas qui distinguent l'erreur coupable et l'erreur innocente selon quece jugement est volontaire ou involontaire. Il suffisait de signaler quela volonté peut s'introduire ici comme partout en des conditionsqui sauvent l'involontaire. Ainsi est dénoncé le péchéd'erreur, sans que soient incriminées cependant nombre de nos erreurs.11 est superflu de recommander la belle dis-cipline intellectuelle quiressort de cette morale, où règne, par dessus tout, le sentimentde l'excellence de la vérité.
VI. LES CAUSES DU PECHE. — Nousavons considéré jusqu'ici le péché en lui-même,dans sa conversion, dans son aversion, dans les régions de l'âmeoù il se répand. Reste à savoir d'oïl i7 vient.Sous le nom de « causes », on entend ici les causes efficientes,telles que l'idée d'ailleurs s'en vérifie dans l'ordre volontaire,d'où le péché procède comme un effet de sonagent. Il est naturel d'entreprendre cette recherche, d'abord en général;d'où l'on procédera ensuite à l'étude spécialede la matière considérée.
/. LES CAUSES DU PÉCHÉES GÉNÉRAL. —• 1° 11 tj a lieu de rechercher des causesau péché. — Sommes-nous d'abord assurés que le péchéait des causes? On n'émet point ce doute à propos de la vertu,par exem-ple, ou de l'acte humain comme tel. Mais le péchéest un mal. Du mal en général, on s'informe justement s'ila des causes; de ce mal qu'est le péché, saint Tho-mas ledemande aussi.
Il le fait dans les termes mêmesqui conviennent au mal en général et il aborde ici le péchépar l'endroit où il comporte une privation. Comment, demande-t-il,cette privation tient-elle à une cause? Il observe aussitôtqu'il y a cette différence entre la privation et la négation,que celle-ci, qui est pur défaut, est suf-fisamment expliquéepar l'absence de cause; tandis que la première, qui est le défautde ce qui était natu-rellement requis, n'est expliquée quemoyennant une intervention positive, laquelle a tenu en échec larequête naturelle. L'obscurité de la nuit tient au défautde la lumière; mais une éclipse du jour suppose quelque agentsans quoi la lumière n'eût pas cessé de se ré-pandre.Dès lors, à la privation du péché, il y a lieud'assigner une cause. Comme elle affecte l'acte humain, la cause n'en peutêtre que le principe même de cet acte à l'efficienceduquel rien ne concourt que l'agent lui-même. Et, dans l'agent, c'estproprement la volonté dont l'acte humain est l'effet. Il faut doncchercher dans la volonté l'origine de cette privation dont souffrele péché. On remarquera avec quel soin et quelle fer-metésaint Thomas traite le péché formellement comme acte volontaire.De la privation du péché, la volonté cependant n'estpas la cause par soi : une cause n'émet pas une privation commeelle émet un effet positif. La volonté, comme tout agent,par soi émet son acte, lequel se trouve, dans le cas, affectéde privation. Elle est ainsi cause par accident de la pri-vation. Resteà déceler d'où vientici l'accident et pour-quoi lavolonté, causant mn acte, en même temps cause sa privation.D'une façon générale, et mis à part les empêchementsextérieurs qui n'interviennent pas ici, le mal d'une action tientau défaut de l'agent. Pour définir ce défaut, regardonsde quelle sorte est le mal. Celui du péché est la privationde la rectitude raisonnable, de la bonté d'être conforme àla loi éter-nelle. Le défaut de la volonté sera donccelui de la direction qu'elle eût reçue de la raison et dela loi divine. Parce qu'elle est ainsi disposée, l'acte, dont elleest par soi la cause, ne peut manquer d'être frappé de laprivation caractéristique du péché. La formule suivantede saint Thomas conclut ces analyses : Sic igitur, voluntascarens directione régulas ralionis et
ES DUPÉCHÉ 192
legis divinœ, intendens aliquodbonum commutabile, causât actum quidem peccali per se, sed inordinationemactus per accidens et prœter intentionem : provenu enim defectus ordinisin actu ex defectu directionis in volun-tate. Sum. theol., I"-IIiE, q.LXXV, a. 1.
En cette détermination dela cause du péché, se retrouve l'avantage qu'offre la doctrinethomiste de la cause du mal en général, et qui est de respecterl'es-sentielle ordination de tout agent au bien; il est ici d'autant plusappréciable que la volonté, entre tous les agents, excellepour son amour du bien. La notion de cause par accident assure cet avantage;toute l'in-sistance de saint Thomas est de montrer que la volonténe cause le mal du péché qu'accidentellement et non par soi.On prendra garde aussi que nous avons assigné au péchéune cause qui n'est pas elle-même un péché, faute dequoi nous n'aurions rien expliqué. Car le défaut auquel nousrecourons, antérieurement à l'ac-tion, n'a point raison demal, ni de peine, ni de faute. Ne pas appliquer la règle est alorspure négation. En cet état, la volonté est bonne.C'est une telle volonté, dont nous disons qu'elle est la cause dupéché, en ce que, passant à l'acte, on ne pourvoitpas à la rectifier; mais, en dehors de l'acte, il n'y avait pasà la recti-fier. Saint Thomas là-dessus est formel : Si enimratio nihil consideret vel consideret bonum quodcumque, nondum est peccatumquousque voluntas in finem inde-bilum lendat, quod jam est voluntatis actus,Cont. gent., 1. III, c. x, et encore : Unde, secundum hoc, peccali priminon est causa aliquod malum, sed bonum aliquod cum absenlia alicujus alleriusboni. Sum. theol., I»-II», q. LXXV, a.l, ad 3"m; cf. I»,q. XLIX, a. 1. Avec ce défaut de la volonté, est atteintela cause pro-chaine et universelle du péché. Reste sans douteà rechercher d'où vient que là volonté soitainsi établie en condition défectueuse : en cette rechercheprécise, se prolonge l'étude des causes du péché.Voir ci-dessous. Saint Thomas a donc conduit son analyse en vue de signalerl'origine et la cause de cette privation où se consomme le mal dupéché, où l'acte humain mau-vais rejoint le genredu mal absolu. Sa pensée en ce sens est assurée. Pour nous,qui avons expressément -reconnu que le mal du péchén'est point seulement pri-vation mais déjà tendance positive(et des commen-tateurs comme les Salmanticenses lisent cet enseigne-mentjusque dans l'article que nous venons de rap-porter), nous pouvons préciserque la privation est consécutive à cette adhésionde la volonté au bien déré-glé où sevérifie déjà le mal du péché, positivement;qu'elle ne dérive du défaut de la volonté qu'en tantque celle-ci s'est portée de soi vers un objet contraire àla règle de raison, en quoi déjà est constituéle péché. Ainsi obtenons-nous une formule synthétiquede la causalité du péché, attribuable à unecause par soi; la privation, accidentellement causée, étantétrangère à la constitution même du péché.Les Sal-manticenses optent nettement pour ce parti. Mais l'on pourraitdire aussi que la contrariété même de l'acte volontaireà la règle de raison, en quoi se vérifie sa malicepositive, est déjà l'effet d'une cause acci-dentelle, ence sens qu'elle tient à l'adhésion de la volonté àla bonté même de l'objet, seule voulue par soi, son agrément,par exemple, ou son utilité. Et, dans ce cas, serait maintenue laformule disjonctive de la causalité du péché, quiest celle de saint Thomas, où lepéché n'est pointsimplement attribué à sa cause, mais distribué enses parties, lesquelles soutiennent avec la cause des rapports divers.Dans l'un et l'autre cas, la malice positive s'insère à l'intérieurde l'ana-lyse expresse de saint Thomas, où elle introduit une complication,mais qui est aussi un surcroît de con-naissance. Elle ne substituepas une théorie à une [ autre.
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Même complication etmême fidélité si l'on en vient, avec les Salmanticenses,disp. XII, dub. i, à concevoir au principe du péchéune poteniia peccandi qui soit chose positive et non proprement défaut;ils l'exigent comme l'origine propre de la malice positive, et la représententcomme la puissance de tendre vers l'objet non convenable; elle expliqueque la volonté se serve de son défaut, car il advient qu'ellene s'en serve pas, se rectifiant au moment d'agir. En définitive,le péché cependant vient de ce que la volonté a agisans règle. Qu'une règle ne s'impose point, et l'idéemême d'objet discordant s'évanouit, et la puissance de péchern'est plus que la puissance d'agir. La volonté défectueusene laisse pas de rendre compte formellement du péché. I»-II»,q. LXXV, a. 1.
2° D'où provient le défautde la volonté? — Nous avons dit comment développer correctementl'étude des causes du péché : on ne peut qu'y rechercherd'où vient que la volonté soit établie en cette conditiondéfectueuse que nous avons marquée. Cette étude accomplie,en même temps qu'elle perfectionne la doctrine du péché,est propre à nous assurer sur le péché la maîtrisepsychologique, où tend, en une telle matière, l'effort dela connaissance.
Les causes intérieures s'offrentdès l'abord à notre entreprise. Dans l'âme, qu'est-cequi agit sur la volonté pour la mettre en cette disposition d'oùsortira le péché? Retenons ici le bénéficede notre première détermination, et ne recherchons pointce qui incli-nerait la volonté vers quelque privation, mais bience qui la dispose à agir, quoique de telle façon qu'une privationdoit s'ensuivre. Or, d'une façon générale, concourentà l'acte de la volonté la volonté même et laraison, voire les sens et l'appétit sensible par quoi est sollicitéela volonté. Seule, cette puissance exerce l'acte, mais les autres,et la volonté elle-même considérée en ses inclinations,préparent l'objet. Que l'objet ainsi élaboré ne conviennepas, et la volonté s'y portant commettra le péché.Il suffit, pour qu'il ne convienne pas, qu'une seule des puissances intervenantdans l'élaboration d'un acte volontaire ait déterminél'inapplication de la règle de raison; à cette puissanceest alors attribué le péché, encore que les autresaient pu se ressentir de son propre désordre. D'où les catégoriesdistinctes des péchés de sensibilité, d'ignorance,de malice, selon qu'il faille découvrir dans l'appétit sensible,dans la raison ou dans la volonté la première origine dupéché; mais tout péché em-porte un désordrede volonté, comme nous le savons déjà, et comporteune ignorance, comme nous le dirons bientôt, quelle que soit la puissancede l'âme d'où il dérive premièrement. On voitque la sensibilité et la raison, que nous avons considéréesprécédemment comme des sujets du péché, oùse situe l'acte mauvais issu de la volonté, seront ici considéréesproprement comme des causes du péché, grâce auxquellesla vo-lonté en viendra à cet acte mauvais : elles représententà ce titre une donnée naturelle, antérieure au mal,lequel s'inaugure avec l'acte volontaire lui-même. Nous ne mettonspas des péchés au principe du péché. la-IIas,q. LXXV, a. 2.
On peut ensuite rechercher si lepéché n'a point des causes extérieures, c'est-à-direagissant sur les puis-sances de l'âme en des conditions telles quede celles-ci procède le péché : car il est impossibleque le péché ne procède pas du dedans. Tout agent,auquel est sou-mise quelqu'une des puissances intéresséesau péché, tombe ici sous l'examen. Sur la volonté,Dieu seul agit. Sur la raison, par mode de persuasion, l'homme et le diableagissent. Sur la sensibilité, les objets sen-sibles et ceux quiles lui proposent. De ces causes, comme des causes extérieures,il y a donc lieu de définir l'influence par rapport au péché.On ne le fera point
sans se donner en mêmetemps de quoi apprécier plus précisément la gravitédes péchés, par l'endroit où celle-ci dépenddu volontaire. Sum. theol., I»-IIœ, q. LXXV, a. 3.
3° Le péché causede péché. — Nous aurions ainsi défini le programmecomplet de notre recherche, s'il n'y avait lieu de considérer, entretoutes les causes du péché, le péché lui-même.Par rapport à celles que nous avons dites, il n'est pas une causenouvelle. Mais on comprend que d'avoir commis un péché, celapeut disposer les puissances de l'âme à préparer unpéché nouveau, comme à subir plus docilement les influencesextérieures favorables au péché. Une âme depécheur est un milieu propice à la naissance du péché.En cette considération, la théologie systématiquerencontrera de vieux usages de la pensée chrétienne, dontl'un s'exprime en la célèbre théorie des péchéscapitaux, ja-iiœ, q. LXXV, a. 4.
II. LES CAUSES DU PÉCHÉEN PARTICULIER.— Selon le programme que nous venons de fixer, oùune théo-logie systématique tente de comprendre et d'ordon-neren un tableau complet des causes du péché l'abon-dance etla diversité de matériaux traditionnels, la présenteétude se répartit en celle des "causes inté-rieuresdu péché, des causes extérieures du péché,des péchés comme causes d'autres péchés.
1° Les causes intérieuresdu péché. ?— On veut donc dénoncer ici les pointsoù le péché entre dans l'âme. L'analyse ci-dessusévoquée a préparé la triple répar-titionde cette matière. Avec les noms de péchés d'ignorance,d'infirmité, de malice, la théologie de saint Thomas élaboreici des catégories anciennes et fami-lières entre lesquelleson avait distribué les péchés.
Elles se trouvent, par exemple,dans la Somme d'Alex, de Halès où elle fournissent la matièred'un traité entier à l'intérieur de la partie consacréeau péché. On en a déjà l'idée nette,par exemple dans ce passage d'Origène, qui s'autorise, pour la présenter,d'une énumération tripartite de saint Paul : « Ce n'estpas sans raison, à mon avis, que Paul emploie diffé-rentstermes, parlant tantôt d'infirmes, tantôt d'im-pies et tantôtde pécheurs, pour qui le Christ est mort... Ou bien, en effet, ignorantDieu, quelqu'un pèche dans les ténèbres, et c'estun impie; ou, voulant observer le précepte, il est vaincu par lafragilité de la chair, séduit par les appâts de lavie présente, et c'est un infirme; ou, le sachant et le voulantbien, il méprise le précepte, déteste la disciplinede Dieu et rejette derrière lui ses paroles, et c'est un pécheur.» In epist. ad Rom., iv, 11, P. G., t. xiv, col. 999 BC; cf. un développementanalogue sur les trois catégories de pécheurs, distinguéespar saint Paul chez les Corin-thiens, malades, faibles, endormis, In Malth.,tom. x, n. 24, P. G., t. xin, col. 900-901 (cité par F. Cavallera,La doctrine de la pénitence au IIIe siècle, dans Bulletinde litt. eccl., Toulouse, 1929, p. 34). L'ordre de cette étude sembleêtre celui de l'influence décroissante des causes considéréessur le volontaire de l'acte du péché : l'ignorance, par quoil'on commence, allant jusqu'à ôter le volontaire, la passionle diminuant, la malice lui laissant toute sa pureté. Il se confirmeainsi que l'étude des causes du péché doit permettreune évalua-tion plus précise de la gravité des péchésen tant qu'elle dépend du volontaire.
1. L'ignorance. — Sans influencefâcheuse de la sensibilité, sans disposition maligne de lavolonté, le péché cependant peut s'insinuer dans l'âmepar la voie de la raison. L'ignorance est cette voie.
En l'étude de cette causedu péché, saint Thomas utilise des analyses qu'avait faitesdéjà Aristote; la théologie postérieure devaity introduire maints dis-cernemen's nouveaux. Voir IGNORANCE. Nous obser-veronsseulement que l'ignorance cause l'acte du

DICT. T,& THÉOL.CATHOL.
T. — XII -7
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péché ut removensprohibens, c'est-à-dire en privant de la science qui eut empêchél'acte du péché, ce qui est causer par accident; et qu'iln'est pas superflu, si l'on veut bien'juger de cette cause, de savoir sil'igno-rance dont il s'agit est elle-même un péchéou non, car elle peut l'être, comme nous avons dit plus haut.
A l'intérieur de cette question,une difficulté a beau-coup tourmenté les théologiens: le péché commis par ignorance vincible est-il de la mêmeespèce que s'il avait été sciemment commis'! Touss'accordent sur les péchés commis par ignorance vincibleet coupable du droit naturel, comme un homicide, une fornication, lesquelsrestent alors à leur espèce. Us divergent quant aux péchéscommis par ignorance du fait ou du droit positif. Cajétan, qui aconclu ses laborieuses recherches dans le commentaire de Ia-IIœ, q. LXXVI,a. 4, tient que les péchés commis par ignorance du fait appar-tiennentnon à leur espèce propre, mais à l'espèce dupéché directement voulu; les divers péchés,par exemple, causés par l'ignorance où l'ivresse met un homme,sont des péchés d'ivresse. Les péchés commispar ignorance du droit positif sont de la même espèce oùils eussent été commis sciemment, mais d'une manièreréductive. Le principe engagé dans cette que-relle est qu'unpéché ne peut recevoir son espèce de cela qui n'estpas principalement objet d'intention. Cajétan, qui entend strictementce principe, en déduit ce que nous venons de dire. Les Salmanticenses,en revanche, ne l'entendent point sans accommodement; leur opinion estcelle-ci : tous les péchés commis par ignorance absolumentvincible, en tant que telle, qu'elle soit l'ignorance d'un droit quelconqueou d'un fait, qu'elle ôte ou non l'usage de la raison, demeurentabsolument dans leurs espèces propres, où ils eussent étésciemment commis. (Disp. XIII, dub. in, où l'on trouvera une amplediscussion de ce problème; Ia-II26, q. LXXVI.)
2. La passion. — Attribuer àla sensibilité l'origine d'un péché suppose que cettepuissance agit de quel-que façon sur la volonté, la mettanten cette condition d'où nous avons dit que tout péchéprocède. Saint Thomas le démontre d'abord.
La sensibilité, dit-il, exercesur la volonté une motion indirecte, soit qu'elle opère unecertaine diver-sion en faveur de son propre objet, soit qu'elle fasse jugerbon l'objet où elle se complaît. Mais l'influence ainsi décriteira-t-elle jusqu'à faire juger la raison à l'encontre d'elle-même?Informée du droit, informée du fait, et donc purgéede toute ignorance, la raison se démentlra-t-elle pour juger dansle sens de la pas-sion? On aura reconnu dans cette question la célèbredifficulté de Socrate. De celle-ci, le bref exposé dans Aristote,Eth. Nie, 1. VII, c. ni, 1145 b, 21-27. Grâce à la distinctionde la connaissance actuelle et habi-tuelle, saint Thomas peut, aprèsAristote, justifier la coexistence dans l'âme du jugement faux inspirépar la passion et des connaissances droites qui, sans la passion, eussentcommandé une action bonne. On convient ainsi que le péchéde passion comporte une ignorance actuelle; par là on sauve ce quel'on peut de l'opinion de Socrate. Mais il est assuré que l'hommecédant à sa passion peut cependant savoir, et actuelle-ment,qu'il agit mal : l'on décrira justement ce phé-nomèneet la coexistence dans le même esprit, sur le même objet, enmême temps de l'erreur et de la vérité, par la distinctionde la connaissance pratique et de la connaissance spéculative, celle-làseule étant, dans le cas, sous l'empire de la passion. Aristoteet saint Tho-mas n'ont, du reste, point méconnu ce cas. Voir, pourle premier, les endroits cités par Ross, Aristote, trad. fr., Paris,1930, p. 312, n. 1. Chez saint Thomas, la distinction de l'ordre spéculatifet de l'ordre pratique est fréquente. Sur toute cette question :Cajétan, In
7am_//aj) q. LXxvn, a. 2;Salmanticenses, in h. art., n. 3. On trouvera le développement desanalyses ici alléguées sous l'article PASSION. Outre qu'ellesrendent compte de l'expérience commune, elles ont, pour le théologien,l'avantage de s'inscrire en cette lutte de la chair contre l'esprit, quedécrivent notamment tant de textes célèbres de saintPaul. I^-llx, q. LXXVII, a. 1, 2.
La passion reconnue comme causedu péché, on mesure combien la gravité du péchés'en ressent. L'acte libre, émis sous l'effet d'une passion, estd'au-tant moins volontaire, et donc moins méritoire, s'il est bon,moins grave, s'il est mauvais. Non que la volonté, en ce cas, seporte avec moins d'énergie vers son objet : son mouvement, au contraire,est plus vif. Mais il lui est moins propre. Elle est sous le coup d'uneimpulsion étrangère. Son acte, plus vigoureux, ne lui appartientpoint purement. On tiendra compte, cepen-dant, dans l'appréciationmorale de l'acte volontaire issu de la passion, de la nature volontaireou involon-taire de la passion elle-même; cette considérationjoue dans le cas même où la passion va jusqu'à ôterl'usage de la raison. Il faut prendre garde que la dimi-nution de la graviténe signifie point que le péché de passion ne puisse êtremorte] : certains le sont; à savoir: lorsque l'objet étantcelui d'un péché mortel, la délibération raisonnablen'est point compromise par la passion. Nous pouvons n'énoncer ainsique les propositions fondamentales de la doctrine qu'on trou-vera développéeà l'article PASSION déjà cité.
En cette évaluation de lagravité, saint Thomas rencontre encore des enseignements de saintPaul, notamment Rom., vu, 5, passiones peccatorum operan-tur in membrisnostris ad fructificandum morti : voir sur ce verset le commentaire duP. Lagrange, L'épître aux Romains, h. I. Sur l'ensemble dela doctrine pauli-nienne relative au conflit de la chair et de l'esprit(qui déborde assurément le cas particulier que nous consi-déronsici, mais où il peut être compris), voir Prat, La théologiede saint Paul, 9e édit., t. i, p. 268-284; t. n, p. 81-90; Lemonnyer,Théologie du Nouveau Testa-ment, p. 80-85. Un texte de l'épîtrede saint Jacques donne une belle description psychologique de la ten-tationpar la concupiscence, i, 14-15; voir le commen-taire de Chaine, p. 21-22.Ia-IIœ, q. LXXVII, a. 6-8.
Autour des phénomènesque nous venons de signa-ler, un vocabulaire, des classifications, desinterpréta-tions se sont formés dans la tradition chrétienne,qu'une théologie systématique se doit d'annexer àsa propre élaboration. Une part de l'effort de saint Tho-mas a étéde le faire.
Un usage unanime dénommele péché commis par passion 'péché d'infirmité.Le mot emporte avec soi une idée d'indulgence et exprime le sentimentqu'un tel péché est, plus que les autres, digne de pardon.Il n'est pas difficile de le justifier. L'infirmité désignecet empêchement où se trouve une partie du corps d'exer-cerson opération propre, étant soustraite à l'empiredu principe de l'unité et du gouvernement corporels; la passionsoustrait l'appétit sensible à l'empire de la raison et seproduit, par conséquent, en mouvements désordonnés.Le mot d'infirmité, en somme, traduit bien les analyses que nousavons faites. On observera que cette dénomination de la passioncomme infir-mité, qui coïncide avec le vocabulaire stoïcien,cf. Cicé-ron, Tuscul., 1. IV, c. XIII, n'emporte aucune adhésionà la psychologie stoïcienne des passions. Nous enten-dons bienque les passions sont aptes à être introduites dans l'économied'une vie vertueuse. Sum. theol., Ia-IP6, q. LXXVII, a. 3.
Une antithèse célèbrede saint Augustin fait de l'amour de soi le principe de tout péché,comme de l'amour de Dieu le principe de toute action bonne. De
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civil. Dei, XIV, xxvm, P.L., t. XLI, col. 436. Userait aisé d'y entendre l'amour de soi universellement: car l'amour de soi comprend l'amour des biens voulus pour soi ; commel'on n'aimerait pas ces biens, si on ne les voulait pour soi premier aimé.On réduit, en somme, à l'unité d'un amour principalla multitude des amours où le pécheur se répand. IIest clair que l'on parle ici d'un amour de soi déréglé: car nous professons qu'il est un amour naturel de l'homme pour soi-même,et nous ne préconisons pas qu'il s'en délivre. Nous retrouveronscette idée ci-dessous quand on dénoncera l'orgueil commele commencement de tout péché. Qu'on l'applique, dèsici, en faveur spé-cialement des péchés de passion,nous rappelle que, d'une certaine façon, la chair, donc l'amourdes biens sensibles, et donc l'amour de soi comme principe de l'amour desbiens sensibles, est la cause de tous nos désordres moraux : omnisrationis humanee defectus ex sensu carnali aliquo modo initium habet, Sum.theol., Ia-IIœ, q. LXXII, a. 2, ad lum, comme aussi bien, d'une façongénérale, toute activité spirituelle dans l'hommeest liée à de certaines conditions corporelles. Ia-II38,q. LXXVII, a. 4.
Le verset fameux de l'apôtresaint Jean sur les trois concupiscences, I Joa., ir, 16, se prêtefort bien à comprendre toutes les passions où incline l'amourdésordonné de soi. C'est comme procédé de classifica-tionqu'on l'adopte ici. A la concupiscence de la chair, on fait correspondreles passions qui tiennent à notre constitution physique. A la concupiscencedes yeux, celles qui supposent une intervention psychologique; la réductionde cette concupiscence à la cupidité et à la curiosité,qui en sont les deux explications usuelles, s'accommode de notre classem*nt.A l'orgueil de la vie, on attribue toutes les passions de l'irascible.Il suffi-rait d'étendre ce troisième membre pour que le textede saint Jean recouvrît l'universalité des péchés.Sur l'ensemble des questions que pose la concupiscence, voir l'articleCONCUPISCENCE. Sur le sens original du verset de saint Jean, on peut consulter: A. Wurm, Die Irrlehrer im I. Johannesbrief, dans Biblische Stu-dien,t. vin, p. 84 sq. Il est intéressant de remarquer la place exactequ'occupe dans un système théolo-gique ce verset qui a inspiréune immense littérature, dont le Traité de la concupiscencede Bossuet est l'un des exemplaires les plus fameux. Ia-Il», q. LXXVII,a. 5.
3. La malice. — L'ignorance et lapassion peuvent mettre la volonté en cette disposition d'oùsortira le péché. On se propose de montrer maintenant quela volonté, sans le concours d'aucune de ces causes, d'elle-même,est capable de péché. Tandis que l'ignorance de sa natureôte le volontaire, que la passion le diminue, le péchécette fois est purement volontaire. Cette entreprise du théologien,où sera expliqué le troisième terme de la divisiontripartite que nous avons dite, ex malitia, semble, devoir rendre comptede certaines façons de pécher que la langue connaît,que la pensée commune conçoit. Car l'on dit bien pécherpar indus-trie, pécher sciemment, pécher par libre choix,pécher de sang-froid et en toute connaissance de cause.
A la réflexion, cette conceptionoffre une difficulté. Car il est un ordre naturel de la volontéau bien, et il n'est pas possible que cette puissance adhère pure-mentau mal, ainsi qu'on semble dire à propos de ces péchés.— Il est vrai. Mais on se rend à cette loi, si l'on explique quela volonté ne se porte d'elle-même au péché,qui est le mal, qu'en vue d'un bien auquel elle est davantage attachée.L'amour du bien, en définitive, inspire sa démarche. Soit,dira-t-on; mais il reste que, dans le cas, le mal à quoi elle consentest plus grand que le bien qu'elle poursuit. Sans doute ne veut-elle pointle mal pour le mal; elle veut, cependant, un plus I
grand mal pour un moindre bien.Or, dans l'hypo-thèse où nous sommes, ni l'ignorance, nila passion, ne rendent compte de ce désordre, et c'est pourquoice péché est dénoncé dans les termes rigoureuxque l'on a dit. Mais y a-t-il dans l'âme humaine, hors l'igno-ranceet la passion, de quoi causer un tel désordre? Ia-Hœ, q. LXXVIII,a. 1.
Le soin du théologien estdonc ici de découvrir com-ment la volonté en vient àpréférer d'elle-même, et sans influence étrangère,au bien plus grand que le péché détruit le bien misérablequ'il promet. De cette disposition de la volonté, saint Thomas arelevé plu-sieurs causes. La première est l'habiius. Qu'onn'en-tende point exclusivement un habitus de la volonté, mais dequelque puissance que ce soit. Car, d'un côté, la volontéest l'appétit du sujet, aimant tout ce qui lui convient; Vhabitus,d'autre part, rend son objet con-venable au sujet et connaturel. Posséderun habitus, c'est donc induire en quelque amour la volonté. S'ilest vicieux, on l'induit en un amour mauvais. Il est vrai que quiconquepossède un habitus n'agit pas infailliblement, en vertu de Vhabitus: il peut ne pas s'en servir; il peut, et à l'endroit mêmede l'objet de l'habitus, agir sous l'effet d'autres causes. Mais, s'ilcède à l'habitus, un cas est vérifié oùla volonté d'elle-même incline vers son bien. Que celui-cisoit en effet déréglé, et nous obtenons un péchéde malice. Cette façon de pécher prend tout son relief comparéeau péché de passion. Aristote le premier a nettement dis-tinguéle péché de l'intempérant d'avec celui de l'in-continent,Eth. Nie, 1. VII, 1151 *, 34-1152 a, 6. On trouvera ce parallèleà l'article PASSION, col. 2226 sq. Ia-Ilœ, q. LXXVIII, a. 2.
Outre l'habitus, saint Thomas assigne,comme l'une des causes que nous cherchons, ce qu'il appelle aliqua œgritudinalisdispositio ex parte corporis, Sum. theol., Ia-IIœ, q. LXXVIII, a. 3, desdispositions morbides et perverses, d'origine somatique, par l'effet desquellesle mal est rendu aimable; que la volonté de ces infortu-nésy consente, et leur péché n'aura point l'excuse de la passion,ni de l'ignorance. On suppose donc que ces dispositions laissent àla volonté son entière liberté et n'en troublent enrien l'exercice : mais elles lui rendent aimable un objet qui est celuid'un péché. Il corres-pond à de certaines dispositionscorporelles comme d'autres répondent aux habitus de quelque puissancede l'âme : à ce titre, la volonté s'y porte d'elle-même.Et nous obtenons derechef un péché de malice.
Il advient même, estime saintThomas, qu'indépen-damment d'aucun habitus ou d'aucune disposition,la volonté tende au péché per remolionem alicujusprohi-benlis. Le péché l'attire; et l'on n'est retenu dele commettre que par une considération étrangère,comme la crainte ou l'espérance. Que ces empêche-ments soientôtés, c'est-à-dire que ces sentiments soient bannis,et l'on se précipitera dans le péché sans retenue,parce qu'il plaît. Ce cas nous signale qu'il peut suffire, au désordreque nous devons expliquer, d'invoquer cette versatilité du librearbitre et cette aptitude à défaillir, qui sont notre conditionnaturelle. L'ordre de la volonté au bien raisonnable, mêmeexclues toutes les causes jusqu'ici recensées, n'est pas absolumentgaranti. Et il se peut qu'elle choisisse un plus grand mal pour l'amourd'un moindre bien, par un effet de sa seule fragilité. Il faut avouercette misère fondamentale de la volonté créée.Ia-IIœ, q. LXXVIII, a. 3.
La volonté du mal, signalementdu péché de malice, peut aller très loin; nous voulonsdire que peuvent concurremment diminuer le bien, à quoi l'on s'attache,et augmenter le mal que l'on accepte; jusqu'à quelle limite, Dieule sait qui sonde les reins et les cœurs. I Qui injurie Dieu,par exemple, paie d'un péché plus
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énorme une satisfactionmoins tolérable; qui se livre aux voluptés sensibles achèteun plaisir plus naturel d'un péché inoins redoutable. L'écartgrandissant entre les deux termes ici engagés mesure le funesteprogrès de la malice humaine.
La gravité proportionnellementaccrue du péché de malice ressort assez de ce qui précède.Il est plus volontaire que le péché de passion, plus volontaireque le péché d'ignorance. Étendant même le sensde la gravité, et la considérant comme désignant ladurée d'un péché, celui-ci l'emporte encore, car lapassion se produit en secousses intermittentes, la malice tient le plussouvent à des dispositions permanentes. Et, si la gravitédevait enfin signifier un péché plus dangereux et de guérisonmoins certaine, le péché de malice serait encore le plusgrave, puisqu'on y a perdu jusqu'au goût d'écouter la raisonet de faire le bien. Ia-IIœ, q. LXXVII, a. 4.
Le péché de malicen'est pas sans affinité avec le péché contre le Saint-Esprit.Ce vocable est, on le sait, d'origine évangélique : Matth.,xu, 31-32; Marc, ni, 28-30; Luc, xu, 10. Il adonné lieu, dans latradition chrétienne, à un grand nombre d'interprétations.Saint Thomas les a groupées sous trois chefs. De malo, q. m, a.14; Sum. theol., Ila-II», q. xiv, a. 1. Selon la plupart des Pères,et qui se fondent sur le contexte de l'Évangile, ce péchéest le blasphème contre le Saint-Esprit ou la Sainte-Trinité.Selon saint Augus-tin, il signifie l'impénitence finale. Les théologiensscolastiques y voient le péché de malice. Saint Tho-mas,entre trois opinions vénérables, ne tranche pas; mais ilinclinerait vers la dernière. Cependant, il entendrait exactementsous le nom de péché contre le Saint-Esprit celui que l'oncommet quand on rejette les sentiments ou considérations qui retiennentde pécher, et d'où procède ce que nous avons appelépro-prement le péché de malice. Cf. In /7am Sent., dist.XLIII, q. i, a. 2, ad lum, ad 3um. Ainsi compris, le péchécontre le Saint-Esprit constitue un genre, et qui se répartit ensix espèces, selon les empêchements du péchéqu'il exclut : en quoi saint Thomas assume l'énumérationque lui offrait Pierre Lombard. II Sent., dist. XLIII. Un tel péchéest irrémissible, en ce sens qu'il n'a de soi rien qui appelle larémission ni celle de la peine, ni celle de la faute. Mais, ajoutesaint Thomas, la voie n'est pas fermée pour autant à la miséricordeet à la toute-puissance de Dieu par les-quelles sont opérésquelquefois de véritables miracles spirituels. Le plus souvent,ce péché ne vient qu'après beaucoup d'autres; maisil peut être aussi le premier. Sur le sens littéral des versetsévangéliques : Lagrange, Évangile selon saint Matthieu,Paris, 1923, p. 244-245; Galtier, De psenitentia, Paris, 1931, n. 198-199.
Le péché de malice,et spécialement le péché d'habi-tus, représentele point d'insertion en notre système des considérationsrelatives aux HABITUDES MAU-VAISES et aux HABITUDINAIBES, qui ont prisune si grande importance dans la théologie morale des mo-dernes.Voir ces mots. Il serait utile qu'on n'oubliât point la doctrineici rappelée dans l'étude casuistique de ces questions.
4. Conclusions. — Au terme de cetexposé, on peut vérifier premièrement si les troiscauses que nous venons de recenser comprennent toutes celles d'oùle péché peut procéder dans l'âme. L'énumérations'en inspire de la psychologie commune qui reconnaît dans l'âmela volonté, l'intelligence et les facultés sensibles. Ellejouit donc de la même autorité. Elle ne semble-rait incomplèteque si l'on songeait au premier péché de l'ange ou de l'hommeque l'on ne peut attribuer apparemment ni à la malice, ni àla passion, ni à l'ignorance. Il faut dire que ce péché,qui, selon son espèce, fut pour l'ange comme pour l'homme un péché
d'orgueil, appartient, selonson origine, à la caté-gorie des péchés d'ignorance: car il y eut au principe de cet acte déréglé uneinconsidération, qui était le seul défaut par oùle péché pût s'insinuer en ces créatures intègres.Voir ORGUEIL; Salmanticenses, q. LXXVIII, a. 1.
On peut demander deuxièmementsi les trois mem-bres que nous avons recensés s'excluent l'un l'autre,en sorte que l'on pèche ou par malice, ou par passion, ou par ignorance,mais non jamais selon plusieurs de ces causes à la fois. Il fautdire que la passion et l'igno-rance ne s'excluent pas nécessairementcomme causes d'un péché. Puisque la passion peut induireà pécher, tandis que l'on sait par ailleurs que l'actionest mau-vaise, on ne voit pas qu'elle ne puisse le faire alors qu'on l'ignore.Le péché de malice, au contraire, par définition même,exclut le concours de toute ignorance et de toute passion comme principes.Mais il se peut qu'un seul et même péché, inaugurécomme péché de passion ou d'ignorance, ne se poursuive, lapassion apaisée et l'ignorance éliminée, que par laseule per-version de la volonté. Pour le péché commencépar malice, il ne deviendrait en son développement péchéde passion ou d'ignorance que dans le cas où celles-ci le viendraientaffecter de l'extérieur, mais non pas si elles sont sorties du péchélui-même. Il est d'ailleurs difficile qu'un seul et même péchépasse par tant de vicissitudes. Salm., ibid.
Faut-il déclarer que cettetriple division des péchés n'emporte aucune significationspécifique? Elle ne concerne que les causes. Et la même causepeut l'être de péchés spécifiquement distincts,comme une même espèce de péchés procèdeselon les occasions de diverses causes.
Nous sommes, à cet endroit,en mesure de mieux comprendre comment tout péché comporte,ainsi que le dit maintes fois saint Thomas, et ses commentateurs aprèslui, une ignorance ou une erreur. Il arrive que l'ignorance et l'erreurdésignent l'espèce du péché : voir ci-dessus.Il arrive qu'elles en désignent la cause, constituant la conditiongrâce à quoi le péché est entré dansl'âme, lequel est en ce cas dû à l'ignorance, ex ignorantia.En tout autre péché, il y a bien igno-rance ou erreur, maisqui ne sont du péché ni l'objet, ni la cause. Dans le péchéde passion, tel que l'a décrit saint Thomas, l'ignorance et l'erreursont actuelles et concernent tant la proposition universelle que son applicationparticulière à l'action; mais, habituelle-ment, on sait,en vérité, et que tel genre d'action est défendu etque cette action tombe sous le genre; la passion apaisée, ces connaissances,qu'elle avait ré-duites à l'état habituel, reparaîtront.Si l'on suppose que la passion n'exclut pas la connaissance actuelle dumal que l'on fait, reste que l'on souffre d'une igno-rance et erreur pratiques: autre est le jugement vrai de la conscience, autre le jugement d'élection,qui est faux. Dans le péché de malice, l'ignorance et l'erreursont pratiques : mais elles ne sont point dues au trouble éphémèrede la passion, elles tienrfent au désordre permanent de la volonté.Elles sont donc plus grandes que dans le péché de passionque nous venons de dire. Elles sont plus grandes même que dans lepéché de passion allégué par saint Thomas :en celui-ci, il est vrai, on ignore actuellement de toute façonque l'on fait mal, on le sait en celui-là ; néan-moins, lesachant tel, on l'estime préférable au bien reconnu, ce quiest une erreur plus grande que de prendre ce mal pour un bien. Cf. Cajétan,In 7*™-//®, q. LXXVIII, a. 4. Où l'on voit quelles précisionsdeman-dait la théorie de Socrate, mais aussi que tout péchécomporte bien une imprudence, comme l'enseigne for-mellement la II.a-IIœ,q. LUI, a. 2. On peut voir là-dessus Billuart, op. cit., diss. V,a. 8, qui ajoute que,
201 PECHE. CAUSESEXTERIEURES, DIEU? 202
dans le cas où l'onpèche sur un objet bon, il vaut mieux parler non d'erreur, maisd'inconsidération de la règle, comme on fait pour le premierpéché. A titre d'informa-tion : Cathrein, Vtrum in omni peccatocccurrat error vel ignorantia, dans Gregorianum, 1930, p. 553-567.
2° Les causes extérieuresdu péché. — On recherchera ici tout ce qui, du dehors, agitsur l'âme par quel-que endroit, en sorte qu'elle en vienne àpécher. On aura soin de définir le rapport exact de tellescauses avec le péché commis en vue de mesurer quelle respon-sabilitédemeure au pécheur. La question préalable se pose ici desavoir si le sujet peut ou non ne pas entrer en rapport avec les causesextérieures du péché : car la gravité du péchédoit se ressentir du volontaire relatif à POCCASION du péché(voir ce mot). Parmi les agents signalés ci-dessus, nous pouvonsécarter les objets sensibles qui n'ont pas d'autre action que d'éveillerla passion, cause intérieure du péché. Retenons lespersonnes, dont l'action pose des problèmes propres : Dieu, le diable,l'homme.
1. La question de Dieu comme causedu péché. — Cette question procède pour une part deces enseigne-ments métaphysiques que la cause première agiten toute cause seconde et concourt à la production de tout effet; singulièrement que Dieu est la seule cause pénétrantjusqu'à l'intérieur de la volonté d'où pro-cèdel'acte volontaire; que le mal cependant ne peut être, sans discernement,attribué à Dieu. D'autre part, la même question procèdede certains enseignements de la révélation où Dieuet le péché sont de quelque façon, et en des sensdivers, mis en rapport.
a) Dieu n'est pas cause dupéché.— Un premier point, en cette matière passablement complexe, estétabli par le théologien avec sécurité. Etc'est que Dieu n'est pas cause du péché. La sainte Écritureen promulgue net-tement l'affirmation; si, par ailleurs, elle revendiqueénergiquement que le péché même n'échappepoint aux desseins de Dieu, on n'en rendra compte qu'après avoiragréé cette première vérité. L'apôtresaint Jacques, dans son épître, eut notamment l'occasion deréagir contre l'opinion de certains fidèles qui, sans doute,faisaient retomber sur Dieu la responsabilité de leurs propres fautes,i, 13; voir sur ce verset le com-mentaire et les aperçus historiquesde J. Chaîne, éd. citée. Le IIe concile d'Orange, confirmépar Boni-face II, a promulgué, en 529, deux canons qui sont là-dessusla règle de la foi chrétienne :
Can. 23. Suam voluntalem hominesfaciunt, non Dei, quando id agunt quod Deo displicet; quando autem id faciuntquod vohint ut divinse serviant voluntati, quamvis volentes agant quodagunt, illius tamen voluntas est aquo et prœparatur et jubetur quod volunt.Denz., n. 196.
Can. 25. ...Aliquos vero ad malumdivina potestate prédestinât os esse non solum non credimus,sed etiam, si sunt qui tantum malum credere velint, cum omni detes-tationeillis anathema dicimus. Denz., n. 200.
Il appartient au théologiend'expliquer ces données. Saint Thomas le fait en disant premièrementque Dieu ne cause pas le péché directement. Celui-làcause le péché directement qui incline ou induit la volontéà pécher. Or, Dieu ne fait ainsi ni à l'égardde sa propre volonté, ni à l'égard de la nôtre.Car il y a opposition entre Dieu inclinant et convertissant toute choseà soi comme à sa fin, et la nature du péchésoustrait à cet ordre de finalité dont Dieu est le principe.Dieu se renierait en vérité s'il péchait ou faisaitpécher. Il répugne qu'on attribue à Dieu le mal defaute.
Saint Thomas se donne la peine d'écarterun texte de la Sagesse qui semblait gêner cette conclusion : Sap.,xiv, 2; mais la Vulgate est seule responsable de cette apparence. Il interprèteaussi un texte de saint Augustin, où l'action de Dieu sur les volontéshumaines, dans le bien et dans le mal, est exprimée
par le mot d'inclinare (Degralia et libero arbitrio, xxi, P. /,., t. XLIV, col. 907-909); l'ensembledu passage original, comme la doctrine générale de saintAugus-tin sur ces matières, garantit de surcroît l'interpréta-tionde saint Thomas (voir l'art. AUGUSTIN, spé-cialement col. 2398-2408).?— Mais que Dieu ne cause pas directement le péché, cetteproposition seule lais-serait place à la pensée que Dieu,néanmoins, n'em-pêche pas le péché tandis qu'ilpeut le faire. Pour l'écarter, et découvrir dans son universalitécette vérité que Dieu ne cause pas le péché,saint Thomas ajoute deuxièmement que, du péché, Dieun'est pas même la cause indirecte. Sans doute, Dieu n'offre pas àtous les secours, grâce auxquels ils eussent évitéde pécher. Mais il agit ainsi selon l'ordre de sa sagesse et desa justice. Pour cette raison, on ne peut, d'aucune façon, lui imputerle péché commis : non plus qu'un pilote, resté légitimementà terre, n'est cause du nau-frage en ce qu'il ne gouvernait pasle navire. Cette rai-son est profonde. Elle va jusqu'à nous faireentendre que le péché sort comme de sa cause propre et suffi-santede la créature, laquelle est naturellement capable de défaillance;il n'y a point lieu, pour rendre compte de cet effet, d'engager ici quelqueautre causalité. Si, néanmoins, insistant sur la nécessitédu secours divin, on mettait le péché en liaison avec cesecours non accordé, nous devrions dire que, selon l'ordre de nature,le défaut du secours est postérieur à la défail-lancede la créature et dû à celle-ci. Mais nous ne ferionsqu'affirmer de nouveau par là et reconnaître cette fragilitéde la nature créée, d'où le péché sort,pour ainsi dire, comme un fruit de son germe. Qu'elle ne pèche pas,elle le doit à la bonté de Dieu; mais elle ne doit qu'àsoi-même de pécher. Mais pourquoi Dieu, tantôt prévient-ilcet effet, et tantôt ne le prévient-il pas? Il n'y faut pointchercher d'autre raison que la sagesse et la justice de Dieu, qu'il n'appartientpas à l'homme de sonder. Is-IIœ, q. LXXIX, a. 1.
b) Péché et concoursdivin. — Cette proposition, que Dieu n'est pas la cause du péché,a une valeur absolue, car on y entend cet acte humain en ce qu'il a defor-mel, à savoir le mal, comme l'auteur de la statue est celuiqui a donné à l'airain cette forme, non celui qui a coulél'airain. La précision que nous devons main-tenant introduire n'ôteradonc rien à la valeur de cette première proposition. Carl'acte du péché est de Dieu. Tandis que nous avons d'abordsatisfait à l'en-seignement exprès de la foi, nous devonsaccorder à présent quelque chose à la métaphysique.D'anciens théologiens, dont Pierre Lombard rapporte longue-mentl'opinion, II Sent, dist. XXXVII, avaient pensé que les actes despéchés ne peuvent d'aucune façon être causéspar Dieu. Saint Thomas témoigne à deux reprises que l'opinionen est vieillie et passée de mode. In II™ Sent., dist. XXXVII, q.n, a. 2; De malo, q. m, a. 2. Elle est en effet insoutenable, quelque diffi-cultéque doive engendrer l'opinion contraire. L'acte du péchéest de Dieu, en tant qu'il est de l'être, en tant qu'il est un acte.Tout être, de quelque manière qu'il réalise l'être,dérive nécessairement de l'être pre-mier : on en trouverala démonstration Sum. theol., Ia, q. XLIV, a. 1. Toute action, àson tour, est causée par quelque chose en acte, puisque rien n'agitque ce qui est en acte; or, tout être en acte se réduit, commeà sa cause, au premier acte, à savoir Dieu, lequel est actepar son essence même; sur quoi l'on peut voir 1% q. cv, a. 5. Cesarguments, on le voit, sont métaphy-siques. Il y a lieu d'entendrela causalité de Dieu sur l'acte du péché avec cetteplénitude et cette étendue que saint Thomas revendique universellementen faveur de la cause première.
Reste sans doute à concilieravec la précédente cette conclusion : comment Dieu ne cause-t-ilpas le péché
203 PÉCHÉ.CAUSES EXTÉRIEURES, DIEU? 204
s'il est la cause premièrede l'acte du péché? Saint Thomas, pour son compte, opèreaisément cet accord. Il a mis au principe du péchéun défaut. En ce défaut, le libre arbitre s'est soustraità l'influence du premier agent; ou plutôt n'est-il pas autrechose que la sous-traction même du libre arbitre à la motiondivine? Oii ne peut donc attTibuer à Dieu la privation qui frappele péché, mais au libre arbitre, auteur de sa propre défaillance.Dans l'explication causale du péché, on remonte, pour autantqu'il est un acte, jusqu'à Dieu; pour autant qu'il est une privation,jusqu'à la volonté. Rendre compte de l'acte requiert qu'onle mette en rapport avec Dieu; mais on a complètement rendu comptede la privation, si l'on a invoqué le libre arbitre. Seul le défautéchappe à l'influence de la cause première; et undéfaut précisément explique le péché.Selon cette analyse, on ne peut même pas dire que Dieu soit causeaccidentelle de la privation du péché : nullo modo Deus estcausa dejectus concomitan-tis actum. Ia-Ilœ, q. LXXIX, a. 2, ad 2um. Ille serait, si la privation accompagnait l'acte tel qu'il est causépar Dieu (comme elle l'accompagne tel qu'il est causé par la volonté);mais elle ne l'accompagne qu'en vertu du défaut qui est au principede l'acte, où s'introduit la rupture entre la privation et la causepremière. Si, maintenant, l'on demandait : pourquoi Dieu prête-t-ilson influence quand l'acte, qui n'eût point été posésans elle, doit être, d'ailleurs par la faute de la créa-ture,frappé de privation? Nous avons répondu ci-dessus : il nefaut invoquer rien d'autre que notre condition fragile, la sagesse et lajustice mystérieuses des secours divins. Ia-IIœ, q. LXXIX, a. 2.
Cette analyse disjoint donc, d'unepart, l'acte du péché, d'autre part, la privation oùse vérifie la raison commune de mal. Cette même disjonctionpermet à saint Thomas d'accepter que Dieu, causant l'acte du péché,cause son espèce, sans que, néanmoins, on doive attribuerà Dieu le mal du péché : car, si l'acte du péchéest mauvais en son espèce, ce n'est point que le mal consiste dansla spécification même que l'acte reçoit de son objet,mais dans la privation qui ne peut manquer d'affecter l'acte ainsi spécifié.Pour nous, qui avons agréé une malice positive s'introduisantdans la constitution même de l'espèce du péché,pouvons-nous, cette fois, accepter cette conséquence? Mais si Dieune cause point l'espèce de l'acte, il ne cause point l'acte lui-même: et donc ne sommes-nous point réduits cette fois ou bien àabandonner la thèse de saint Tho-mas et de la saine métaphysique,ou bien à renoncer enfin à cette malice positive dont nousavons jusqu'ici chargé nos analyses? Nous avons, dès notreétude de la nature du péché, prévu cette difficulté.Elle n'est pas invincible. L'affirmation d'une malice positive dans lepéché s'introduit aisément, comme nous avons déjàvu, à l'intérieur de l'analyse de saint Thomas, loin de lacontredire.
Il est vrai que l'acte du péchéest constitué comme mauvais dans son adhésion positive àl'objet, et il est vrai que Dieu causant l'espèce du péchéqui lui vient de son objet, ne le cause pas cependant comme mauvais. Lesecret de la conciliation de ces deux vérités est dans ladistinction de l'espèce physique et de l'espèce morale. Dieucause le péché en son espèce physique; le péchéest mauvais en son espèce morale. La première tient àl'objet en ce qu'il est; la seconde à l'objet discordant d'avecla règle de raison. Que l'acte du péché soit posi-tivementconstitué en son espèce physique, Dieu en est la premièrecause; mais qu'il soit positivement constitua en son espèce morale,il le doit au défaut de la volonté. La privation de la règleraisonnable en la volonté n'a pas empêché qu'elle n'agisseet n'exprime :on énergie en une tendance positive et spécifiquementconstituée ; mais, à cause du défaut initial, il setrouve
que cette tendance représenteune contrariété à la règle de raison. Il ya, dès lors, un mal positif, mais dont l'origine premièreest un défaut où s'introduit la rupture entre l'influencedivine et l'effet obtenu. Il ne faut point renier saint Thomas, mais discernerseule-ment qu'à partir du défaut de la volonté procède,outre la privation et antérieurement à elle, une ten-dancepositive moralement qualifiée et que le mal du péché,dont Dieu n'est point la cause, se vérifie déjà, avanttoute privation, dans une contrariété où le péchétrouve son espèce proprement morale.
Les plus grands commentateurs desaint Thomas l'ont ainsi compris. Cajétan, In 7am-//8e, q. LXXIX,a. 2, distingue pour sa part l'acte moral ut sumptus absolute, comme procédantde l'agent muni, si l'on peut dire, de son défaut : en ce cas, ils'accompagne d'une difformité et n'est pas de Dieu; ut est ab agenteut sic : dans ce cas il est parfait et procède de Dieu. Pour Jeande Saint-Thomas, il énonce expressément, la-IIœ, disp. IX,a. 2, n. 76, que l'ordre positif moral à l'objet désordonné,en tant qu'il est quelque chose, est de Dieu; en tant qu'il touche un objetdésordonné et privé des règles de la raison,d'où procède dans l'acte la privation de la rectitude, ilest fondement défectibie et n'est pas de Dieu. Voici deux exemplesdes proposi-tions des Salmanticenses : « Dieu fait que cette forma-litéde la malice et la tendance à l'objet discordant soit tout entièreêtre, ou plutôt, pour parler mieux, il fait tout cet êtrequ'est la susdite tendance; il ne fait pas cependant qu'un tel êtresoit en outre ceci, savoir ten-dance vers un objet discordant : donc ilne fait pas qu'il soit malice. » Disp. VI, n. 90. « Bien queDieu atteigne l'entité entière de la formalité malice,il n'at-teint pas cependant la malice même en sa raison de malice,car il n'atteint pas la susdite entité totale-ment et quant àtout son mode, mais seulement de façon inadéquate, en tantqu'elle dit la fonction propre d'entité, c'est-à-dire lefait d'avoir l'être, en faisant abstraction de la manièrede l'avoir, par mode de tendance vers un objet discordant, et de la fonc-tionet expression de cette tendance. » Ibid., n. 89. La puissance positivede pécher, que ces derniers commen-tateurs ont insérée,on s'en souvient, entre le défaut de la volonté et sort actemauvais, comme la cause immédiate de la malice positive, est l'objetd'une dis-tinction pareille : attribuée à Dieu pour l'êtrequ'elle a, elle ne l'est pas, si on la considère formellement commepuissance de pécher. Ibid., disp. XII, dub. n.
Nous sommes ainsi conduits àpenser qu'il y a des formalités qui, dans leur expression positivemême, ne sont pas de Dieu. Jean de Saint-Thomas en con-vient sansdifficulté : bien que tout positif, dit-il, sous la raison d'effetet d'existence soit de Dieu, cependant sous la raison de déficientil n'est pas de Dieu, loc. cit., n. 75. Et il ne faut pas, en effet, s'enémouvoir, puisque, selon cette expression positive, une telle for-malitén'a pas de cause, elle résulte dans la créature raisonnablede son origine, qui est d'avoir été faite de rien, et trahitcette condition de la créature capable de demeurer, si l'on peutdire, sous l'impression du néant. Ainsi parlent les carmes de Salamanque: « La puissance de pécher formellement considérée,c'est-à-dire comme puissance défectibie et principe de malice,ne possède aucune cause effective de soi : sed consequi et velutiresultare in creatura rationali et in ejus volun-tate eo quod ex nihilovel capax manendi sub nihilo est, absque influxu aliquo qui ad genus causesefflcieniis pertineat... Posée par Dieu l'entité de la créature,cette puissance résulte immédiatement, et sans aucune causalité,de cette condition de la créature d'être chose de rien, exnihilitatis conditione. » Ibid., n. 29. Nous croyons que saint Thomasse fût reconnu en cette suprême pensée de ses disciples.
205 PECHE. CAUSESEXTERIEURES, DIEU? 206
En cette recherche de la causalitéde Dieu sur le péché, nous avons touché à desproblèmes qui ont donné lieu à divergences célèbresentre écoles théolo-giques : voir PREDESTINATION-, Mais unehérésie même s'est élevée là-dessus,celle de Calvin qui attribue à Dieu la causalité du péché,au sens formel de ce mot. Voir CALVINISME, t. n, col. 1406-1412. On consulteraaussi, sur cette question, une publication plus récente (oùla doctrine de Calvin est confrontée avec celle de saint Thomas): C. Friethoff, Die Pràdeslinalionslehre bei Thomas von Aquin undCalvin, Fribourg, Suisse, 1926, p. 36-51. Le concile de Trente a condamnécette hérésie en une formule qui conclut heureusem*nt toutce que nous venons de dire. Sess. vi, can. 6 :
Si quis dixerit non esse in polestalehominis vias suas malas facere, sed mala opéra ita ut bona De.imoperari, non permissive soin m sed eliam proprie el psr se, adeo ut sitproprium ejus op'.is non minus proditio Judac quant vocatio Pauli,A. S. .Denz., n. S16.
Parmi les travaux modernes, on peutvoir : Billot, op. cit., p. Ia, c. i, § 2; une bonne consultationde L'Ami du clergé, lor novembre 1928, p. 771-779. Les étudesdu P. Marin-Sola sur les motions divines, dans Ciencia lomista, 1925 sq.,et les débats qu'elles ont suscités ont renouveléde nos jours l'actualité du pro-blème, dont nous venons dereproduire la solution classique en thomisme.
c) Péché et providencedivine. — On se conforme à l'enseignement constant de la révélationquand on soustrait à Dieu, comme nous avons fait d'abord, toutecausalité à l'endroit du péché formellemententendu. Mais i! ne manque point dans la sainte Écri-ture, nousl'avons annoncé, d'enseignements selon les-quels le péché,loin d'échapper aux desseins de Dieu et de déjouer son plan,est de quelque façon résolu par lui. La théologiea tenté d'enregistrer cette donnée, qu'il faut d'abord énoncerde façon précise.
Elle consiste au degré leplus faible en ce que Dieu tente l'homme. Et, par là, on veut nousdire qu'il l'éprouve, afin que soient découverts ses sentimentsintérieurs et qu'il progresse dans la vertu. Tel fut le cas d'Abraham,Gen., xxn, 1 sq.; des Hébreux au désert, Ex., xv, 25; Deut.,vin, 2; cf. xm, 3; de Job, que Dieu éprouva par l'entremise de Satan.Saint Augustin a relevé cette sorte de tentation divine. Serm./LXXI,10, P.L.,t. xxxvm, col. 453. La demande de l'oraison dominicale : Et nenos inducas... prie Dieu qu'il épargne toute épreuve ànotre faiblesse; cf. La-grange, Évangile selon saint Luc, p. 324;Évangile selon saint Matthieu, p. 131; Chaine, L'épttre desaint Jacques, p. 20.
Le texte célèbre d'Isaïe,vi, 10, signale une inter-vention de Dieu plus marquée. Ce versetest cité dans tous les évangiles, Matth., xm, 14-15; Marc,iv, 11-12; Luc, vin, 10; Joa., xn, 39-40; et par saint Paul dans Act.,xxvin, 25-28. Jahweh y définit en ces termes redoutables la missionde son prophète : Excseca cor populi hujus el aures ejus aggravaet oculos ejus claude : ne forte videal oculis suis el auribus suis audiatet corde suo intelligat et convertatur et sanem eum. L'interprétationdu P. Condamin, Le livre d'Isaïe, p. 45-46, semble affaiblir ce texte.Il n'est point le seul dans l'Écriture qui attribue à Dieul'endurcissem*nt du pécheur. Celui du pharaon, enseigné parEx., iv, 21 (cf. VII,3;IX, 12;xix,4-17),a été adoptécomme typique par saint Paul, en antithèse à la fidélitéde Moïse. Rom., ix, 17-18. De leur nature, la prophétie etles dons de Dieu sont propres à conduire l'homme au bien ; il yrésistera cependant ; il portera ainsi le mal à son comble.Dieu le sait, et il se trouve que cette rébel-lion servira son dessein.Dans le cas historique du pharaon, saint Paul visait d'ailleurs le problèmepar-ticulier de la résistance des Juifs à l'Évangile,non
celui de la réprobationen général quant au salut éter-nel. Par ailleurs,la pensée que Dieu ait poussé cet homme au mal eûtsûrement paru à saint Paul blas-phématoire. Voir Lagrange,L'épttre aux Romains, p. 234-236; note sur saint Paul et la prédestination,p. 244-248.
La fin assignée par les évangilesaux paraboles (c'est à ce propos que les synoptiques citent le texted'Isaïe) comporte le même enseignement. Jésus, pro-posantles paraboles, n'entendait point dérouter l'es-prit des simples;mais il est vrai que les Juifs y devaient trouver un plus grand aveuglement,lequel servait le dessein de Dieu, qui avait ainsi ordonné le salutque l'aveuglement des Juifs en était la condition. Voir Lagrange,Évangile selon saint Marc, note sur le but des paraboles, p. 96-103.Sur le but des paraboles et, en général, sur l'aveuglementet l'endurcissem*nt des pécheurs par Dieu, dans l'Ancien et le NouveauTestament, voir l'étude circonstanciée de A. Srinjar : Lebut des paraboles sur le règne et l'économie des lumièresdivines d'après l'Écriture sainte, dans Biblica, 1930, p.291-321, 42G-449; 1931, p. 27-40. Un mystère redoutable de providencenous est ainsi annoncé qui, laissant à l'homme l'entièreresponsabilité de son péché, introduit cependant lepéché même dans les plans inviolables de Dieu.
Dans la théologie de saintThomas, l'enseignement que nous venons de relever, outre certaines interpréta-tionsparticulières (p. ex. : In epist. ad Rom., c. ix, leç. 3;Sum. theol., IIIa, q. XLII, a. 3), s'exprime dans la forme suivante. Onsuppose le péché a-compli, et nous avons appris que Dieun'y est formellement pour rien. Parce que l'homme a péché,Dieu lui ôte sa grâce; comme la grâce illumine et attendrit,sa sous-traction est un aveuglement et un endurcissem*nt. Ne comprenonspas que Dieu, le péché posé, ait l'initiative de cetteopération, car le péché, de sa nature, met un obstacleentre les influences divines et l'âme cou-pable ; mais, plutôtque de subir la nécessité de l'obs-tacle, librement Dieuretire sa grâce. De son propre jugement et selon l'ordre de sa sagesse,il laisse le pécheur à la loi de son péché.On peut dire en ce sens que Dieu (et non pas seulement le péché)est la cause de l'aveuglement et de l'endurcissem*nt (comparer Sum. theol,P-Il88, q. LXXIX, a. 3, avec In I"m Sent., dist. XL, q. iv, a. 2, oùsaint Thomas accuse plutôt la causalité du pécheurà l'égard de ces effets). Il plaît à saint Thomasde commenter ces mots mêmes, à quoi il faut ajouter l'appesantissem*ntdes oreilles, qu'il interprète par rapport à des conditionsconnues de la grâce retirée. On observera qu'une causalitén'a pu être ici reconnue à Dieu à l'endroit de telseffets qu'une fois ceux-ci traités comme maux de peine. L'événe-ments'en vérifie chez tout pécheur, quoique plus visi-blementchez les pécheurs avancés. Ia-IIœ, q. LXXIX, a. 3.
En cet état où Dieul'a réduit, le pécheur est disposé à pécherde nouveau. Or, le péché est ordonné à la pertedu pécheur; il n'est ordonné au salut du sujet qu'en vertud'une miséricordieuse providence, Dieu permettant que l'on tombe.afin que, reconnaissant sa chute, on s'en humilie et se convertisse. Ilfaut donc dire que, de leur nature, l'aveuglement et ses suites sont ordonnésà la perte de qui les subit ; et c'est pourquoi ils sont tenus commedes effets de la réprobation. Par la miséricorde de Dieu,ils peuvent être temporaires et servir de remède aux prédestinés,auxquels omnia cooperanlur in bonum. Dans tous les cas, la gloire de Dieuen ressort, puisque sa justice ou sa miséricorde sont ainsi manifestées;le choix des prédestinés ne peut avoir, bien entendu, dela part de Dieu, le sens d'une acception de personnes. la-Il82, q. LXXIX,a. 4.
Par ces multiplesconsidérations, la théologie a
207 PECHE. CAUSESEXTERIEURES, LE DÉMON 208
tente d accorder deuN v enteségalement certaines 1 inviolable sainteté de Dieu, qui netrempe dans aucun pèche, l'universel et infaillible gouvernementde Dieu, auquel rien n échappe de ce qui se passe en ce monde Ellenous dispense ainsi a sa manière les leçons com plementairesde sécurité et de crainte qu elle a trou vees d abord dansle» livres sacres
2 Le démon comme cause dupèche — En cette matière du pèche, le diable s'imposea 1 attention des théologiens La tradition chrétienne reconnaîtunam mement en lui 1 ennemi du genre humain et qui se répand dansle monde pour la perte des âmes voir DEWOM, TENTATION NOUS traitonsdu diable stricte ment comme cause du pèche
a) Le diable ne '•aute le ptcheque d une manière res treinte — Le principe des acteshumains qu est la volonté est sujet a deux motions distinctes, cellede 1 objet, celle de 1 agent qui intérieurement 1 inclineQuant a cette dernière, Dieu seul, outre la volonté mêmedétient pouvoir sur la volonté Le diable n in clinedonc pas la volonté du. dedans, et ce n est jamais que de 1 extérieurqu il peut lï scduire Qu ml i 1 ob jet, en effet,on peut î eprese iter selon trois modes 1 action exercée parcet endroit sur la volonté \git sur elle1 objet propose lui même comme un mets appétissant excitede soi le désir d en manger \git sur elle, la personnequi offre cet objet \g t sur elle, la personne qui signalela bonté de 1 objet Selon les deux dernièresmanières, le diable agit sur la volonté Et parce que, ducôte de 1 objet, seul le bien absolu meut nécessairement lavolonté nous savons déjà que le diable ne sera jamais11 c mse suffisante d un mou veTient de 11 volo îUla II'8 q L\\\ I1
b) Com ncnt le diable peut agir— M us, en ces limites et de cette m micrc le duule dispose de moyens propreset redoutables II pLTsU idc par le dedans II n en est pis rtduit a desippurtions ou a de pseudo m racles Non certes qu il ig ssc en nos facultésspirituelle» nous venons de dire que la volonté lui échappe,pour 1 intelligence, il se garde bien de I éclairer, n ayant soucique de 1 obscure r II y parvient grâce a 1 action qu il exerce sur1 imagina tion et les facultés sensibles
La theolog e médiévalea considero attentivement cette action des purs esprits sur la nature corporelle,dont nous touchons ici un cas particulier Le diable doncexcite des images dans 1 imaginationSaint Thomas justifie ceci en disant que la formation des images e t dueau mouvement de certains éléments corporels orle mouvement local est 1 un des assu jettissem*nts de la nature corporelleaux pur» esprits Sans retenir cette théorie mécaniquede 1 imagination on peut agréer la même conclusion, dèsqu on admet une action du diable sur le corporel et un rapport du corporela cette faculté De même, dit saint Thomas le diableevcite des passions dans 1 app°tit sensible voire il peut disposerhabituellement a quelque pas sion Et 1 on comprend qua les deux actionsque nous venons de dire puisse ît se combiner et s nder mutuel lementNos sens extcrieuisso it, a leur tour sujets aux artifices du diable renduspar lui plus subtils ou plus obtus En cet ordre de choses,la limite du pouvoir diabolique, outre la permission de Dieu, tient ente que les purs esprits ne peuvent former aucune ma tiere ilso it besoin d éléments a partir desquels ag r La commotiondue auv agissem*nts du diable sur cette partie sensiblede nous mêmes peut êtresi grande que la raison en devienne liée et que 1 on com mette desactes qui sont des ai,tes de pèches Mais ils ne sont plusalors des actes humains, et notre pre miere conclusion demeure, que lediable ne peut nous contraindre de pécher L homme est coupable quisuc combe a la tentation diabolique il faut seulement
reconnaître que sa fauteest amoindrie a proportion que sa volonté fut pressée dela commettre comme nous avons dit du pèche de passion Mais qui nese rend pas aux suggestions du diable et sa sensibilité fut ellehorriblement agitée, ne commet pas la moindre faute la théologiescolastique distingue couramment entre la tentation de la chair, qui estle pèche de la sensualité dont nous avons parle, et la tentationdu diable qui ne comporte de soi aucun pèche Ia IIœ, qL\X\ a 2, 3
c) Opinions sur le rôle dudiable — Certaines opi-nions chrétiennes imputeraient volontiersau diable 1 origine de la multitude de nos pèches Ongene, par exemple,qui tantôt incrimine le diable, tantôt nos seules passionsdéréglées, semblerait s arrêter plus fréquemmentsur 1 intervention diabolique, d ou vien-nent tous nos pèches, nond ailleurs sans la complicité de notre liberté Eu d innombrablespassages, il décrit le, ruses et les attaques de 1 ennemi Tertulhen,De psenilentia i saint Cvpritn De domm orat, 25, sont aussi tn-s attentifsa cette hostilité dont patit la vie chrétienne Gf Cavalleraart cit p 35 II appartient à la théologie de traduire sagementtant d invectives et d émois Occasionnellement et indirectement,con-cède saint Thomas, le diable est la cause de tous les pèches,car il a fait pécher nos premiers parents, de qui nous avons héritenotre inclination au mal Mais que tout pèche soit du a une persuasionparticulière du diable on ne peut 1 accorder II n est pas besoinque le diable a tout instant, s en mêle et du dehors et du dedansnous som nés assez presses d offenser Dieul D aut mt que Dieu etles saints anges le retiennent d entreprendre tout a qu il voudrait lediable nous tente moins qu il n en il envie On voit que, pour cette theologc la lutte de 1 homme contre le pèche ne consister i pas seulementa se mettre a 1 abri du diable i.% II"0 q ixxxi 4
Sur le propos du di iblc et de latentation, il faut sigmlei 1 erreur de Jovinien, combattue par saint Ttrome,Vdv Jovimanum 1 II, P i, t xxm, col 281 sq , selon qui le démonne tente point ceux qui ont ete baptises dans 1 eau et 1 Esprit, mais seulementles infidèles et les pécheurs, voir 1 art JOVINIEN, celled \belard, qui intéresse seulement le mode de la ten tation, etqu'a combattue saint Bernard, Epist , CLXXXIX cxci, qu a condamnéele concile de Sens, en 1140 Denz ,n 383 voir \BELARD t i.col 43 48,enfin,les opinions qui otent la responsabilité aux pèches issusd une tentation ou qui préconisent la passivité sous lessuggestions du diable dont un exemple est la doctrine de Mohnos (voir cemot) Le sujet de ce par igraphe nous donne 1 occasion d évoquerici une doctrine qu ont tenue bon nombre de Pères latins et particulièrementsaint Augustin et qui reconnaît au démon précisémentun droit sur les pécheurs, remis de par Dieu a son empire d ou le>retire la rédemption du Christ on étudiera cette questiondans les travaux de J Rivière suri histoire du dogme de la redempt'on
3 L homme comme cause du pèche— L'homme induit son semblable a pécher II le fait soit en propo-sant1 objet soit en signalant sa bonté S il n a pas tous les movensdu diable, il en a d autres, et qui peuvent être très persuasifsmais non jamais irrésistibles Leur étude donnerait lieu aabondante description On la trouve pour 1 essentiel dans la question duscandale (voir ce mot), qui est justement le pèche de ceux qui fontpécher les autres
Mais 1 homme se trouve êtrecause du peche d une manière singulière, a savoir par lavoie de la gênera tion C est a cet endroit de son traite et par cettetran sition que saint Thomas, dans la Somme Iheologique, introduit 1 étudecomplète du peche originel Ia II33, q LXXXI LXXXIIIVoir 1 art suivant
209 PÉCHÉ.LES PÏ
3° Les pèches causantd autres pèches — On ne relevé pas ici, outre celles que1 on vient d exposer, une nou-velle catégorie de causes du pècheMais on signale, a l'origine des actions qui nous mettent en la disposi-tionde pécher, la présence possible de pèches ante rieursUne théologie systématique assume de cette façon maintesdonnées de la tradition chrétienne ou sont dénoncesles rapports de certains pèches entre eux, en même temps quelle introduit dans ce royaume du desordre certaines lois qui le réduisentmieux a notre connaissance Sont retenues ici, comme objet d examen, laconnexion établie par la sainte Ecriture entre la cupiditéet tous les pèches, entre 1 orgueil et tous les pèches, etla théorie des pèches capitaux
1 La cupidité — Saint Paula dénonce la cupidité
comme la racine de tous les pèchesI Tim , vi, 10
Comment le comprendre' Le mot decupidité de soi
souffrirait plusieurs sensPar une méthode remar
quable, saint Thomas 1 interprèteselon le contexte, et
il 1 entend comme 1 amour desordonnedes richesses
Le grec cpiXccpyupia lui donne nettementlaison Cette
cupidité est la racine detous les pèches en ce sens que
les richesses, qu elle convoite,permettent 1 assouvisse
ment de tous les appétit*,et non seulement en choses
matérielles, qu est ce quine s acheté pas en ce monde'
Pec*mse obediunt omnia, disait 1Ecclesiaste, x, 19 La
causalité, ici considérée,est bien exprimée par ce mot
de racine de la richesse,toute sorte de pèches tireront
leur substance, comme de la racinetoutes les parties
de 1 arbre tirent leur alimentOn n'entend d ailleurs
avancer ainsi qu une loi morale,et qui se vérifiera
souvent, mais non infailliblementNotre théologie ren
contre exactement la penséede 1 auteur inspire Nam
qui volunt dwites fieri, dit lef 9, incidunt m tentatw
nem et in laqueum diaboh et desideriamulla inuhha et
noewa quse mergunt hommes in interilumet perdilio-
nem A la faveur de cette formule,la théologie a ainsi
retenu 1 un des avertissem*nts lesplus constants du
christianisme, qui redoute les richessescomme 1 un
des dangers du royaume des cieuxLe vœu de pau-
vreté, essentiel à1 état religieux, n est pas étranger a ce
sentiment On distinguera le casallègue ici de celui de
1 avance tenue pour pechc capitalIa IIœ, q LXXXIV,
a 1, cf lia nœ( qexix, a 2, ad lum Pour I exégèse
du texte de saint Paul, on peutvoir M Meinert, Die
Pasloralbriefe des htPaulus, Bonn, 1931, p 73 74,
la note Irrlehre und Habtucht, surla pensée ici enga
gee L Rohr,Die soziale Frarje und das Neue Testa
ment, Munster, 1930
Il n v a pas de rapport, on le voit,entre la conside ration que nous venons de dire et la théorie augustinienne de la cupiditas, ou le mot possède un sens beau coup plusample et interesse I origine du pèche plus profondement il se rencontreplutôt avec cette con version déréglée ver^quelque bien dont nous avons dit que tout pèche la comporte premièrement,ou avec cet amour de soi d ou nous devons redire à 1 instant quetout pèche procède Sur cette notion augusti-nienne et saplace dans la théorie du pèche Mausbach, op cit , ti, p 222 229
2 L orgueil — Un verset de 1 Ecclésiastiquex, 15,
énonce, dans la Vulgite,quel orgueil est le commence
ment de tout pèche, mitiumomms peccali superbia
Le contexte consulte avertit saintThomas d entendre
ici 1 orgueil comme pèchespécial, c'est à dire 1 amour
desordonne de la propre excellence11 commence tout
pèche, en ce sens que toutpèche poursuit, dans le bien
ou il s attache, une satisfactionet une perfection du
pécheur, aussi bien n estil aucun pèche qui ne puisse
devenir formellement pèched orgueil Tandis que la
cupidité fournit la facilitede pécher, 1 orgueil rend
1 homme sensible a I attrait desbiens ptnssables En
cet effet se révèle1 un des modes de la primauté de
HÉS CAPITAUX210
1 orgueil sur tous les pèches(voir ce mot) Le texte grec ne prête pas a cette systématisationde la theolo gie, puisqu on y dit, à 1 inverse, que le commencementde I orgueil est le pèche Voir Swete, The Old Testa-ment inGreek, Cambridge, t n
3 Les péchés capitaux— La cupidité et I orgueil, dont on vient de dire 1 influence, pourraientà ce titre passer pour pèches capitaux leur nom propre cependantest racine et commencement, la théologie reserve celui la àdes pèches exerçant une causalité qu elle a soigneusem*ntdéfinie
La théorie theologique despèches capitaux conclut une longue histoire Le mot est ancien, ainsique l'enu meration de pèches auxquels on 1 appliqueMais sa signification n est pas constante Dans 1 ancienne dis ciphnepemtentielle, les pèches capitaux, dont la liste est d ailleursvariable, s ont les pèches dont la remission ne s obtient que parpénitence publique \ oir art PENITENCETertullien voit, dans le bain sept fois renouveléde Naaman le Syrien, le symbole de la puri fication des pèches capitauxdes gentils, qui sont 1 ido latrie, le blasphème, 1 homicide, 1adultère, le stupre, le faux témoignage, la fraude Adv Marc, 1 IV, c ix, P L (1844), t n, col 375 Chez Ongene, qui dénombrepar ailleurs de certaines inclinations mauvaises comme les principesdes pèches (a chacune desquelles est préposeun démon particulier), 1 expression de pèches capitaux prend1 acception spéciale de pèches de la tête, telle 1hérésie et autres fautes semblables InLevit, vin, 10, 11, P G , t xn, col 502 Bet 506 A Sur Ongene et Tertullien voir Ca\ allera,art cit , 1930, p 49 63 Le septénairedes pèches capitaux, tel, ou a peu près, que 1 ontconsacre la théologie et avec elle la morale populaire, la littératureet les arts, remonte a des auteurs comme Cassien, saint Jean Cli maqueet saint Grégoire le Grand, Hugues de Saint Victor, dans ses AUegoriœin Novum Testamentum, et Pierre Lombard, 7/ Sent , dist XLII,contribuèrent principalement à 1 imposer à la penséemédiévale Sur la formation et 1 histoire de cette liste,on trouvera un expose copieux dans Ruth Ellis Messenger, Ethical teachingsin the latin hgmns of mediseval Fngland, New-York, 1930
Sur ce thème, la théologieva raisonner Elle nous laissera le bénéfice d une définitionprécise du pèche capital, a partir de cette dénominationmême, et d une justification critique de l'enumeration des sept pèchescapitaux
Saint Thomas inaugure son élaborationpar 1 exa men de ce mot de capital, il s attache en cela au vocable usuelplutôt qu'à celui de saint Grégoire Pour ce Père,les pèches en question sont les pnnci paux, et il les représentecomme les guides, duces, de cette innombrable armée du vice dont1 orgueil est le roi Entre les acceptions auxquelles le mot de lui mêmese prête, saint Thomas retient celle qui dérive du sens métaphoriquedu nom, d'où vient 1 adjectif Et le pèche capital prend ainsirang de chef ou de principe par rapport à d'autres pèchesOr, il y a pour un pèche diverses manières de procéderd un autre Soit que celui ci devienne cause efficiente, ou bien par soi1 acte d un pèche crée 1 inclination à le reproduire,et la relation est ici établie entre péchés de mêmeespèce, ou bien par accident un pèche ôtant la grâceou la crainte, ou la pudeur, ou généralement tout ce quiretient de pécher, permet que 1 on tombe en tout autre pècheSoit qu'il devienne cause matérielle, en ce qu il fournit matièreà un autre pèche comme 1 avance d ou viennent querelles etchicanes Soit qu il devienne cause finale, en ce qu il représenteun bien en vue duquel est commis un autre pèche ainsi 1 ambitioncause la simonie ou l'avance, la for-nication De ces diversesdépendances, seule la der-
211
PÉCHÉEFFETS DL PÉCHÉ
212

mère désigneune origine îormelle du pèche,d ou celui ci reçoit son espèce principale Un pècheest dit
capital > qui possède lapropriété d engendrer des pèches en cette I içonEt elle revient a tout pèche dont l'objet propre constitue une finassez attrayante pour qu'elle suscite communément d autres pèchesordon nés a la satisfaire Ou la théologie, on le \oit, précisepar ses moyens propres une notion que saint Grégoire et les anciensauteurs a\ aient appréhendée confusé-ment Saint Thomasnest pas infidèle a la pensée tra ditionnellt, il la déterminela Ilœ, q ixxxiv, a 3
La notion thomiste du pèchecapital permet de jus tifter au mieux le septénaire, dont saintThomas emprunte lenumeration a saint Grégoire « 'v ame gloire,envie, -colère, tristesse, avarice, gourmandise, luxure > La SommeUuologique y procède d tine manière qui est nouvelle parrapport aux essais ante rieurs de saint Thomas lui même In II"m Sent,dist XLII, q il, a i,Demalo,q vm, a 1 L origine d'un pèche issud un autre selon la raison de cause finale peut *c vcriflcr chez un pécheur,de qui elle trahirait la disposition particulière et 1 ordre smgulier de ses amours Mais de 1 individuel il n c„t pas de science et tropd humeurs et de fantaisies foi t \aner ces cas Quelque connaissance, toutefois,n en est pas impossible, et nous sommes aujourd hui plus curieux de leursecret original mieux munis pour le découvrir On peut entendre lamême causalité selon les affinités naturelle»des biens entre eux En ce sens, tel pèche le plus souvent procéderade tel autre Quels que soient les cas particuliers, il y a des fins ordinairementrégnantes et des fins ordinairement soumises On découvreainsi, parmi les pèches, quelques directions maîtresses quise prêtent a une connaissance relative-ment universelle et nécessaire
Et voici comment on les dégageDisons que cer tains pèches capitaux repondent a 1 appétitdu bien, d'autres a l'eloignement du mal Pour les premiers, on peut invoquerla division commune des biens de l'âme, que poursuit la vaine gloire,des biens corporels, que convoitent la gourmandise et la luxure, des biensextérieurs, que retient 1 avarice Mais on peut trouver de ces quatrepèches une justification plus radicale, selon qu ils adhèrenta des biens vérifiant les condi-tions mêmes de la béatitude,laquelle est 1 objet du plus naturel des désirs De la raison debéatitude, est d abord la perfection l'on peut dire que c est 1appétit de la perfection dont la vaine gloire est le desordre Puisla suffisance c est le soin de 1 avarice Puis le plaisir c est ou se portentsans mesure la gourman dise et la luxure Quant a 1 eloignement du mal,on craint la difficulté sensible, et c est pourquoi 1 on abandonneles biens spirituels d'où 1 acedie On répugne a la gêneque peut causer a son bien celui du prochain d'où l envie, maissi 1 on va jusqu a pour suivre la vengeance, on pèche par colère(saint Tho mas notera ailleur que la colère, appétit de laven geance, se trouve renforcée de tout notre appétit dejustice et d honnêteté, dont la dignité donne un prèstigealobji1 de la colère II* IIœ, q CLMII, a 6) Les mêmespeches s attachent au mal qui évince le bien d ou l'on se détourneAinsi est rattachée aux trouve ments primordiaux de 1 appétithumain 1 enumeration traditionnelle des peches capitaux, ils représentent,en ce système, les grandes réductions dont le cœur de 1 hommeest menace 11 reste sans doute que la donnée originale se montrerebelle par quelques endroits a cette organisation rationnelle, ma's si1 on veut bien ne point forcer la signification de ces peches, v en tendredel implicite, accepter entre eux des inégalités, nous enavons rendu compte au mieux Et notre mter pretation possède la \entcque 1 on peut demander [ d'une classification morale, spécialementen matière I
de pèche On noteraque saint Grégoire opposait les sept peches capitaux aux sept donsdu Samt Esprit . ni la théologie des peches, ni celle des dons nele retiennent Et samt Thomas déclare qu il ne doit pas y a\oir uneopposition entre les sept prit cipaux peches et les sept principales vertus,car on ne pèche pas en se détournant de la vertu, mais enaimant quelque bien périssable Saint 1 homas ne retient pas davantage1 ordre de ces peches entre eux pour samt Grégoire, ils s engendraientl'un 1 autre, et c est pour-quoi il attachait de 1 importance a 1 ordrede l'enu-mcration ÎViais les peches subordonnes sont naturelle-mentretenus Samt Grégoire estimait présenter ainsi un cataloguecomplet des peches, samt Tl ornas 1 adopte, mais il a d'autres matériauxDans la ques tion disputee De malo, qui est un traite au mal, la matièremorale se trouve distribuée selon 1 ordre des pethes capitaux, cettedistnLut on ne peut être, bien entendu, celle de la Scrrme IIeologiqueOn \oit com ment la théologie a la fois réduit 1 importaice et approfond t la signification de 1 antique tl cône des pechescapitaux Ia II11, q IVVXIV, a1
On ne cherchera donc point dansle ilas'tnitnt des pedhes capitaux, tel que nous venons de le rappoiter,un tableau des peches gi^ves la considération de la gravite n anullement commande cette élaboration et il > a des peches capitauxqui, oe leur nature, n exte dent pas le v emcl Dans les n orales modernes,la matière est volontiers distribuée selon les pecl es capi-tauxet les préceptes, on juxtapose deux méthodes, sans prendregarde peut ttre a ce paradoxe, que 1 étude des principaux pechesse tiouve détachée de celle des préceptes, dont onpouvait croire qu ils pro hibaient ces peches principaux Le septénairey a aussi subi quelques altérations Pour samt Thomas,
I orgueil, dont on a dit plus hautqu il est le commen
cément de tous les peches,a cause précisément de
cette universalité, est plusqu'un pèche capital, mais le
prince des peches La cupidité,dont nous avons aussi
parle, comme elle cause le pèchea la manière d'une
cause matérielle, ne prendpoint rang de pèche capi
tal, mais, si on la considèrepioprement comme 1 amour
desordonne des richesses, elle suscitealors comme une
fin souveraine un grand nombre dautres peches, On la
nomme avarice, et il faut voir enelle l'un des sept
peches capitaux Sur toutecette question, voir 1 art
CAPITAL (pèche)
\II Lrs EFFLTS DL pi- CHE — L'ordrede la doc-trine iequiert ici cette ctude De toute rcahte, on considèreles effet», qui en complètent la connaissance
II j a Leu spécialement dele faire en matière de pèche,
car cet acte qui est de»ordonne,ne peut manquer
d introduire dans la vie humainedes troubles origi-
naux La théologie a comprissous trois chefs les effets,
a la vente multiples, du pècheNous justifierons cette
distribution a mesure Au troisièmegroupe d effets,
samt Thomas a rattache la considérationdu pèche
comme mortel et comme vénielgardons nous de la
retirer de ce contexte d'oùelle reçoit dtja son sens
/ LACORRll'TlOW 1)1 B1EA AATLBELSoUS ce
chef, «ont gioupes des effetsdu pèche que déduit I analyse philosophique mais qui se trouventaussi rendre compte de certaines données positives Le titre qu onleur attribue convient a de certains tflets du pèche originel, etpeut ttre 1 entendrait on oc pre ference a son sujet, mars il recouvreaussi des effets propres au pèche actuel
1° Fxislence et natwe — Luephilosophie du mal recheiche si le mal corrompt le bien et dans quellemesure Cf Suni theol lA q XLMIT a 4 Du mal qu est le pèche,nousdemandons s il con on pi. le bien naturel
1 Diminution de l indinatwn a laveitu — Sous le nom de bien naturel, il s'agit du bien de 1 1 on'n e que
213 PECHE. EFFET
sont d'abord ses principes constitutifs,le corps et l'âme, avec leurs propriétés, telles lespuis'arces de l'âme, etc , mais aussi son inclination a la vertu,laquelle lui est naturelle car il est homme par sa raison, et la formespécifique détermine en tout être une inclination quilui est éminemment naturelle, or, l'inclination raisonnable n'estpas différente de l'incli-nation a la vertu On signale expressémentici ce bien naturel, puisque sur lui le peche doit exercer ses dommages
Le peche laisse intacts, en effet,les principes ton stitutifs de 1 homme et les puissances de son ame, entant que mesurées parleurs objets spécifiques Cette conclusionse tire de ce que ce bien-la est le sujet du peche, or, le mal ne detiuitpas son sujet il se détrui-rait alors lui même, et ce sujetnon détruit conserve son intégrité m la nature, eneffet, ni ses puissances n augmentent mne diminuent Maisl inclination natu-relleà la vertu souffre du peche Car le peche est un acte Et tout actedispose a ses pareils Mais, des qu on incline vers un extrême, setrouv e diminuée d autant l'inclination portant a 1 extrtn e contraireEt 1 on sait qu'il y a entre vice et vertu ce rapport de contra-riétéCe raisonnement est de nature n etaphvsique II engage la doctrine de laformation des habilus par les actes du sujet, laquelle invoque cl ez lesujet agissant une passivité «ans quoi son action n auraitpas en lui cet effet II ne méconnaît pas qu'un accident (1acte) n agit pas comme une cau«e efficiente sui son sujet (la puissancede l'ame), car, en vente, I objet ici agit sur la puissance, ou cette puissancesur une autre On ne fait donc en tout ceci qu'invoquei des nécessitesnatu relies Rien ne serait plus éloigne de notre théologieque d imaginer a la manière d'une sanction extrin-sèque,cette atteinte au bien naturel de 1 homme que nous venons de dire Nousdirons epj il est impossible que l'homme faisant un peche ne se diminueen son inclination vertueuse, c est a dire en ce bien qu il tient de cequ il est, comme il est impossible, en geneial, que l'homme ne se modifieen quelque façon par les actes qu il fait On distinguera de ceteflet du pcehc le desordre qui est celui de 1 acte mauvais lui-mêmepar ce desordre, on peut certes dire que le peche eor-rompt le bien dela nature, mais on 1 entendra alors par mode de causalité formelle,comme on dit que la blancheur 1 lanclnt le plafond Ia llœ. q ixxxv, a 1Cet ellet du peche reconnu, on demande naturelle ment jusqu où ilva Et, parce quel homme est capal le rie pecher, pour ainsi dire, a 1 infini,on s informe si 1 inclination vertueuse ne peut être absolument coirompue Mais la réponse négative s impose aussitôt lepeche ne corromprait absolument 1 inclination ver tueuse qu'en détruisantla raison même, mais comme on peche en tant qu'être raisonnable,le peche détrui-sant la raison se détruirait soi mêmeor, un acte n est jamais son propre anéantissem*nt Reste que 1 oncon cilié la permanence d une inclination finie avec le renouvellementinfini des actes qui la diminuent On ne peut îecounr ici a 1 exemplede quantités progressi vement plus petites, ôtees d ure eiuantitedonnée, car il se peut que le peche suivant, plus grave que le premier, ôte aussi davantage a 1 inclination vertueuse fl suffit dedistinguer le ternie et la racine de l'inclina tion il est vrai qu elletend vers un terme, mais elle « part d une racine Or, le ptcht ladiminue quant a «on ternie on veut dire que 1 intimation qu'il cieeempêche le développement vers «on terme de l'inclmation vertueuse Des pèches muluphes al infini signifient exactementdes obstacles accumules a l'infini, mais la racine de la vertu reste intacteL'homme est encore un homme, c est a dire un être rai«onnable,un sujet fait pour la vertu Cette analyse, de tout point con-forme a notrepremière proposition, révèle donc dans
. DECHEANCE 214
1 homme une région inviolableaux effets du pèche. Point de pessimisme empresse Les damnes eux-mêmespossèdent l'inclination dont nous parlons elle est a 1 origine deleurs remords, il ne lui manque que d être réduite a 1 acteMais 1 effet que nous venons de signa-ler demeure bien entendu redoutable. l'acte vertueux peut être rendu, par la multitude des pèches,fort diffi-cile, plutôt que de 1 accomplir avec cette aisance etce plaisir qui sont le vœu de sa nature, il faut a cet homme, pour le faire,soulever un grand poids Le pèche originel v a, d ailleurs, «apart qui, privant 1 hommedelajusticeorigmelle, le laisse aux prises avecles parties diverses de sa nature Ia Ilœ, q LXXXV , a 2.
2 Effet du pèche sur lesvertus — \ l'inclination naturelle dont nous venons de parler, les vertusajoutent leur propre deteimmation Comme elles portent a son point d achèvementun bien naturel, nous pouvons, a cet endroit, recenser 1 eflet propre despèches sur les vertus, que nous avons évoque déjà,plus haut § II, et dont nous parlerons de nouveau ci-des«ous,a 1 occasion du pèche mortel
La doctrine se partage selon qu'ils agit des vertus infuses ou des vertus acquises Celles-là sontôtees absolument par un seul cte de pèche moi tel, elles ne«ont ni ôlees m diminuées par les pèches vénielsen eux mêmes, si multiplies qu on ks suppose Les ver-tus acquisesne «ont pas plus otecs qu elles n ont ete obtenues par un «culacte Mais des «.ctes répètes, au point d engei drerun vice, otent la vertu contraire. Oi, une seule vertu ôtee, du mêmecoup la prudence est exclue Mais la prudence absente, il n'est plus aucunevertu qui subsiste selon cette raison de vertu Elles demeurent comme inclinationsa certains objets, qui «e tiouvent être bons a ce titre, ellespermettent de faire le bien, mais non plus de le bien faire bonum, nonbene, comme dit saint Thomas
( et effet du peehe, tenant dansle peche a l'acte, est néanmoins attribuable au peche d omission,puisque celui ci est lie, au moins par accident, a un acte volon-taire,cause de 1 omi«sion, lequel peut déterminer une inclinationvicieu«c au rroms par ses conséquences. Cf Salmanticenses,q LXXXV, 2
2° Formules traditionnelles— Cet effet du peche, qu'a déduit 1 analyse philosophique, peutêtre pré-sente a la faveur de formules ou de donnéestradition-nelles Celle de saint Augustin, d al ord. pour qui le peche estprivation de mode, espèce et ordre De nalwa boni, c m, P L , t XLIIcol 553 Car ces trois attributs 'ont ceux du bien en tant qu'un êtrea «a forme, on lui attribue 1 epece, parce que la forme se prend«elon une certaine mesure on lui attribue le n ode, parce qu elledéfinit le rapport de cet être avec les autres on lui attribuel'ordre Tout bien vérifie aralog quement ces caractères,cf Sum iheol , Ia, q v,a 5 L'inclination a la vertu les possèdepour sa part et, comme elle est diminuée par le peche, sans êtrejamais otee, ainsi son espèce, son mode, son ordre La nature elle-même,en ses principes constitutifs, nous 1 avons dit, demeure intacte «ousle peche ainsi les trois attributs de sa bonté Mais, si 1 on seréfère aux vertus infuses et a la grâce, cette fois1 ordre, le mode, 1 espèce «ont totalement otes par le pechemor-tel De même, si l'on considère 1 acte même du peche,ou se retrouve une pareille pnvation On jugera donc de cette propositionaugustmienne «elon les points ou on l'applique II v a dans le présentartiele de saint Thomas un mot qui pourrait émouvoir quand il ditque le peche est eswnlialiier prwatio . mais la vigilance de Cajetan, In7am 7iœ, q LXXXV, a 4, et celle ces carmes de Salamanque fibid ) n ontpas manque de l'mterpretei correctement, sans préjudice de notremalice positive comme constitutive du peche la IIœ, q LXXXV , a4
215 PÉCHÉ.EFFE
Les blessures de la nature sont,par excellence, effets du péché originel (voir ce mot). Maison peut tirer parti du mot et l'appliquer à l'inclination vertueusediminuée par les péchés actuels. Et, comme la tradi-tionsignale quatre blessures, on dira de ces péchés qu'ils érnoussentla raison, singulièrement en sa fonc-tion pratique; qu'ils rendentla volonté moins sensible au bien; qu'ils aggravent la difficultédes bonnes actions; qu'ils enflamment la concupiscence. On exploite heureusem*ntainsi notre déduction philoso-phique. I»-II»>, q. LXXXV,a. 3.
Mais on ne transférera pointaux péchés actuels les effets de mort et de défautscorporels qui sont attri-bués au péché originel. Cedernier les opère en ôtant la justice originelle, ce qui luiest rigoureusem*nt propre. Il se peut qu'un péché actuelsoit une faute plus grande que le péché originel et qu'ilôte plus violem-ment la grâce : mais la grâce, de sanature, ne remédie point aux défauts corporels, comme faisaitla justice originelle. Il est, par ailleurs, assuré que l'acte decer-tains péchés entraîne des accidents corporels :ainsi la gourmandise, la luxure, etc. Mais ces effets n'ap-partiennentpoint au péché comme péché. Ia-IIœ, q. LXXXY,a. 5-6.
Tels sont les ravages du péchéparmi les biens que possède l'homme naturellement.
//. LA TACHE DU PÉCHÉ.— Mais le péché souille aussi le pécheur. Non contentde porter atteinte à son bien naturel, il le laisse marquéd'une flétrissure ou, selon l'image consacrée, d'une tache,macula. Ces deux effets sont bien différents. Tandis que le premierest obtenu plutôt par l'analyse philosophique, le second procèdedavantage de données positives. Rien de plus fréquent dansla sainte Écriture et dans la littérature chrétienneque de présenter le péché comme une souil-lure del'âme. Le thème a été transmis aux théologiensdu Moyen Age, notamment par P. Lombard, IV Sent., dist. XVIII. Saint Thomasentend la tache comme un effet du péché, et qui satisfaità cette nécessité de rendre compte de l'étatdu pécheur à la suite de son péché, jusqu'autemps de la rémission.
Il considère attentivementl'image traditionnelle. Une tache signifie l'éclat perdu par suited'un contact de la chose nette avec quelque autre. On transpose aisémentce mot de l'ordre sensible au spirituel. L'âme adhère àses objets par l'amour; son éclat est celui de la raison et de lagrâce. Par le péché, où elle adhère àdes objets contraires à la raison comme à la grâce,son éclat est perdu. Elle contracte une tache. On obtient ainsiun effet du péché, qui se prend de cette propriétélumineuse où l'on se plaît communément à reconnaîtrel'homme de bien.
Il consiste dans une privation,ainsi que l'annonce heureusem*nt ce mot de tache, tel que dès l'abordnous l'avons entendu. Car, outre la disposition vers des actes pareilsqu'engendre l'acte du péché, on ne voit pas que le péchécause en l'âme rien de positif; cette disposition, néanmoins,ne rend pas compte de l'état du pécheur; elle est aboliesans qu'on cesse d'être un pécheur, comme lorsqu'un prodiguedevient avare : il n'incline plus vers la prodigalité, mais il nelaisse pas d'être souillé par ce premier péché:ou bien elle subsiste alors qu'on n'est plus un pécheur, car lapénitence peut ne point ôter aussitôt cette inclinationcontractée. Si l'on disait néanmoins qu'il reste chez lepécheur l'attachement à l'objet de son péché,lequel est positif et rend compte de son état, il faudrait répondrequ'un tel attachement, qui se termine au bien propre du pécheur,ne suppose en lui rien d'autre que la nature de sa volonté, laquelley suffît sans le concours d'aucune inclination supplémentaire: donc on ne peut voir là rien qui soit dû au péché;cet atta-chement caractérise le pécheur pour autant qu'ilest
S : LATACHE 216
connexe à une privation,où se marque précisément la trace du péché.Par ailleurs, la tache ainsi entendue est attribuable à chacun despéchés que commet un pécheur, car chacun d'eux s'opposeà l'éclat de l'âme et dans la mesure même oùil est péché. Il en va comme d'une ombre, dont la figuredépend exacte-ment du corps interposé. Nous entendons latache en liaison avec le péché même. Elle ne dit pointabsolu-ment absence de l'éclat spirituel, mais sa perte, en tantque due à un certain péché. C'est pourquoi la tachedu péché relève du mal de faute et n'est d'au-cunefaçon imputable à Dieu. Peu importe, en outre, que le péchénouveau trouve chez le pécheur la grâce absente, car, sanscompter qu'il prive pour sa propre part de la lumière permanentede raison, il est propre à exclure la lumière de grâceet fait à celle-là un nouvel obstacle, en sorte qu'elle nese lèvera de nouveau sur l'âme que ce péchédisparu, et non pas seulement le premier. Pour mieux comprendre que laprivation dont nous parlons subsiste une fois passé l'acte du péché,plutôt qu'à la comparaison de l'ombre, on recourra àcelle de l'éloignement. Cessant de pécher, on n'est pas dumême coup remis sous l'influence de la lumière spirituelle.Il y faut un acte positif défai-sant ce que le précédenta fait; il reste que l'on revienne d'où l'on est parti. La choseest sûre; il suffit que les mots s'y conforment. Ia-IIœ, q. LXXXV.
Nous voyons donc dans la tache uneffet propre du péché. Des théologiens ont préférél'entendre du reatus poème, que nous trouverons ci-dessous, aveclequel, disent-ils, la tache se confond : tels Scot et Durand de Saint-Pourçain.D'autres, tel Vasquez, la réduisent à une dénominationextrinsèque dérivant du péché commis et belet bien passé. Les thomistes ont critiqué ces opinions, quisont en effet discordantes de la doc-trine de saint Thomas. Contre la première,ils invo-quent de surcroît la condamnation des propositions 56 et57 de Baïus. Denz., n. 1056, 1057. Voir là-dessus : Salmanticenses,disp. XVII, n. 2, et In I*<n-II&, q. LXXXVI, a. 2, n. 10 sq.; enplus bref, Billuart, diss. VII, a. 2.
Sous ce terme de tache du péché,les anciens théolo-giens reconnaissaient la chose même qu'ondésigne aujourd'hui sous le nom de péché habituel.Dans les deux cas, on entend dénoncer l'état du pécheuret l'on satisfait à cette pensée que le péchécommis demeure en quelque façon chez son auteur. Le mot de «péché habituel » évoque seulement de préférencecette dis-grâce où se maintient l'homme qui a offenséDieu; celui de « tache » la souillure de son âme. Maisl'état du pécheur dans les deux cas ne peut se prendre autre-mentque de la privation que nous avons dite.
Nous dirons ci-dessous en quel sensle péché véniel cause une tache. On prendra gardeà la corrélation de la présente notion avec cellede la grâce guérissante, gratia sanans.
ni. L'OHLIGATWN A LA PEINE. — Parcette for-mule, nous traduisons le reatus pœnœ de la théologie.Le mot de reatus appartient à la doctrine du péchéoriginel, duquel on dit que chez le baptisé transit reatu, , manetactu : il est alors synonyme de culpabilité. Mais on désigneaussi par lui l'un des effets du péché actuel, à savoircette condition où le péché établit son auteur\ ? d'être en dette d'une peine : reatus pœnœ. En vertu du péché,une obligation est contractée de la part du pécheur dontil n'est acquitté que par une peine subie. Il est passible de peine.Un texte de saint Tho-mas définit à souhait le sens du vocableainsi que son extension, qu'il serait intéressant de comparer avecl'usage qu'en faisait la langue juridique des Romains : Reatus dicitursecundum quod aliquis est reus pœnœ; et ideo proprie reatus nihil est aliudquam obligatio ad pcenam; et quia hœc obligatio quodammodo est média
217 PECHE. EFFE
inter culpam et pœnam, ex eo quodpropter culpam ali-quis ad pœnam obligatur, ideo nomen medii transumiturad extrema, ut interdum ipsa culpa vel etiam pœna rea-tus dicitur. In i/"1»Sent, dist. XLII, q. i, a. 2. Que le péché entraîneun châtiment, la pensée chrétienne, en sa forme laplus élaborée comme en son expression la plus commune, letient pour indubitable. Le théo-logien tente ici de donner une exactenotion de cette vérité reconnue, et que des dogmes solennelsont au surplus, par bien des points, consacrée.
1° Existence. ?— On justified'abord que le péché ait cet efïet. Saint Thomas y procèdede la manière la plus convaincante et découvre dans cetteréalité morale la vérification d'une loi universelle.Car nous observons dans l'ordre de la nature que l'intervention d'un contrairedétermine de la part de l'autre une action plus énergique: Aristote disait que le froid gèle davantage une eau chauffée(/ Meleor., 348 b, 30-349 a, 9) ; mais on signale par là le phénomèneuni-versel de la réaction, où s'exprime la tendance de toutêtre à se conserver dans son être. Par une dérivationde cette loi, nous observons en outre que les hommes sont naturellementenclins à riposter aux attaques, jusqu'à abattre leurs adversaires.
Il n'y a pas lieu de limiter cetteloi aux individus : tout ordre lésé exerce pour son compteune répression. Et, comme le péché est un acte désordonné,il faut attendre que l'ordre atteint par lui le réprime. La peinen'est pas autre chose que cette répression même. On détermineraen quoi elle consiste si l'on connaît l'ordre lésé.Or, le péché lèse l'ordre de la raison, direc-tricenaturelle des actes humains : la répression de la raison consistedans le remords de la conscience. II lèse l'ordre du gouvernementdivin, dont la répression s'exprime en la peine infligéepar Dieu. Il lèse l'ordre de la société humaine, civile,domestique, ecclésias-tique, professionnelle, etc., non que toutpéché lèse cet ordre-là, et la sociétécivile elle-même comme la société ecclésiastiquequi sont, chacune en son ordre, des sociétés parfaites, nechâtient point absolument tous les péchés; mais, quandun péché commet cette atteinte, la répression joueet la peine correspondante est encourue.
De ce raisonnement ressort la notionessentielle de la peine du péché. Elle ne se réfèreen rien à la répara-tion du péché; mais elleest du péché la contre-partie. Le péché étantposé, une peine y répond. Au désordre accompli estinfligé une réplique par quoi le désordre est équilibré,mais non pas réparé. La réparation du désordre— nous vqulons dire sa destruction — relève de la pénitenceet de la satisfaction : par elles, le péché est anéanti,et il appartient au théologien d'en définir les voies (voirJUSTIFICATION, PENITENCE). Mais cette fonction n'est en rien celle de lapeine pro-prement dite. Telle que nous l'avons présentée,elle répond à cette préoccupation de maintenir, àren-contre de la perturbation du péché, le triomphe de l'ordre.Sans la peine, le pécheur a raison de l'ordre des choses; il nese peut que l'on concède cette victoire à son caprice ; lapeine y pourvoit. Elle est la forme que prend l'ordre, définitivementinviolable, une fois posé le péché. Ne disons mêmepoint la peine, car il se peut qu'elle tarde et il ne faut pas que le péchése flatte d'un triomphe même éphémère; disonsprécisément l'obligation à la peine, laquelle estseule, aussi bien, l'effet propre et direct du péché. Aussitôtle péché commis, est encourue de la part du pécheurcette nécessité où se marque la permanence non compro-misede l'ordre. Il suit du péché même quelque chose oùs'avoue la défaite du péché. Grâce au reatuspœnœ, l'ordre du monde est sauf, que le péché n'a pu rompre.Il y a plus qu'une parenté entre cette notion essen-tielle de lapeine que propose saint Thomas et les
S: LAPEINE 218
belles considérations oùsaint Augustin annonce le châtiment nécessaire et imminentdu pécheur : ne vel punclo tempoTis universalis pulchritudo turpelur,utsil in ea peccati dedecus sine décore vindicte. De lib. arb.,III, xv, 44, P. L., t. xxxn, col. 1293; sur cette conception d'Augustin,voir Mausbach, op. cit., t. i, p. 119-122. Dès lors, il apparaîtque la peine essentiellement est contraire à la volonté.Saint Thomas revendique com-munément pour elle ce caractère: en quoi il ne pro-pose pas une description psychologique, mais définitla nature même de la peine en rapport avec sa fonc-tion spécifique.On ne nie point pour autant que la peine ne puisse devenir médicinale,ordonnée à la cor-rection du délinquant ou des autreshommes, ou satis-factoire, concourant à la totale réparationdu péché : mais ces caractères sont ultérieursà celui-là où s'ex-prime son essence, où serévèle, si l'on peut dire, sa pure beauté. Ia-IIœ,q. LXXXVII, a. 1.
Les commentateurs ont poursuivila formule exacte de cette réalité du reatus. Tenons, avecles Salmanti-censes, disp. XVII, dist. i, spécialement n. 6, qu'iln'est ni une relation réelle ni de raison, ni quoi que ce soit quel'on puisse réellement distinguer du péché habituel,ni le péché habituel lui-même en son concept essentielet primaire, mais comme un concept secon-daire du péché habituel,virtuellement distinct et dérivé. Qu'il demeure quand lafaute est remise, cette condition ne porte point préjudice àla correction de leur formule. Ibid., n. 14-20.
2° Le péché est-ilpeine du péché? — Avant de consi-dérer quelques conditionsremarquables de la peine due au péché, informons-nous sicette peine peut con-sister dans le péché même.
Une certaine tradition semble lesoutenir. Ainsi saint Augustin dans les Confessions, I, xn, 19, P. L.,t. xxxn, col. 670 : Jussisti, Domine, et sic est, ut pœna sua sibi sitomnis inordinalus animus; ainsi saint Gré-goire, In Ezech., 1. I,hom. n, n. 23-24, P. L., t. LXXVI, col. 914-916; Moralia, 1. XXV, c. ix,P. L., t. LXXVI, col. 334-336 : Omne quippe peccatum, quod tamen citiuspsenitendo non tergitur, aut peccatum est et causa pec-cati, aut peccatumet pœna peccati... Plerumque vero unum alque idem peccatum et peccatumest ut et pœna et causa peccati. Ces textes et d'autres avaient étéretenus par Pierre Lombard, qui a consacré à cette ques-tionune distinction entière. Il Sent., dist. XXXVI. Saint Thomas, commetous les théologiens scolasti-ques, l'a débattue. Sa théologieintroduit en ceci des distinctions qui, faisant droit aux donnéestradition-nelles, sauvegarde cependant les exigences de la raison.
1. De soi, le péchéd'aucune façon ne peut être la peine du péché,car il procède de la volonté. La peine est, de sa nature,contraire à la volonté. La distinction du mal de faute etdu mal de peine est irrécusable. D'au-cune façon, le péchéen sa nature même n'est la peine du péché.
Ainsi raisonne saint Thomas dansla Somme théolo-gique; et nous avons à dessein traduit lenullo modo qu'il écrit deux fois dans ces quelques lignes. La démonstrationsemble décisive. Néanmoins, s'il est vrai que le péché,en sa conversion, procède de la volonté et à ce titrecontredit la peine, le désordre accompagnant cette conversion, etd'où le péché reçoit sa raison de mal, n'estpas également voulu. Le pécheur s'en passerait; il le subitcomme une nécessité. Saint Bonaventure, par exemple, tenaitque le péché, en ce qu'il a d'essentiel, est peine du péché: In IIum Sent, dist. XXXVI, a. 1, q. i. Saint Thomas lui-même, dansson premier ouvrage, In IIum Sent, dist. XXXVI, a. 3, semble admettre quele péché, ralione ipsius actus deformis, possède uncaractère pénal; il le dit expressément dans la questiondispu-tée De malo, q. i, a. 4, ad 2 um : Ipse actus non est volitus
219 PECHEEFFETS L\ PEINE 220
inquantum ei>l znordinalai,sed secundum ahquid ahud, qaod dum vcluntas queent in prsedictam inordinatwnem incumt quam non vult et sic ex m quod est voh-tum hab't ritionem culpœ,cv eo vtro quod mordinatio nem invite qms quodamrnodo pahiur immiscelurratiom pœnse, cf ibid , ad l"m "Uais la Somme n offre point trace d unetelle doctrjtie et 1 on peut penser que le douole nullo modo en est undt^aveu
De fait on ne peut dire que le desordredu pèche ait raison de peine Cajetan en donne plusieursraisons toute juste peine est de Dieu le desordre du pècheserait donc de Dieu Et il n y a point lieu de distinguer en ce desordrecomme fut Scot, 1 agi qui serait du pécheur, et le bubi,qm serait de Dieu car ce desordre est un accident, cu;us esse estmesse, causer son mhe rence dais le suj et c est causer son êtrec evt donc eau ser le mal du pèche Cajetan, In 7am 77<«q LXXXVII, a 2,cf Salmanticense» disp XVII, n. 29 30Déplus, biei qu involontaire d une ceitaine façon, ce désordrene 1 e^t pas absolument le pécheur y consent qui faitl'acte d un pèche On ne nie point qu il soit prejudi ciablea l'honnie mais le mal de peine n est point seul a faire torta qui 1 endure, le mal de faute fait tort aussi a qui le commet
2 Par accident, un pèchepeut avoir raison de peine, soit par rapport a soi même, soit parrapport a quel-que autre pèche II cause, en effet, la soustractionde la grâce, et comme la grâce soustraite laisse 1 ame diminuéeet prompte a pécher de nouveau, ces pèches suivants peuventêtre tenus comme une peine du pre mier, on ne les aurait pas commis,si 1 on n avait encouru le châtiment de celui la Ou nous rejoignonsnos considérations précédentes sur 1 aveuglement et1 endurcissem*nt dont Dieu punit 1 iniquité L acte même dupèche peut comporter de 1 affliction On le veut, assurément,et avec la difficulté qui 1 accom pagne celle ci fera mêmequ'on le veuille avec plus d énergie et qu'on s y applique avecplus d obstina-tion A ce titre, 1 affliction est volontaire et malicieuseMais, en tant que ces difficultés sont d'abord imposées ala volonté, soit par la nature même de 1 acte, dont on n estpas le maître (ainsi dans la colère ou 1 envie), soit parles circonstances extérieures la volonté subit une contrariété,laquelle a de ce chef raison de peine Le cas ne s en vérifie d ailleurs,comme le remarquent les carmes de Salamanque, disp XVIf, n 34, que pourles pèches consistant en des actes imperes, non en des actes elicitesde la volonté Enfin, un pèche comportant des suites péniblespeut être tenu à ce titre comme se punissant soi mêmeDans tous les cas, on le voit, le pèche ne prend raison de peineque par accident et non selon son essence ou il est exclusive ment malde faute Saint Thomas estime que de telles peines sont médicinales,c est a dire qu elles possèdent cette propriété deconcourir au bien de la \ ertu On le voit nettement dans le» deuxdernier^ cas puisque la fatigue et les ennuis du pèche sont propresa en détour-ner le pécheur lui même Mais, jusque dansle pre-mier cas, s il faut dire, comme nous avons fait, que l'aveuglementet 1 endurcissem*nt sont de leur nature ordonnes a la perte de qui lessubit, on peut signaler en outre qu ils sont propres a détournerles autres du pèche, car voyant ce malheureux tomber de pècheen pèche, ne redoutera t on pas pour soi un pareil sort? Pour 1interesse lui même, s il advient que Dieu lui fasse miséricorde,tant de maux éprouves ne le ren-dront ils pas plus humble et plusprudent? G est en ces termes, et a la faveur d un discernement capital,que notre théologie peut agréer une pensée ou se sontincontestablement plu d anciens docteurs chrétiens Sur toute cettequestion du pèche comme peine du pèche Salmanticenses, dispXVII, dub n, Ia IIœ, ?q. LXXXVII, a 2
3° Durée et grantedu reatus pœnas » — On peut signaler maintenant quelques conditionsremarquables de la peine due au pèche Elles mteiessent sa duréeet sa gravite Nous distinguons ces deux considérations, dont chacuneinvoque des arguments indépendants
1 I éternité de lapeine infligée au pèche mortel est
une doctrine de foi Voir art ENFER,t v, spécia-
lement col 94 95 II suffit ici quenous exposions la
théologie de ce dogme etselon que 1 éternité de la
peme est un eflet du pèche
Elle se déduit de la notionessentielle de la peine, telle que nous 1 a"\ons d abord présentéeRéplique de 1 ordre trouole, la peine persiste aussi longtemps quele trouble de ] ordre Or, il est un pèche qui trouble 1 ordre dune manière irréparable Car il ote le prm cipe mêmede 1 ordre raisonnable, c est a dire 1 adhé-sion a la fin dernièreEn possession de ce principe, il n est point de desordre que 1 homme nepuisse repa-rer, mais s il en est prive, le voila désormais incapablede restaurer le desordre commis, et il ne peut que se perpétuerdans son pèche Ou 1 on suppose que 1 homme ne peut se restituera soi même ce principe dont il s est prive la chose s entend puisquil tient dans la chante laquelle est un don de Dieu, puisque 1 ordre troubleintéresse Dieu, lequel est donc aussi mêle a sa réparationce n est pas une chose que 1 homme puisse opérer seul, comme sison pèche ne concernait aussi que lui Cf Sum theol , Ia IIœ, q cix,a 7 Un tel pèche est de soi éternel Qu il soit repare, commela chose advient en effet, une initia tive divine en est la cause Maiselle n appartient pas au développement naturel des effets du pècheA celui-ci, tel qu il est, ne peut repondre qu une peine égale-mentéternelle Aussitôt commis, il grève son auteur de cettedette qu est le reatus pœnse seternse Quelque issue qu'il doive en effetconnaître, il établit infaillible ment le pécheur encette condition Un temps du reste doit venir ou la volonté coupablesera soustraite même aux effets de la miséricorde de Dieu,ou la dette du pèche n aura donc plus de remission II n'est que1 éternité de la peine pour faire équilibre à1 éternité du trouble et de la perversion qu introduit lepèche dans 1 ordre
Cet argument est le principal qu'invoqueen cette matière saint Thomas II en a propose d autres 7n 1V «mSent, dist X.LVI, q i, a 3,Cont Gent, 1 III, c CXLIV Nous ne les reproduisonspas, puisque celui là est formel et décisif Les carmes deSalamanque éta-blissent pour leur compte que le pèche estdigne de peine éternelle indépendamment même de saperma nence, sur la seule considération de sa gravite Disp XVII,dub m, § 3 En cela, ils sont peut être de leur temps II sembleque l'argument de saint Tho-mas ne se soit pas impose sans amoindrissem*ntaux théologiens postérieurs Un exemple manifeste de cettehistoire, c'est Lessius, De perfectionibus monbusque dwinis hbn XIV, 1XIII, c xxv, ou 1 éternité de la peine est justifiée,non par la permanence du pèche, qui est une position dont on avouequ'elle est difficile (en vertu d'un argument qui trahit la méconnaissancede la notion thomiste de peme), mais par 1 infinité du pècheconsidère en lui même(ed Lethielleux, Opuscula, t i, p 465469) Ainsi, pense t on, communément aujourd hui, la perfection dela théologie n y a pas gagne la II*, q LXXXVII,a 3
2 La gravite de la peine se déduitpour son compte
de la gravite du pèche Lapersistance de la faute
appelle 1 éternitéde la peme, son enormite mesure sa
rigueur L'idée de cette proportionentre la faute et la
peine est élémentaire,et la sainte Écriture 1 a plu
sieurs fois exprime Pro mensurapeccati erit et plaga
rum modus, Deut , xxv, 2, Quantumglonficavit se et
in déliais fuit, tantum dateMi tormentum et locum.
221 PECHE. EFFE
\poc , XMII, 7 Llle permet aux théologiensd énoncer que, pour ceitains pèches, langueur de la peinea quel que chose d infini Car il est en ces pèches la une cer-tainemnnitepari endroit, nousl avonsdit, col 156sq , ou ils s opposent a Dieu On nommepeine du dam celle qui, repondant a cette infinité du pèche,com porte elle même quelque infinité elle consiste dans laprivation de Dieu Dans les deux cas, 1 infinité se considèrede la part du bien, auquel le pèche s oppose, dont la peine estprrvation II n v a point ici d infi mte intrinsèque Et, comme lespèches mortels qui sont tous infinis, cependant sont inégalementgra\es, ainsi est il reçu que la peine du dam est a son tour variableen son înfimtc (voirDAvi,t iv col 16 17) Par ailleurs, les pèchesmêmes dont nous venons de parler sont Unis en leur adhésionau bien périssable, et par la limite de ce bien et pir celle de1 acte \ olontaire De ce chef, il leur correspond une peine finie, quiest la peine du sens Cette conception de la peine nous empêche desonger a 1 anéantissem*nt du pécheur L idée en seraitpeut être séduisante car il n est rien, semble t il, comme1 anéantissem*nt pour repondre a 1 infinité du pècheNe soyons pas dupes de ces anti thèses II ne convient pas a la justicedivine d anean tir le pécheur, la peine en effet serait alors détruite,dont 1 éternité est appelée par le pèche commisOn voit quelle force reconnaît saint Thomas au reatus Si 1 on tenaitau mot, qu on ente ide 1 anéantissem*nt de la perte absolue desbiens spirituels On compareia sur ce point la Somme, Ia Ilœ, q LXXXVII,a 4, ad lum, avec In 7V"m Sent, dist XL\ I, q n, a 2, q i, ad 4um, ou saintThomas voulait qu'en rigueur de justice le pèche originel fut punide 1 anéantissem*nt de la nature
La peine du dam et la peine du sensintègrent donc la rigueur de la peine, comme la conversion et 1aver sion concourent au mal du pèche Cette distributionde la peine est consacrée par maints enseignements, officiels dumagistère Et donc, quant a la rigueur, la peine a en mêmetemps quelque chose de fini et quel que chose d infini Quant a sonéternité, elle concerne ces deux éléments,comme la tache du pèche emporte la permanence de la volontéen son aver>ion de Dieu aussi bien qu en son attachement au bien périssable,la peine du sens comme la peine du dam est éternelleet par la, quant a la durée, 1 une et 1 autre sont infinies I3 IIœ,q LXXXVII, a 4
On n'a parle en tout ceci que dela peine du pèche mortel Ni sa durée m sa gravite ne s appliquentéga-lement au pèche véniel Celui ci, de soi, ne causepas 1 obligation d une peine éternelle, car il est réparablepar le pécheur, le principe de 1 ordre raisonnable v demeurant saufVoir les documents ecclésiastiques ou 1 éternité despeines est réservée au seul pèche mortel professionde foi de Michel Paleologue, au IIe concile de Lyon (1274), Denz , n 464,décret pour les Grecs au concile de Florence (1438 1445), Denz ,n 693 II n entraîne pas de soi la peine du dam, absolument par-lant,car il n est pas une opposition a Dieu Mais il est puni d une peine dusens, laquelle est au surplus incompatible avec la vision actuelle de DieuVoir DAM, col 17 21 II advient que le pèche véniel accompagne dans une âme un pèche mortel il est alors puni d unepeine éternelle, puisqu'il est rendu irréparable On le ditcontre Scot, In ZV»°> Sent , dist XXI, q i, seion qui la peinedu pèche vemel chez le damne trouve un terme et n est donc que temporelleSur quoi Cajetan explique que la faute du pèche vemel de soi n estremissible que négativement, en ce sens qu e'ie n ote pas la grâce,seul principe de remission, mais non pas du tout positivement, qu ellese trouve accompagnée d un pèche mortel, par quoi la grâceest otee, elle devient irrémissible par accident Etil n v
S
LA PEINE 222
a en cela aucun incon\ement commesi le pèche vemel s opposait de sa nature a être puni d unepeine éternelle, ainsi serait ce s il était remissible positive-mentmais aucun peche ne 1 est, aucun ne conférant la grâce Cajetan,In ial» IIS q LXXXVII, a 5, son opinion est adoptée par lesSalmanticenses, disp XVII, n 73 7o — Mais il se peut qu il reste a un damnea acquitter la peme temporelle due a ses anciens pethes pardonnes mortelsou vemt's saint Thomas, qui a d abord hesitt In I\*m Sent, dist XXI q i,a 2, q m, distingue nettement ce cas du précèdent, ou lapeine est due a un peche non pardonne, et il estime que cette peine trouveun terme même en enfer elle v demeure une peine temporelle lbid ,dist XXII, q i, a 1, ad oum Cf Billuart, 'oc cit diss VII, a 4, Ia IIœq LXXXVII, a 5
La théologie s est plu asignaler 1 intervention de la miséricorde de Dieu jusque dans lejuste châtiment des pécheurs et des reprouves non quulem tolaliterrelaxons, dit saint Thomas, sed aliqualiter allevians dum punit citra condignwn,Ia, q xxi, a 4, ad lum, cf In IV Sent , dist XL\ I, q n, a 2 q i La célèbrehistoire de Trajan, que saint Thomas n a pu se dis-penser d examiner etsur quoi les carmes de Sala manque ont doctement dispute (disp X\ II, n60 66), est une illustration curieuse de cette bienveillante pensée
4° « Reatus pœnse s etremission — \ous avons jus qu ici considèrele reatus chez le pécheuren qui demeure le peche, c est a dire, comme nous savons, latache du peche Qu en advient il, une fois le peche remis9
Il est aussitôt manifestequ est abolie avec le peche 1 obligation de la peine éternelle Carla remission de la faute ne s opère point sans la restauration dece principe de 1 ordre raisonnable qu avait détruit le peche L irréparable,par la grâce de Dieu, a ete repare Le peche a perdu son caractèreéternel à quel la peme éternelle devait repondre Resteque 1 on recherche si ne subsiste plus même 1 obligation d une peinetemporelle La remission du peche emporte 1 abolition de la tache et laconjonction nouvelle de
I homme avec Dieu Le desordre de1 aversion est par
là repare, il n'y a pluslieu désormais qu'une peine y
fasse échec Mais saint Thomasestime, IIIa, q LXXXVI,
a 4, qu'il subsiste alors ce qu'ilappelle la « conversion
désordonnée »,a laquelle dès lors s applique dans toute
sa force, comme a tout desordre,la loi de justice
c est dire qu une peine y correspond,que le pécheur réconcilie avec Dieu ne laisse pas d êtresous le coup d un certain « reatus » Il n en sera quitte qu'unefois la peme subie qui aura réduit à 1 ordre de la justicela conversion désordonnée
Mais qu est celle ci? Les commentateursse le sont justement demande, et Cajetan en propose une expli-cation, aquoi les carmes de Salamanque substituent la leur, que nous adoptons IIne peut certes s agir, sous ces mots, de l'inclination engendréepar 1 acte du peche et dont nous avons dit qu elle est le premier effetdu peche (col 212 sq ), car il n y a point de comci dence nécessaireentre elle et l'obligation de la peine
II ne s agit point davantage dequelque attachement
de 1 homme au bien qui fut 1 objetde son peche
comment, en effet, 1 aversion connexea ce desordre
ne serait elle pas aussi maintenue'Saint Thomas
entend par ces mots que 1 acte dadhésion déréglée,
en quoi fut commis le peche, n apas ete retracte par
la pénitence Celle ci opèreessentiellement le retour du
pécheur a Dieu Mais ellepeut ne pas comprendre la
correction de ce dérèglementd avoir trop aime un
bien périssable On entendbien qu il s agit ainsi de la
conversion désordonnéeindépendamment de I oppo-
sition a Dieu qu'elle comportait,dont le desordre, par
223
PÉCHÉ.EFFETS: LA PEINE
224

conséquent, fut celuid'une volonté excessivement répandue sur son objet; il luifut trop accordé, dit ordinairement saint Thomas, on lui futtrepindulgent. Contre ce dérèglement, la peine s'applique. Aussilongtemps qu'il n'est point rétracté, il fait encourir àson auteur un reatus. Il n'est d'ailleurs pas impossible qu'un repentirvéhément opère équivalemment cette rétractaticnet absolve le pécheur de toute peine en même temps que desa faute. Mais il semble que le cas en soit exceptionnel. A la peine méritée,dès lors; il appartient de rétablir en sa parfaite intégritél'ordre une fois violé de la justice. Ainsi justifle-t-on la nécessitécommunément reconnue d'acquitter une peine temporelle, le péchépardonné. Salmanticenses, disp.XVII,n.l£-20. Il est loisibled'adjoindre à celle-là d'autres raisons, prises des caractèresultérieurs de la peine : édifier par le châtiment ceuxqu'a scandalisés la faute; corriger le délinquant, en sespuissances diverses, par un remède énergique; prévenirde nou-veaux péchés, etc. Dans le cas des péchésremis par le baptême, il ne subsiste plus la moindre obligation àquelque peine que ce scit ; la cause en tient à la nature propredu baptême, lequel opère l'application totale au baptiséde la passion du Christ, suffisante de soi à ôter tout reatus.Mais la justice a été contentée quel-que part : dansle corps et l'âme affligés du Sauveur. La peine due au pécheurpardonné obtient chez lui un caractère distinctif. Cet homme,désormais, s'ac-corde à la volonté de Dieu. Il estdonc soumis au bon ordre de la justice divine. Mais celle-ci demande qu'ilsoit remédié strictement à l'entier désordredu péché. Cet homme agrée donc la juste peine, soitqu'il aille jusqu'à assumer spontanément quelque affliction,et la peine alors est satisfactoire, soit qu'il accepte de bon cœur lestribulations que Dieu lui envoie, et la peine est alors purgative. Dansles deux cas, la peine ainsi endurée opère la réparationdu désordre qu'elle réprime. Mais en ce qu'elle est agrééepar la volonté, elle n'obtient plus parfaite raison de peine. Ellela conserve, en ce que, même agréée, elle s'opposeà l'in-clination naturelle de la volonté. I8-!!^, q. LXXXVII,a. 6.
Contre les doctrines de Luther spécialement,le concile de Trente a promulgué une doctrine de la satisfactionqui consacre cette persistance d'une peine après le péchéremis. Sess. xiv, c. vin, et can. 12-15, Denz., n. 904-906, 922-925. Deuxétudes sur la question, Ch. Journet, La peine temporelle due aupéché, dans Revue thomiste, 1927, p. 20-39, 89-103; B. Augier,Le sacrifice du pécheur, ibid., 1929, p. 476-488.
5° Toute peine a-t-elle le péchépour cause? — En complément de cette étude, qui assigne lapeine pour effet au péché, on peut rechercher si toute peinea le péché pour cause : n'est-on malheureux que pour avoirété méchant? Le problème en est complexe, maistrès humain, et il se situe bien à cet endroit de la théologie.
1. Il le faut distribuer aussitôten deux questions, dont la première est celle-ci : toute peine est-elleinfligée à cause de quelque péché? A quoi l'onrépond comme il suit : La peine proprement dite est toujours encouruepar le pécheur pour son propre péché, soit actuel,soit originel. Cette doctrine est théologique et seule la rend certainela foi au péché originel. On ne pourrait philosopher aveccette assurance : combien de maux dont on dirait seulement qu'ils sontdes suites de la nature et sans qu'ils eussent d'autre mystère III est seulement vrai qu'indépendamment de la foi le spec-tacledes peines et de leur répartition fournit un argu-ment probableen faveur du péché originel. Cont. Gent, 1. IV, c. LU. Maisil faut prendre garde que tout ce qui semble
être une peine ne l'estpas véritablement. Par où, sans préjudice de notrepremière affirmation, nous rendons compte, pour une part, de cetteexpérience, si souvent relevée dans l'Ancien Testament, dela prospérité des méchants et de l'infortune des justes: voir ce thème notamment dans le livre de Job; son étudedans P. Dhorme, Le livre de Job, introduction, p. ci-cxx et tout le c.ix. La peine n'en est une qu'étant un mal; mais certaines afflictionsne sont pas des maux. Elles nous frappent dans un moindre bien, en vuede nous mieux assurer quelque bien supérieur. Ainsi, la Provi-dencedivine distribue-t-elle aux justes les biens et les maux de ce monde aubénéfice de leur vertu; tandis que l'abondance temporellequ'elle concède aux mé-chants tourne à leur dommagespirituel. Ceux-ci ne sont donc point véritablement récompensés,comme ceux-là ne sont point véritablement punis. Plutôtque de les nommer « peines », qu'on appelle «médecines»ces tribulations des justes, caries médecins font malàleursclients en vue de leur donner le bien souverain de la santé. Commeelles ne sont pas de vraies peines, elles ne répondent non plusà aucune faute, sauf que cette nécessité oùnous sommes d'être ainsi traités tient à la corruptionde la nature qu'a opérée le péché originel: où c'est la foi qui discerne un rapport entre ces méde-cineset le péché. On ne confondra point celles-là avecla peine considérée comme médicinale, qui est unepeine véritable. Ia-IIœ, q. LXXXVII, a. 7.
2. La seconde question est de savoirsi quelqu'un ne peut subir une peine pour le péché d'un autre.Les exemples, en effet, ne manquent pas dans la sainte Écritureoù Dieu semble punir sur des innocents les crimes des pécheurs.On peut dire d'abord qu'en vertu de l'amour qui l'unit à celui qu'ilaime, un homme peut prendre sur soi la peine qui revient à celui-làpour son péché, mais la peine devient alors satisfactoire.Le Christ a fait ainsi pour nous. Dans quelle mesure et avec quelle efficacitéun homme peut satisfaire pour un autre, voir l'art. COMMUNION DES SAINTS.On doit dire ensuite que la peine proprement dite, infligée en répressiondu péché, n'atteint que le coupable et ne peut atteindreque lui, car le péché est un acte personnel et incommunicable.Le péché origi-nel lui-même, en tant qu'il est volontaire,doit être puni chez le sujet. Cf. Sum. theol., II»-IIœ, q.cvm, a. 4. Mais les médecines dont nous avons parlé, et querend nécessaires pour chacun son péché originel, onpeut concevoir en outre quelles soient infligées à l'un pourles péchés de l'autre. Car elles ne causent pas, àqui en est atteint, un dommage véritable. C'est ainsi que les péchésdu père peuvent être punis dans son enfant. En ce cas l'afflictionde l'enfant prend rai-son de peine véritable pour le pèrequi a péché et qui, atteint dans son enfant, est tourmentédans son bien le plus cher; raison de pure médecine pour l'enfantinnocent du péché de son père.
Saint Thomas s'est plu àsignaler quelques raisons de cette économie des peines : elle recommande,dit-il, l'unité de la société humaine, en vertu delaquelle cha-cun doit être soucieux pour les autres qu'ils ne pèchentpas; elle rend le péché plus détestable puis-que lechâtiment de l'un rejaillit sur tous, comme si tous ne faisaientqu'un seul corps. Ibid., ad lum. Il arrive néanmoins que le châtimentreçu pour le péché d'un autre atteigne chez celuiqu'il frappe quelque participation à ce péché : l'enfanta pu imiter la faute de son père, le peuple imiter les fautes deson prince, les bons tolérer à l'excès les crimesdes mé-chants; il prend alors chez celui-là même raisonde peine véritable. Pour les peines spirituelles, on voit assezqu'elles ne peuvent en aucun cas être des méde-cines : caril n'est point de bien supérieur auquel soit ordonné le détrimentqu'elles causent. Elles n'atteignent donc jamais que le coupable pour sonpropre péché. Il semble que ces discernements de la théolo-gierendent heureusem*nt compte des différents textes de la sainte Écriturerelatifs à cette matière. la-IIœ, q. LXXXVII, a. 8.


VIII.PÉCHÉMORTEL ET PÉCHÉ VÉNIEL.

Ici Se SitUe,
dans la théologie de saintThomas, l'étude expresse de cette distinction célèbre,dont il estime qn'eHe se prend du REATUS PŒNM causé par le péché.Mortel et véniel qualifient le péché par rapport àcet effet dont nous savons qu'il oblige tantôt à la peineéternelle, tantôt à une peine temporelle. Il est importantde n'en point déplacer l'étude, quitte, bien entendu, àdonner à celle-ci plein développement. Dans les livres modernesde théologie, cette distinction a obtenu un relief privilégié,mais qui menace l'exactitude des notions ici engagées; dans l'appréciationcommune, on borne volontiers à ces deux termes le discernement dela conscience morale. Remettre cette étude en son lieu véritable,est une réparation commencée de l'un et l'autre dommage.
La division des péchésen mortels et véniels est dans la théologie un héritagede la tradition. L'an-cienne littérature chrétienne emploieces mots, mais dont le sens n'est pas aussitôt fixé. Celuide péché mortel, mortale, ad mortem, iipbç 6àva-rov,dépend directement du texte, d'ailleurs très obscur, de saintJean : <?? Si quelqu'un voit son frère commettant un péchéqui n'est pas pour la mort, il priera et il lui donnera la vie, àceux qui ne pèchent point pour la mort ; il y a un péchépour la mort, ce n'est point pour celui-là que je dis de prier.» I Joa., v, 16. Celui de véniel évoque le pardon quemérite un péché, soit qu'il ait étécommis sous une forte tentation, soit qu'on le veuille signaler éommerémissible de sa nature, soit que l'auteur en ait fait pénitence.Dans l'ancien régime pénitentiel, sont dits mortels les péchésqui privent de la vie du Christ et de la communion des fidèles;on ne s'en délivre que dans la pénitence publique et parl'intervention du pouvoir des clés; mais le catalogue en diffèrecomme celui des péchés capitaux, dont ils sont alors synonymes.Voir art. •PENITENCE. Chez Tertullien, De pudicilia, la diffé-rencedes fautes plus graves et moins graves se consi-dère selon que Dieuseul ou l'Église les peut remettre; c'est donc une théologiede la rémission des pé;hés qui est engagéelà. Cf. Cavallera, art. cit., mars 1930, p. 54-58. Origèneabonde en distinctions lelatives à l'inégale gravitédes péchés. Sa théorie des péchés incurablesest d'interprétation difficile; mais elle con-cerne certainementle mode de rémission des péchés et la pénitencelaborieuse requise pour quelques-uns d'entre eux. Saint Augustin, entretous, a élaboré la distinction des péchés mortelset véniels en un sens qui commande la théologie postérieure.A la différence des péchés mortels (lelalia, mortiferacrimina), les péchés véniels (venialia, levia, quotidiana)n'ôtent point la vie de l'àme, qui consiste dans l'amour etdans l'union avec Dieu; on y aime la créature non à l'encontrede Dieu mais en dehors de lui; ils n'entraînent pas une séparationéternelle d'avec Dieu ; ils sont remis par la prière, lejeûne, l'aumône (tandis que les péchés mor-telssont soumis au pouvoir des clés : où cette théorierévèle son attache à la tradition) ; on les expiedans cette vie, et s'ils ne l'ont pas été, l'autre vie ypourvoit. Cf. Mausbach, Die Ethik des ht. Auguslinus, 1.1, p. 235-239;art. AUGUSTIN, ci-dessus, 1.1, col. 2440-2441. Par ailleurs, un texte desaint Paul, remarqué par les Pères latins et la traditionscolastique, devait être mis en rapport ave; la théologiedu péché véniel : I Cor., ni, 10-15, notamment : Siquis autem superœdi-ficat super fundamentum hoc, aurum, argentum, lapidespretiosos, ligna, fœnum, stipulam, uniuscujusque opus
manifestum erit... Si eu jusopus arserit, detrimentum patietur : ipse autem salous erit, sic tamenquasi per ignem. Dans la Somme théologique, Ia-IIœ, q. LXXXIX, a.2, saint Thomas entend par le bois, le foin, le chaume les péchésvéniels eux-mêmes, et qui s'at-tachent aux personnes occupéesdes choses terrestres; ils seront brûlés soit en cette vie,soit en l'autre, mais l'édifice spirituel n'en sera pas détruit,comme ces matériaux peuvent être consumés sans qu'enpâtisse la substance de l'édifice. Pour les personnes retiréesdes soins de ce monde, elles commettent assurément des péchésvéniels, mais elles ne les accumulent pas, car ils sont purgéstrès fréquemment par leurs actes de charité. En réalité,saint Paul entendait symboliser l'enseignement frivole de certains prédicateurs,mais qui d'ailleurs édifiaient sur le fondement authentique, savoirle Christ Jésus. De ce qu'il dit néanmoins de leur châtiment,il ressort qu'il y a des fautes, qui en sont de véritables, quene punit point le feu éternel de l'enfer : « Le dogme catholiquedes péchés véniels et celui du purgatoire trouventainsi dans notre texte un très solide appui. » Prat, La théologiede saint Paul, 9e éd., 1.1, p. 112. Sur l'exégèsetraditionnelle de ce texte, où se découvre l'origine de l'interprétationde saint Thomas : Landgraf, / Cor., m, 10-17, bei den lateinischen Vûternund in der Frùhscholastilc, dans Biblica, 1924, p. 140-172.
Des interventions du magistèreont sanctionné en cette matière, et à l'occasion decertaines erreurs, quel-ques-uns des enseignements communs de la théologiecatholique. Le concile de Trente invoque, à l'encontre de Luther,la distinction des péchés véniels et des péchésmortels. Sess. vi, c. n et can. 23, 25, 27, Denz., n. 804, 833, 835, 837.De Luther, Léon X déjà avait condamné cetteproposition que nul n'est sûr de ne point toujours péchermortellement, à cause du vice caché de l'orgueil. Bulle ExsurgeDomine, 15 juin 1520, Denz., n. 775. Calvin dirigea un écrit contrele concile de Trente, Acta sunodi Tridentinse (cum antidoto), en 1547,où, sur le can. 27 ci-dessus allégué, il enseigneque tous les péchés en fait sont mortels à cause dela loi de Dieu, bien que tous de soi fussent véniels. L'une despropositions de Baïus con-damnées par Pie V est la suivante: Nullum est pecca-tum ex natura sua veniale sed omne peccatum mereturpœnam œternam, prop. 20, Denz., n. 1020. Cette déci-sion rend difficilementsoutenable une doctrine autre-fois défendue par Gerson que toutpéché est de sa nature mortel, et qu'il n'en est de vénielsque par la bienveillance de la miséricorde de Dieu. De vila spiri-tuali,dans Opéra omnia, Anvers, 1706, t. m; cf. t. i, Introd., p. CXLIX-CL.
La théologie de saint Thomas,que nous devons exposer, conclut en ceci un long effort. A partir des donnéesque nous avons dites, et conformément au sentiment commun de deuxordres de péchés, les sco-lastiques ont poursuivi la différenceessentielle du péché mortel d'avec le péchévéniel : ils se sont répan-dus en des opinions variées.L'objet de saint Thomas fut de signaler de telle sorte cette différenceque l'on pût accueillir sous elle ce qu'il y avait d'irrécusableà ce sujet dans la pensée théologique et dans la traditionchrétienne. Ce souci d'une organisation explicative est trèsvisible dans la rédaction du De malo, q. vu, a. 1 ; un bref commentairehistorique de cet article dans F. Blaton, De peccato veniali. Doctrinascholaslicorum ante S. Thomas, dans Collaliones Gandavenses, 1928, p. 134-142.
Nous répartissons selon cestrois membres l'exposé qui suit : 1° la division du péchéen mortel et véniel; 2° l'ordre du péché vénielau péché mortel et récipro-quement (col. 244) ; 3°le péché véniel en lui-même (col. 247).

DIGT. DE THÉOL.CATHOL.
T. -XII - 8
227 PÉCHÉMORTEL ET PÉCHÉ VÉNIEL. DIFFÉRENCE 228
/. LA DIVISION DU PÉCHÉEX MORTEL HT VÉNIEL.
1» Le point de discernement.— Le péché est mortel qui fait contracter au coupable ladette d'une peine éter-nelle, véniel qui n'emporte l'obligationque d'une peine temporelle. De là part, nous l'avons dit, la présenterecherche.
Mais il est clair que cette différencedans le reatus consécutif au péché dépend elle-mêmed'une différence antérieure. Elle tient, on le sait déjà,au caractère irré-parable ou non du péché,lequel dépend à son tour du principe ôté ousauvé de l'ordre moral, savoir l'adhé-sion de la volontéà la vraie fin dernière. De même que ne peut corrigerson erreur l'intelligence qui se trompe sur les principes mêmes deses connaissances; de même que ne peut se guérir l'organismecorrompu dans le principe même de la santé et de la vie ;ainsi la volonté privée d'adhérer à la vraiefin dernière est vouée à un éternel désordre.L'image de la mort con-vient bien à cette condition ; comme celledu pardon et de la rémission au cas d'une volonté dérégléeen quel-qu'un de ses amours, mais non pas dans le principal. Entendus ainsi,mortel et véniel, on le voit, s'opposent comme péchés,encore que ces mots, pris en leur sens propre, ne disent point entre euxopposition. Mais il est commun que des mots, non opposés selon leursens propre, le soient et rigoureusem*nt selon leur sens méta-phorique: ainsi riant et desséché dits de la prairie.
2° L'origine de [a différence.— Reste que du péché mortel et du péché véniel,on poursuive l'origine. Ils signifient quelque chose dans l'acte du péché.Car ôter le principe de l'ordre moral ou le respecter, d'oùvient au péché sa qualité de mortel ou de véniel,dépend d'une différence en cela même qui obtient cesdivers effets. Il la faut découvrir, et déclarer en vertude quoi certains actes mauvais vont jusqu'à exclure l'adhé-sionde la volonté à la vraie fin dernière, cependant qued'autres ne le font pas.
1. L'objet. — Il est certains objetsde l'action humaine de telle nature qu'ils emportent une oppo-sition àla fin dernière, et que la volonté ne s'y peut porter sansrompre avec ce principe du bon ordre rai-sonnable. Et parce qu'il est unevertu dont l'objet est précisément la fin dernière,savoir la charité, nous disons avec assurance que tout acte contraireà la charité est un péché mortel. Saint Thomasrecourt invariablement à ce critère de l'opposition à[a charité quand il veut déterminer si quelque acte mauvaisest ou non un péché mortel. Voyons-en les conditions principaleset nous aurons acquis en cette matière les principaux discernements.
Il faut tout d'abord prendre gardeque l'objet de la charité est Dieu, mais aussi le prochain aiméselon Dieu. Il est impossible de ne pas aimer le prochain et cependantd'aimer Dieu; c'est ici que la théologie rejoint le mot célèbrede saint Jean : « Celui qui dit aimer Dieu et n'aime pas son frèreest un menteur. « Rompent donc le bon ordre de la volontéà la fin der-nière les péchés contraires directementà l'amour de Dieu, mais aussi les péchés contrairesà l'amour du prochain. Les deux amours n'en sont qu'un seul et nosfrères sont à notre premier amour un objet insé-parablede Dieu. Dans la Somme, on trouvera la liste et l'étude des péchéscontraires à l'amour du prochain au traité de la charité.IIa-IIœ, q. XXXIV-XLIV. Il faut ensuite remarquer qu'il n'en va pas dela charité comme d'une vertu particulière, à laquellesont con-traires seulement les vices regardant le même objet. L'amourinstitue entre ceux qu'il unit un régime de relations que l'on neméconnaît qu'au mépris de l'amour même : le parjure,par exemple, et l'adultère sont des péchés mortels,car il n'est pas possible de prendre Dieu à témoin d'unefausseté et de l'aimer, d'aimer son prochain et de lui faire cetoutrage. Ces
actes proprement contrairesà la religion ou à la jus-tice sont en même temps contrairesà la charité. En outre, l'amour de Dieu emporte l'adhésionaux volon-tés divines, quelque matière qu'elles concernent: Est igitur de ratione caritatis ut sic diligat Deum quod in omnibus velitse ei subjicere et prseceptorum ejus regulam in omnibus sequi. Ibid., q.xxxiv, a. 12. Sont donc contraires à la charité les actescontraires aux pré-ceptes exprimant les volontés divines.On reconnaîtra cette contrariété selon la nature mêmede l'acte com-mandé : car il y a certainement une proportion entrela bonté de cet acte et l'imposition que Dieu nous en fait : Quiacum voluntas Dei per se feratur ad bonum. quanto aliquid est melius, tantoDeus vult illud magis impleri. Ibid., q. cv, a. 2. Il faut enfin considérerque Dieu a établi entre les hommes la hiérarchie des supé-rieurset des sujets : on enfreint donc la volonté de Dieu si l'on transgresseles préceptes de ceux qui le représentent auprès denous; sans compter que l'on contrarie du même coup l'amour que l'ondoit à ce prochain. Le discernement du péché mortelest ici moins assuré : car on jugera de ces préceptes selonla volonté des législateurs, et ceux-ci ne mesurent pas nécessairementleur volonté sur la bonté de ce qu'ils commandent : Et ideoubi obliyamur ex solo hominis prseceplo non est gravius peceatum ex eoquod majus bonum prseteritur, sed ex eo quod preeteritur quod est magisde intenlione praecipienlis. Ibid. On appréciera cette intentionselon les paroles mêmes du législateur, ou les peines dontil menace la transgression de la Ici, ou même, dans une mesure, selonl'importance de la matière en cause. Car de bons théologiensestiment que le législateur, astreint aux règles de la prudence,ne peut arbitrairement attacher une obligation rigou-reuse à unematière insignifiante (Salmanticenses, disp. XIX, n. 27) : ses loisalors ne seraient plus de vraies lois. Sur tout ce paragraphe : Salm.,disp. XIX, n. 25-32.
Il n'y a rien ici qui ne soit rigoureusem*ntconsé-quent avec l'idée d'abord proposée du péchémortel. Il serait important, pour l'éducation des consciences, qu'onne s'en tînt pas à enseigner des catalogues fixés depéchés mortels, mais que l'on découvrît le-rapportde ces actes avec la fin dernière, qu'ils con-trarient. Un acten'est pas tenu pour péché mortel arbitrairement : il porteen lui cette opposition funeste avec le principe même de la vie morale,auquel il fau-drait que nous fussions par-dessus tout attachés.Pour les théologiens, il leur appartient d'apprécier le rap-portde tel acte humain avec la fin dernière et de déceler enlui, s'il y a lieu, et par des voies peut-être complexes, cette opposition.Mais il semble qu'on leur puisse recorrtmander en cette entreprise la sobriété.A partir d'un certain point du moins, les détermina-tions sont difficileset ne s'autorisent plus guère que de la quantité des opinions.On peut se demander dans quelle mesure cette poursuite audacieuse du mortelet du véniel parmi l'infini détail des actions humaines représenteun progrès de la science morale. Et l'on songe à cette parole,redoutable à la fois et apaisante, de saint Augustin ; Quse sintlevia, quse gravia peccata» non humano sed divino sunt pensanda judicio.Enchiri-dion, LXXVIII, P. L., t. XL, col. 269.
L'objet de l'acte humain est doncpropre à conférer à celui-ci cette efficacitéde briser le rapport de la volonté humaine avec la vraie fin dernière.De tels péchés mortels le sont ex génère. Maissi l'objet mau-vais de l'acte ne l'est pas à ce point, il donnelieu à un péché véniel ex génère.
2. L'acte. — Mais il se peut qu'unmême objet mauvais donne lieu tantôt à péchémortel, tantôt à péché véniel, selondes conditions relatives à l'acte lui-même.
229 PECHE MORTELET PÈCHE VENIEL. DIFFERENCE 230
Soit d'abord un objet de péchévéniel, comme une parole oiseuse ou le soin démesuréde son bon renom. La manière de l'adopter peut convertir cet acteen péché mortel. Saint Thomas signale deux voies de cetteconversion : ou bien l'on ordonne cet acte à quelque objet mortel,dire une parole oiseuse à des fins d'adultère; ou bien l'onfait de cet acte même sa fin dernière, vivre pour la vanitéau point que l'on ferait tout, même offenser Dieu, pour la contenter.Dans les deux cas, l'acte humain, nonobstant sa matière immédiateet propre, s'est donné un objet exclusif de la charité. Onrejoint la règle précédente.
Soit ensuite un objet de péchémortel, comme l'adul-tère ou l'infidélité. La manièrede l'adopter peut faire de cet acte un péché véniel,en ce sens, explique saint Thomas, que l'acte humain reste imparfait, c'est-à-direnon délibéré en raison, celle-ci étant le principepropre de l'acte mauvais. Et l'on appelle un tel péché vénielex imperjectione actus.
Les actes non délibérés,quel qu'en soit l'objet, ne sont donc jamais que des péchésvéniels. En cet endroit de la doctrine systématique du péchévéniel est assumée, on l'aura reconnu, une catégoriede péchés qu'avait obtenue pour son compte la distribu-tiontraditionnelle des péchés selon les parties de l'âme.Nous avons traité plus haut (col. 179 sq.) de la culpabilitéassignable à l'acte non délibéré. Mais desactes humains, quoique délibérés en quelque mesure,peuvent n'être encore qu'imparfaitement des actes humains : il ya lieu de rechercher ici quelles condi-tions de perfection sont requisesen l'acte humain en-deçà desquelles, quel que soit son objet,il ne sera jamais que péché véniel. Saint Thomas,là-dessus, n'abonde point. Nous reproduirons l'enseignement desSalmanticenses (non sans signaler les opinions discor-dantes) qui, en ceci,sont plutôt des auteurs que des commentateurs. Disp. X, dub. iv-v.Ils le proposent au sujet des mouvements déréglésde l'appétit sen-sible, où ces imperfections de l'acte humainsont les plus fréquentes, mais leurs règles ont une valeurgéné-rale. Elles intéressent distinctement l'imparfaitead-vertance et l'imparfait consentement. Quand on véri-fie celle-là,le consentement est lui-même imparfait; mais elle peut-êtreparfaite, sans que le consentement le devienne à son tour. (Le motd'advertance manque fâcheusem*nt à notre vocabulaire : nousnous excu-sons d'y recourir, et sur la nécessité que nousen avons, et sur l'exemple d'un théologien du xvir= siècledont les écrits sont un modèle de la meilleure langue française;cf. Ant. Arnauld, Cinquième dénonciation du philosophisme...Avertissem*nt, dans les Œuvres, t. xxxi, Paris-Lausanne, 1780, p. 298-299.)
a) Qualité de l'advertance.— Voici les conclusions relatives à l'advertance de l'intelligence:
a. — n Aucun mouvement de l'appétitne peut atteindre au degré du péché mortel s'il n'ya de la part de l'intelli-gence pleine advertance et pleine délibérationrelative à ce mouvement. Et c'est pourquoi à chaque foisque l'advertance n'est qu'à demi-entière, fût-ce enune matière très grave, le mouvement susdit ne dépasserapoint la malice du péché véniel », n. 140. Commeils l'ont expliqué, ils entendent par « advertance impar-faites celle d'une raison en possession imparfaite de ses moyens, comme il advientdans l'état de demi-ivresse ou de demi-sommeil. Tandis que la connais-sancepleinement délibérée est celle où l'on juged'un jugement ferme et sain les mérites de l'objet et son indifférence,la connaissance à demi-délibérée est pri-véede cette attention et de cette fermeté du jugement, alors mêmequ'il s'introduit en elle quelque discours. On peut donner de la conclusionénoncée plusieurs preuves. Celle-ci semble la plus décisive: tout péché mortel ôte à Dieu la raison defin dernière pour la
reporter sur quelque biencréé; or, une délibération imparfaite ne peutprocéder à l'appréciation qu'un tel déplacementsuppose.
On remarquera que cette conclusionn'atteint en rien la doctrine des péchés d'ignorance, etque l'im-parfaite considération actuelle, non plus que le défautde toute considération actuelle, n'emporte point infail-liblementl'impuissance de pécher, et mortellement; qu'elle laisse entièrela responsabilité de la délibéra-tion interprétative: car si l'advertance et la délibéra-tion imparfaites dontnous parlons ont été précédées d'uneparfaite advertance, grâce à quoi l'on pouvait parfaitementdélibérer de l'objet en cause, et qu'on ait négligéde le faire, on ne tombe point sous le bénéfice de la conclusionénoncée, laquelle s'entend des cas où, sur l'objeten cause, aucune advertance plénière n'a eu lieu non plusqu'aucune délibération parfaite n'a été possible.
Cette première conclusionest commune chez les théologiens. On ne cite contre elle que l'opiniond'Occam et des nominalistes, pour qui ne sont point requises au péchémortel une connaissance ni une liberté plus grande qu'au péchévéniel; il n'y a donc point pour eux de péché vénielex imperjectione actus, mais seulement ex génère (ci-dessus)ou ex parvitate malerise (ci-dessous). Les auteurs réfutent aisémentcette opinion singulière. Salmenticenses, n. 166-169.
b. — « Pour qu'il y ait péchémortel, il ne suffit pas
que l'intelligence connaisse expressémentet délibéré-
ment l'entité ou l'agrémentphysique de l'objet ou de
l'acte coupable; s'il n'y a aussiune certaine advertance
actuelle et expresse de la malicemorale ou d'un péril
d'ordre moral, soit qu'on les connaisseavec certitude
ou probabilité, soit au moinsqu'on en ait deute, scru-
pule ou soupçon; et c'estpourquoi où, dans le cours-
entier du mouvement de l'intelligenceou dans l'une
de ses parties, aucune mention dela malice ne se
serait présentée,le mouvement de l'appétit n'aurait
point la culpabilité mortelle.» N. 148. La première
partie de cette conclusion s'imposedès qu'on admet
que la parfaite connaissance d'unobjet ou d'un acte
peut coïncider avec une parfaiteignorance de leur
malice morale ou du danger moralqu'ils font courir.
La dernière signale que l'onse tient ici entre ces deux
extrêmes dont l'un est qu'ily a péché là seulement où
il y a attention actuelle au péchémême (méconnais-
sant l'extension du volontaire),et dont l'autre est
que l'on peut pécher sansqu'on ait pu s'aviser jamais
que cet acte fût un péché(méconnaissant le lien du
volontaire à la connaissance).Pour la partie intermé-
diaire, en la retrouvera dans latroisième conclusion.
c. — « L'advertance suffisanteau péché mortel n'est
point nécessairement la connaissancede la malice
mortelle, connue précisémentcomme mortelle; ni
non plus la connaissance de l'objetmauvais en lui-
même; ni non plus une connaissancecertaine ou pro-
bable : mais il suffit de se rendrecompte d'une malice en
général, ne discernantpas qu'elle est seulement
vénielle; que cette connaissancesoit celle d'une telle
malice en sa cause, et que de cettemalice ou de son
péril il y ait doute, soupçonou scrupule, pourvu qu'on
n'ait point un jugement au moinsprobable en sens
contraire », n. 160.
De cette conclusion, la premièrepartie, savoir qu'il suffit de se rendre compte d'une malice en général,etc., se fonde sur cette raison que l'homme qui poursuit un objet mauvaisdans ces conditions s'expose au péril d'une malice mortelle et setrouve disposé à l'encou-rir. La seconde partie, savoir quen'est point requise la connaissance de l'objet mauvais en lui-mêmemais seulement dans sa cause, tient à ce qu'il suffit pour qu'unacte soit formellement humain, et donc péché, qu'il soitvolontaire dans sa cause; on entend bien la
231 PÉCHÉ MORTELET PÉCHÉ VÉNIEL. DIFFÉRENCE 232
«anse comme cause <lecet effet mauvais, et non pas seulement en elle-même. Et Ton signifiedans «et énoncé que, pour qu'un acte, quand il estréellement posé, soit formellement péché, iln'est pas nécessaire qu'il y ait alors connaissance formelle desa malice; mais il suffit d*av»ir posé sa cause en se rendantcompte «le quelque façon que d'une telle cause suivrait oudevrait suivre un péché. Avec cela, on laisse entièrela question de la légitimité, dans certaines conditions,de poser une cause d'où l'on sait que peut sortir un mal. Nos auteursmentionnent, comme adversaire de cette seconde partie, Vasquez : voir leurdisp. V, dub. vi. La troisième partie, à savoir que n'estpas requise une connaissance certaine ou probable, etc., est, au dire descarmes de Salamanque, assez com-mune entre théologiens et ils enavancent cette raison : Quiconque sait pouvoir faillir en son opérationest tenu de faire ce qui est en lui pour éviter cette chute, fautede quoi on la lui imputera justement; or, celui qui agit avec doute, scrupuleou soupçon de ia malice de l'objet, sait pouvoir défaillir,adhérant à cette malice si elle se vérifie, commele doute, le soupçon ou le scrupule l'insinuent; donc, puisqu'ilne fait pas ce qu'il peut, savoir rechercher la connaissance qui le persuadeprudemment qu'il n'y a point une telle malice, il agit témérairementet imprudemment, s'ex-posant à ce péril : et, pour autantqu'il dépend de sa disposition et de sa manière d'agir, ill'embrasse de fait : n. 164. Sur l'issue légitime de ces étatsd'incer-titude, voir ci-dessous la discussion du PROBABIMSME. Par scrupule,entendons ici une très faible sollicita-tion de l'esprit en faveurd'un jugement, et que ne combat point même une probabilitécontraire : ce qui n'est p<>int le cas de ceux qu'on appelle les scrupuleux.
b) Qualité du consentement.— Tout ce qu'on vient de dire de l'advertance de l'intelligence est dansl'hypo-thèse d'un objet de sa nature mortel. Ce qu'on dira du consentementde la volonté est dans l'hypothèse d'une pleine adoertanceen matière grave. Dans cette hypothèse, ou bien l'on consent,et il est clair que l'on commet un péché mortel, ou bienl'on refuse le consentement, et il est clair que l'on ne commet aucun péché;ou bien la volonté permet le mouvement déréglédont il s'agit et ne pourvoit pas efficacement à l'évincer.Ce dernier cas a lieu soit que la volonté suspende tout acte, soit(à supposer même que cette totale suspension soit impossible)qu'elle n'en exerce aucun à l'endroit de ce mouvement déréglé,soit que, exerçant à son endroit un acte, il ne soit ni unconsentement ni un dissentiment efficace, mais ou bien la décisionde le permettre ou un simple déplaisir.
a. — te Tout périt écarté,soit de consentement, soit de dommage grave, la volonté n'est pastenue sub mor-tali de résister positivement aux mouvements de l'ap-pétit*ensible, quelque mauvais et désordonné qu'en soit l'objet: aussi, pourvu qu'on ne consente pas, ne pas résister mais se comporternégativement ou de manière permissive n'est pas un péchémortel. » N. 180.
La raison en est celle-ci. L'obligationde résister aux mouvements de l'appétit sensible, tout autrepéril écarté, ne peut être de soi (car ellepeut l'être en vertu d'une considération étrangère)plus grande que le désordre de ces mouvements; or, ce désordreest véniel. Il est bien entendu que la permission dont il s'agitici diffère du tout au tout du consentement; elle est plutôtl'absence d'une opposition, et ne com-porte aucune complaisance enversle désordre toléré. Il est entendu aussi qu'on nepeut dire que le consen-tement soit véniel qui porte sur un désordreformelle-ment véniel en sa nature, car le consentement reçoitsa malice de l'objet même qui le termine, tandis que la permissionreçoit la sienne de la malice formelle de ce qu'on permet. Les mouvementsgravement déréglés
de l'appétit sensibleconstituent un objet gravement mauvais, mais d'eux-mêmes ils ne sontformellement mauvais que de malice vénielle : y consentir est unpéché mortel, les permettre ne l'est pas. On ne con-fondrapas cette permission avec le consentement interprétatif : elle nele serait que s'il y avait obliga-tion de repousser positivement ces mouvements(là-dessus, n. 199-210, avec la réfutation de Vasquez etde Suarez). Pour bien se rendre compte de l'état d'âme iciallégué, lire cette description qu'en donne Cajétan,Summa de peccatis, à delectatio morosa, n. 4; rapporté parSalm., n. 180 : « Si la négligence provient non d'une complaisancemais de ce qu'on n'attache point d'importance à la penséeet au plaisir excités (parce que l'on sait, par exemple, que l'ona une volonté ferme et que l'on ne redoute point de verser dansun consentement mauvais à cause de ces commotions de l'imaginationou de la concupiscence), on pèche, car on peut et on doit s'efforcerde repousser ces guerres intestines et ces très grands périlset, autant qu'il est en soi, accomplir cette parole : « Je poursuivraii mes ennemis et n'aurai de cesse qu'ils ne succombent », mais onne pèche pas mortellement, etc. » Qu'on ne se méprennedonc point sur cette première conclusion comme si elle consacraitun art subtil de séparer la jouissance mauvaise d'avec la culpabilitédu péché; et qu'on ne manque pas au surplus de la joindreaux suivantes.
b. ?—? « A chaque fois qu'ily a danger imminent de
consentement du fait que dure unmouvement illicite,
la volonté est tenue submortali d'y résister efficace-
ment », n. 192. Quand y a-t-ilpéril imminent de con-
sentement? cette circonstance estvariable selon la
volonté de chacun, et selonque le mouvement cou-
pable est propre à plaireou à déplaire. En général, il
faut avouer que c'est ici chosepérilleuse, et que per-
sonne ne doit croire facilementêtre en sécurité si, le
sachant et le pouvant, on ne résistepas. Nos auteurs
concluent comme il suit une sériede sages réflexions :
A tous convient ce conseil (il estau moins cela) très
salutaire : qu'ils s'efforcent,dès qu'ils auront remarqué
la naissance d'un mouvement désordonnédans leur
appétit, de l'écartersans retard, qu'ils soient fermes
ou non dans la vertu. Ces derniersà cause du péril de
consentement, ceux-là parceque l'état de parfaite
vertu le demande.
c. — a Même écartéle péril du consentement, il y aura
quelquefois obligation sub mortalide résister au mou-
vement de l'appétit sensible: à savoir quand, du fait
de la non-résistance, ily a imminence d'un grave dom-
mage; par exemple quand, voyants'élever en soi un
mouvement de colère, on constatequ'il peut à ce
point grandir qu'il ôte, sil'on n'y résiste, le jugement
de la raison, lequel étantôté on commettra un homi-
cide; en ce cas, on sera tenu submortali de résister à
un tel mouvement de peur qu'en s'accroissantil ne
conduise jusqu'à un tel dommage,et cela même s'il
n'y a pas danger de consentir soità ce mouvement soit
à ce dommage. De mêmelorsqu'on se rend compte
qu'une délectation vénérienneentraîne le péril de pol-
lution, même s'il n'y a pasimminence de consentir
ni à cette délectationni à la pollution, on est tenu de
résister sub mortali, pourécarter ce péril ». N. 195. La
raison de cette conclusion est claire: comme on est
tenu, sous peine de péchémortel, de ne nuire à per-
sonne en matière grave, onest tenu, sous la même
obligation, de réprimer ensoi ces mouvements d'où
l'on voit qu'il proviendra àquelqu'un un grave dom-
mage. Il est bien vrai que le mouvementdéréglé de la
sensibilité a en lui-mêmeune malice formelle que n'a
point l'acte extérieur, parexemple la pollution ou
l'homicide; cependant, on est tenuplus strictement
d'éviter cet acte que lemouvement intérieur : car
233 PÉCHÉMORTEL ET PÉC
l'obligation de l'éviterne tient pas à sa malice for-melle, mais au dommage qu'il comporte.C'est ici que nos auteurs expriment cette réserve importante, qu'iln'est pas improbable que la doctrine de leur première conclusiondoive être restreinte aux mouvements illi-cites en toute matière,sauf les délectations véné-riennes : à causede la liaison de celles-ci, au moins lorsqu'elles déterminent unegrave commotion, et à parti» d'un objet peut-être léger,avec l'acte de la pollution. Ils n'en décident pas absolument, parceque le cas peut aussi se rencontrer où une délectation quiserait propre à exercer cette influence, en fait ne l'exerce pas.N. 197-198.
Ainsi peut être décritl'acte humain imparfait, qui ne saurait dès lors, quel que soitson objet, prendre raison de péché mortel. En ces conditions,il ne peut constituer en effet une opposition à la vraie fin der-nière: il ne traduit pas une résolution suffisante de la volonté.Par ailleurs, que l'on se garde d'exiger pour le péché mortella plénitude de la perfection dont est susceptible un acte humain;nous avons appris déjà de saint Thomas que des péchésd'ignorance et de passion, où le volontaire cependant est diminué,peuvent être mortels. Les règles que nous avons repro-duitesdélimitent, autant qu'il se peut, la perfection en deçàde laquelle un acte humain ne peut être que péché véniel;mais elles laissent place à bien des péchés mortelsqui ne seraient point des actes humains de tout point intègres etparfaits.
3. La « parvilas maleriœ ».— Il se peut qu'un objet donne lieu de sa nature à un péchémortel, qu'on exerce à son endroit un acte humain suffisamment parfait,et cependant que l'on ne commette qu'un péché véniel.La cause en est dans les limites très restreintes selon lesquellescet acte atteint cet objet. Et l'on a affaire au péché vénielque les théologiens ont dénommé ex parvitate materiee.
En son étude spécialedu péché véniel, saint Tho-mas ne mentionne pas cettecatégorie; mais il la rencontre à propos du vol et de l'avarice.En ce der-nier texte, Sum. theol., IIa-IIœ, q. CXVIII, a. 4, il appelleun tel péché véniel ex imperfectione actus; mais l'imperfections'y prend cette fois, non de la délibération ou du consentement,mais de la quantité de l'objet, comme s'en est expliqué notreauteur sur le cas du vol, ibid., q. LXVI, a. 6, ad 3um, dans les termesque voici : « Ce qui n'est que peu de chose, la raison le tient pourrien : illud quod modicum est, raiio apprehendit quasi nihil. C'est pourquoi,dans les choses insignifiantes, on n'estime pas avoir subi un dommage;et celui qui prend peut présumer que cet acte n'est pas contraireà la volonté du propriétaire de la chose. Et pourautant, si quelqu'un dérobe de tels menus objets, il peut êtreexcusé de péché mortel. Si cepen-dant il avait l'intentionde voler et de causer un dom-mage au prochain, même en ces petiteschoses peut se rencontrer le péché mortel : comme du restedans la seule pensée si l'on y consent. » Le cas se présentedonc excellemment en matière de justice, et l'on voit en quel sensil le faut traiter : le péché n'est point mor-tel parce quecet acte ne cause pas au prochain vrai-ment dommage, et donc il ne contrariepas la charité.
Les théologiens admettentuniversellement le péché véniel ex parvitate materiœ.Les carmes de Salamanque en justifient Q'une façon généralele caractère véniel dans les termes suivants, qui se réfèrent,on le verra ci-dessous, à la définition même du péchévéniel : « Si ce que l'acte coupable atteint dans la chosedéfen-due n'est pas d'une telle importance qu'on le puisse tenirpour partie notable, ni ne contribue beaucoup à sa substance età la fin voulue, de ce chef la loi n'est pas violée absolument,mais relativement : parce que cela en quoi elle est violéen'est que relativement
É VÉNIEL.DÉFINITION 234
défendu par cette loi, etcela qui est absolument appelé chose défendue demeure entier,cette partie même étant ôtée. » Disp. XIX,n. 23. Le soin des théo-logiens, on le devine, a étéde mesurer aussi exacte-ment que possible quand il y a insuffisance dematière. Une détermination mathématique serait icientreprise vaine et viciée dès le principe. Il appartientà la prudence de chacun de juger des cas particuliers. On s'inspireraavantageusem*nt de ces deux lois géné-rales, que rapportentles Salmanticenses : considérer si la matière en cause importebeaucoup à la fin pour-suivie par la loi, et non seulement la quantitébrute; considérer les circonstances qui ont conduit le supé-rieurà imposer un précepte en cette matière. Disp. XIX,n. 24. On s'est aussi demandé si l'insuffisance de matières'entend universellement, et s'il n'y a point lieu de faire une exception,notamment en matière de chasteté. Mais comme cette recherchen'intéresse pas le péché comme tel, il nous suffitde la signaler et de renvoyer au judicieux exposé qu'en font lescarmes de Salamanque. Disp. X, dub. vi, appendice. Voir aussi ait. LUXURE,t. îx, col. 1340 sq.
3° La définition du péchémortel et du péché véniel. ?— L'effet différentdes péchés à l'endroit du principe de l'ordre moraltient donc dans le péché lui-même à quelqu'unedes conditions que l'on vient de dire. On réduit celles-ci àl'unité en même temps qu'on exprime formellement la naturedes péchés mortel et véniel en disant que, dans tousles cas, le premier est simpliciler contra legem, tandis que le secondest prrnler legem.
En invoquant ici la loi ou la règle,on dénonce dans cette qualité de mortel et de véniel,en quelque sorte qu'elle se vérifie, une différence relativeà la moralité même de l'acte du péché.Comme l'acte humain est formellement bon en tant qu'il est conforme àla règle, sa malice est une discordance d'avec la règle :c'est pourquoi l'on a allégué la loi dans la définitionmême du péché; en l'alléguant de nouveau ici,on déclare l'intérêt formellement moral de cette division.Et, en répartissant ces péchés selon une discordancede contrariété ou de prétérition, on signaledans cette division les deux catégories les plus communes de l'actionmauvaise, car il n'y a rien qui divise plus immédiatement la discordanced'avec la loi que la manière même dont elle se vérifie,et que traduisent les prépositions contra et preeter.
1. Bien-fondé de la définition.— Pour la justifier, il suffit de montrer d'une part que le caractèred'abord reconnu à ces deux péchés, ôter ou respecterle prin-cipe de l'ordre moral, dénonce proprement, dans l'acte dupéché, soit la contrariété soit la prétéritionpar rap-port à la loi. Or, la loi est, de sa nature, au servicede la fin dernière de la vie humaine : ces deux termes sont conélatifs,et le bien, c'est-à-dire la fin, est com-pris en la définitionmême de la loi. De ce chef, méritent principalement le nomde lois les préceptes nécessaires à l'ordre de lafin dernière; ceux qui n'ont pas cette nécessité n'obtiennentce nom que secondairement. Le péché mortel contrarie lespre-miers; le péché véniel y passe outre puisque neles contrariant pas; cependant il n'est point réductible en sonacte à l'ordre de la fin, qu'ils assurent. Et ainsi s'entend exactementla prétérition alléguée, prseter, àsavoir par rapport à une loi proprement dite (cf. en ce sens IIa-IIœ,q. cv, a. 1, ad 1"™). On peut dire aussi que le péché vénielne contrarie que les seconds pré-ceptes, et la prétérition,dans ce cas, signifie une con-trariété relative, savoir cellequi affecte des lois non nécessaires à l'ordre de la findernière, auquel du reste elles concourent. Il faut montrer d'autrepart que ce rapport de contrariété ou de prétéritiondont on parle convient aux trois catégories de péchésmor-tels ou véniels, mais cette convenance ressortde
235 PÉCHÉMORTEL ET PÉCHÉ VÉNIEL. DÉFINITION236
l'exposé que nous avonslait de ces trois catégories, où nous avons signaléque le mortel et le véniel s'obte-naient invariablement selon lafin dernière ôtée ou conservée. Nous ne retenonsdonc pas, comme expri-mant la différence formelle du péchémortel et du péché véniel, la contrariétéde celui-là aux préceptes, de celui-ci aux conseils; cetteopinion fut celle de Scot, mais elle est communément rejetée.Voir Sal-manticenses, disp. XIX, n. 6-7.
2. Analogie de la notion du péché.—• On aura déjà remarqué la coïncidence de laprésente définition du péché mortel avec ladéfinition plus haut énoncée du péchécomme tel. Seul le péché mortel vérifie pleinementla notion de péché. Par rapport à celui-là,le péché véniel est un analogue inférieur,il est bien un péché, mais il ne l'est qu'imparfaitement.Nous entendons donc la division du péché en mortel et vénielcomme une division analogique et non point du tout, on le voit, comme celled'un genre en ses espèces, où péché mortelet péché véniel vérifieraient égalementla définition du péché, quitte à la déter-minerchacun à sa manière selon une différence spécifique.L'analogie dont il s'agit est celle qu'on appelle de proportionnalité,où les divers analogues possèdent intrinsèquement,quoique inégalement, la raison commune, ainsi la substance et l'accidentà l'égard de l'être. Mais au surplus, les commentateurs,relevant un mot de saint Thomas, estiment que se vérifie dans lecas même une analogie d'attribution, en ce sens que le péchévéniel serait dénommé péché extrinsèquement,à cause de son ordre et de sa dépen-dance à l'endroitdu péché mortel; ainsi, du teste, l'accident est-il dit être,vu son ordre à la substance, et non seulement parce qu'il possèdeintrinsèquement l'être. Voir Gajétan, In Iam-II®,q. LXXXVIII, a. 1, n. 7; Salmanticenses, disp. XIX, n. 45. Sur l'intérêtde ce cas pour la doctrine générale de l'analogie, F. Blanche,Une théorie de l'analogie, dans Revue de philosophie, janv. 1932,spécialement p. 52. Nous devons dire préci-sémentci-dessous en quel sens le péché véniel est ordonnéau péché mortel.
3. Valeur spécifique desdeux catégories considérées. —- On a dit ci-dessus(col. 163) que mortel et véniel ne représentent pas une distinctionspécifique des péchés. Ils tiennent en effet àl'aversion, au lieu que l'espèce des péchés se définitselon l'objet où tend l'acte de la volonté. Il advient doncqu'un péché de même espèce tantôt se vérifiecomme mortel, tantôt comme véniel; et dans le cas mêmeoù les péchés sont mortels ou véniels selonl'objet, il est aisé de voir que cette qualité est relativeaux accompagnements aversifs d'une telle conversion, non à la conversionmême. Avec cela, et dépassant la considération de l'objetimmédiat du péché, on peut dire que la division dupéché en mortel et véniel a valeur essentielle. Ony signale en effet un rapport différent à la fin dernièrede la vie humaine, selon que l'on rompt ou non avec elle. Or, par-dessustoute autre considération, la fin dernière, en matièred'action morale, fait, peut-on dire, la limite de deux mondes. L'acte mauvaisqui la sauve-garde ne peut en ce sens être de même espèceque l'acte mauvais qui la détruit. On n'invoque pas ici autre chose,à propos du péché, que la même preuve oùs'établit la distinction spécifique des vertus infuses etdes vertus acquises, eussent-elles la même matière : l'ordredifférent de leur objet à la fin dernière emportecette distinction. Disons d'un mot que la fin dernière règnesouverainement sur toute la vie morale; et que, pour la concerner, le péchémortel et le péché véniel prennent une valeur spécifique,sur laquelle du reste l'objet immédiat du péché introduirala dernière détermination : et il se peut, encore une fois,que celle-ci soit semblable en l'un et l'autre péché. Les
Salmanticenses ont expressémentdéfendu la présente thèse, disp. XIX, n. 35-40, 46-51; mais Cajétan déjà y est favorable, In I^-lIœ, q.LXXXVIII, a. 6, n. 2 ; saint Thomas lui-même déclare que,dans le cas où un péché, mortel de sa nature, devientvéniel par imperfection de l'acte, solvitur species. Ia-IIœ, q.LXXXVIII, a. 6.
4. Rapport de cette division avecla doctrine générale du péché. — En cette élaborationd'une division tradi-tionnelle, la théologie de saint Thomas accueille,comme nous l'annoncions, les diverses données de la penséechrétienne, en même temps qu'elle en dégage la significationla plus exacte. Entendus comme nous venons de dire, il faut bien voir quelleplace déterminée occupent le péché mortel etle péché véniel dans le traité systématiquedu péché, et reconnaître notam-ment qu'ils ne se confondentpas avec la gravité du péché, déjà considéréeci-dessus. Ils intéressent la défi-nition même du péché,seul le péché mortel vérifiant pleinement celle quenous avons énoncée au terme de notre recherche sur la naturedu péché; le péché véniel n'est qu'imparfaitementpéché. Mais, comme nous avons dit alors que le péchéoffense Dieu, il faut préci-ser ici que le péché véniel,pour son compte, n'a pas proprement raison d'offense de Dieu, cf. Demalo,q. vu, a. 2, ad 10um; disons néanmoins qu'il est de quelque façonoffense de Dieu, comme il est de quelque façon contraire àsa loi. Cette offense-là n'est pas infinie, car elle ne prive pasDieu absolument de sa raison de fin, de la part du pécheur, maiselle exclut de cette pri-mauté divine le seul acte du péché,en sa limite rigou-reuse d'acte, le pécheur conservant Dieu commesa fln dernière : sur ce point, voir ci-dessous, col. 237 sq. L'offensedu péché véniel ne demande donc qu'une satisfactionfinie et limitée. Cf. Salmanticenses, In /am-J/iB, q. LXXXIX, a.1, n. 8-10.
Mortel et véniel représententune division essentielle du péché, et jamais un péchémortel, de quelque caté-gorie qu'il soit, n'est en définitivede même espèce qu'un péché véniel; onsignale ainsi la fonction pré-pondérante de la fin dernièreen matière morale, et qui laisse entier par ailleurs le rôleimmédiatement spéci-ficateur de l'objet de l'action. Ilscomportent d'eux-mêmes, le péché mortel une gravitéplus grande, le péché véniel une gravité moindre,car la gravité s'évalue d'une part sur la proximitéde l'objet désor-donné à la fin dernière, etil est un point de proximité à partir duquel le désordrene peut être que contra-riété; d'autre part sur ledegré volontaire de l'action, et il est une quantité de volontaireen deçà de laquelle le péché ne peut êtreque véniel. Mais il faut bien voir que ces notions diffèrent;on désigne par gravité la malice intrinsèque du péché,dont nous savons qu'elle ne va jamais jusqu'à ôter l'entièrebonté fondamen-tale de cette action humaine ; par les péchésmortel et véniel, le rapport du péché avec la findernière qui tantôt s'en trouve totalement détruite,tantôt est sauvegardée. Aussi la gravité des péchés,prise de l'objet comme du volontaire, se distribue-t-elle en des graduationsinfinies, au lieu que mortel et véniel épuisent la raisonqu'ils divisent, tous les péchés mor-tels d'ailleurs l'étantégalement, tous les péchés véniels également.Une consultation récemment adressée à L'Ami du clergé(3 janvier 1929, p. 6-8) nous persuade qu'il n'est pas superflu de rappelercet enseignement, que nous avions allégué déjàci-dessus, au chapitre de la gravité des péchés. Parrapportaux origines et histo-riquement, cette distinction entre la gravitéd'une part, et les qualités de mortel et véniel d'autre part,repré-sente le dédoublement d'une pensée d'abord confuse,où mortel et véniel exprimaient les deux grands ordres degravité; on voit quel avantage en résulte et com-bien estplus souple notre notion de gravité.
La dissociation du mortelet du véniel d'avec la
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théorie traditionnelle dessujets du péché représente un bénéficepareil : nous le disions déjà ci-dessus, à proposdes sujets du péché. Il reste en notre théologie qu'uncer-tain sujet de péché, savoir la sensualité, estinvariable-ment sujet de péché véniel; par ailleurs,c'est le rapport du péché à la fin dernièreselon quoi on obtient cette répartition. Quant aux causes du péché,il y a lieu de rappeler ici seulement que les causes qui de soi dimi-nuentla gravité, comme l'ignorance et la passion, peu-vent laisser lepéché mortel; et de noter que le péché de malicepeut être véniel, (encore qu'il soit plus correct de ne parlerpoint de malice à propos d'un tel péché, qui laissesauf le bien spirituel, cf. P-II88, q. LXXVIII, a. 2, ad lum), dans lecas où son objet, léger de sa nature, n'est pas érigépar le pécheur en fin dernière; ainsi des mensonges joyeuxprocédant de l'habitus qu'on en a acquis, ainsi peut-êtrechez les personnes peu ferventes beaucoup de péchés vé-niels: on se les permet, sans ignorance, sans passion, sous prétextequ'ils ne sont que de petit* péchés.
Quant aux effets du péché,nous avons dit déjà com-ment se distingue le reatus du péchévéniel d'avec celui du péché mortel. Pour la corruptiondu bien de nature, le péché véniel la cause certainementpour son compte et de lui-même; mais, comme il dispose au péchémortel, ainsi que nous le dirons, par là il la cause en outre indirectement.Pour la tache, il faut dire d'abord que le péché vénieln'en cause point dans l'âme, à proprement parler, car unefois passé l'acte de ce péché, la grâce et lacharité demeurent entière, illuminant l'âme de leuréclat : ainsi saint Thomas, Sum. Iheol., Ia-IIœ, q. LXXXIX, a. 1.Mais, par ailleurs, il faut rendre compte de la persistance du péchévéniel dans l'âme jusqu'à l'instant de sa rémission.Elle y consiste dans une adhésion non révoquée dela volonté à quelque bien déréglé, enquoi est gênée, comme par un obstacle, l'extension de la charitéjus-qu'à ce genre d'actions. En ce sens, le péchévéniel laisserait une tache, et qui serait la privation de la ferveur,de la charité. Ou même, si l'on entend la tache plus librement,non point comme un éclat perdu mais comme une souillure positiveadhérant à quelque sujet, celle du péché vénielconsistera, à l'instar d'une poussière, en cet amour persistantpour le bien déréglé où le pécheur s'estattaché; ainsi pense saint Thomas, IIIa, q. i.xxxvir, a. 2, ad 3am;cf. a. 1. Voir Salman-ticenses, In I^m-II^, q. LXXXIX, a. 1.
4° Péché vénielet fin dernière. — La notion du péché mortel et dupéché véniel que nous venons de présen-terapparaît jusqu'ici des plus satisfaisantes. Cette considérationde la fin dernière, d'où nous avons fait tout dépendre,en même temps qu'elle permet d'assu-mer les données traditionnelles,introduit dans le traité systématique du péchéun légitime et heureux principe de discernement. Mais n'est-ce pasau détri-ment de la doctrine même de la fin dernière?Il se pose à ce sujet deux questions:
La première tient àcette affirmation établie ailleurs, que le même homme ne peutavoir en même temps qu'une seule fin dernière. Or si, parun péché mortel, renonçant à Dieu, on a missa fin dernière dans une créature, et que, demeurant attachéà ce premier péché, on vienne à commettre unsecond péché mortel sur un autre objet, n'aura-t-on pointdeux fins der-nières à la fois? Cette question a conduitles théolo-giens à déterminer avec exactitude de quellemanière, par le péché mortel, on met sa fin dernièredans la créature, en sorte que la multiplicité spécifiquede tels péchés en un pécheur ne porte pas atteinteà l'unité de la fin dernière qui est la sienne. Leurdoctrine concerne davantage le traité de la fin dernièreque celui du péché. Il nous suffit ici de l'avoir mentionnée.Voir les théologiens àce sujet, par exemple :
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Jean de Saint-Thomas, De fine uttimo,disp. I, a. 7, § 1, n. 1-32; Salmanticenses, ibid., disp. IV, dub.m; Billuart, ibid., diss. I, a. 4; par ailleurs : Suarez, ibid., disp.III, n. 11; Vasquez, ibid., disp. V, c. i.
La seconde question doit nous retenirdavantage. Elle concerne proprement le péché véniel.Elle tient à cette doctrine, d'essence métaphysique, quetout acte volontaire, à moins qu'il n'ait poui objet la fin der-nièreelle-même, est nécessairement ordonné à unefin dernière. Or, d'une part, le péché vénieln'est ni appliqué ni ordonné à une fin dernièremauvaise : il serait un péché mortel; d'autre part, il nesemble pas réductible à la fin dernière bonne : ilne serait alors plus un péché. Le péché vénieln'aurait-il donc aucune fin dernière? La difficulté ne concernepoint tant les péchés véniels par imperfection del'acte, dont on peut dire en effet qu'ils n'ont point parfaitement de findernière (cf. Jean de Saint-Thomas, De ullimo fine, disp. I, a.7, n. 41 et 50), que les péchés véniels dus àl'objet ou à l'insuffisante matière, lesquels sont, cependant,de parfaits actes humains.
1. Position de saint Thomas. — Onpense bien qu'elle n'a pas échappé à saint Thomasd'Aquin. Aussi bien, la question de la nature du péché vénielavait-elle déjà fait dans la scolastique, depuis saint Anselmeet Abélard, l'objet d'un notable débat; et non sans toutessortes de vicissitudes, l'opinion sem-blait s'être imposéeque le péché véniel n'est pas ordonné àDieu, sans qu'il soit cependant détourné de cette fin. Surcette histoire, voir Landgraf, Das Wesen der làsslichen Sûndein der Scholastik bis Thomas von Aquin. Eine dogmengeschichtliche Untersuchung,nach den gedruckten und den ungedrucklen Quellen, Bam-berg, 1923.
a) Les textes. — Saint Thomas serange à cette opinion, qui est celle des grands théologiensantérieurs. Mais il donne de cette sorte de dualité que l'onrecon-naît au péché véniel une formule précise,qui préserve de la contradiction (comparer cependant avec S. Bona-venture,IISent., dist. XLII, a. 2, q. i,ad 4um), àsavoir que le péchévéniel, qui ne peut avoir Dieu pour fin actuelle, cependant ne laissepas chez le juste d'être ordonné à Dieu habituellement.Au premier titre, il est un péché, au second il n'est pasun péché mortel. Saint Thomas ne dit point seulement quele péché véniel n'exclut pas la charité quinous ordonne habi-tuellement à Dieu (IMIœ, q. LXXXVIU, a. 1, ad2um), mais, avec plus de force, que le péché vénielse réfère habituellement à Dieu : Me qui peccat venialiterinheeret bono temporali non ut fruens, quia non constituit in eo finem;sed ut utens, referens in Deum, non actu, sed habitu. Ibid., ad 3um. Lesarguments 2 à 4 du pre-mier article des questions de la Somme consacréesau péché véniel, P-II33, q. LXXXVIU, a. 1, ont pourobjet la difficulté même que nous avons dite, et ils la résolventpar la formule que nous venons de rappor-ter. L'enseignement en est constantde la part de saint Thomas. Cf. De malo, q. vu, a. 1, ad 4um : IUe quipeccat venialiter non fruilur creatura sed utilur ea : refert enim ea habituin Deum, licet non actu; In I™ Sent., dist. I, q. m, a. unie, ad 4um :Quamvis Me qui peccat venialiter non referai actu in Deum suam operationemnihilominus tamen Deum habitualiter pro fine habet. Et l'on retrouve plusbas, dans la Somme, la même pensée sous une forme saisissante: Quod enim amatur in peccato veniali, propter Deum amatur habitu etsinon actu. IIa-IIiB, q. xxiv, a. 10, ad 2»m.
b) Leur interprétation.—La difficulté est donc réso-lue de la part de saint Thomaspar un discernement introduit dans la psychologie de l'acte humain, oùl'in-fluence de la fin dernière, qui peut n'être pas actuelle,demeure habituelle. Il nous suffit de le bien entendre. Saint Thomas atoujours reconnu que la fin dernière
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voulue en tous nos actes nesignifiait point que chacun d'eux fût actuellement référéà la fin dernière : la vertu de la première intention,dit-il, Sum. theol., I3-IIœ, q. i, a. 6, ad 3um, demeure dans la multitudedes actes consécutifs. Telle la bonne action du juste, accompliehors la pensée actuelle de Dieu. On appelle virtuelle une telleinfluence. Mais, dans le cas du péché véniel, le rapportde l'action présente avec la fin dernière est différentet, pour ainsi dire, plus relâché. On en exprime le cas singulieren ces mots d'influence habituelle. Cette fois, l'action voulue non seulementn'est pas actuellement référée à la fin dernière,ruais elle échappe à cette influence que pos-sèdela fui une fois voulue sur tout ce qui lui est conforme; et, néanmoins,cette action, non seulement n'a pas la vertu de substituer une fin dernièrenouvelle à la précédente, mais elle demeure référéede quelque manière à celle-ci, à savoir habituellement.
Pour comprendre exactement cetterelation, il peut être utile d'observer que le cas ne s'en rencontreque chez l'homme et qu'il est impossible à l'ange. Ibid., q. LXXXIX,a. 4 ; cf. De malo, q. vu, a. 9. Comme l'ange ne considère pas séparémentles principes et les conclusions mais que, à chaque fois qu'il considèreles conclusions, il le fait selon qu'elles sont dans les prin-cipes (cequ'on signifie d'un mot en disant qu'il n'y a pas en lui de <> discours»), ainsi, dans l'ordre du bien, l'ange n'est jamais portévers des moyens sinon en tant qu'ils se tiennent sous l'ordre de la fin: mens angeli non fertur in ea quse sunt ad finem nisi secun-dum qnod constantsub ordine finis. Sum. theol., loc. cit. A cause de quoi, un désordredes moyens ne peut signifier en ceux-ci qu'un désordre relatif àla fin. En tout ce qu'il veut, l'ange veut sa fin, comme en tout ce qu'ilconnaît il voit les principes; il le veut parce qu'il veut cettefin, il le connaît parce qu'il connaît ces principes. L'angebon, dont la fin est Dieu, est incapable de rien aimer qui ne soit aiméen vertu de l'attachement qu'il a pour Dieu, c'est pourquoi il ne commetaucun péché véniel. L'ange déchu, en re-vanche,est incapable de rien poursuivre qu'il ne le fasse en vertu de l'attachementqu'il a pour sa propre excellence, c'est-à-dire son orgueil; c'estpourquoi il ne commet que des péchés mortels. En nous disantpourquoi l'ange ne peut véniellement pécher, cette analysenous découvre pourquoi l'homme en est capable. Sauf le privilègede la justice originelle, où était infailliblement garantien lui le règne universel des principes de l'ordre tant spéculatifque pratique {ibid., Ia-II8B, q. LXXXIX, a. 3), l'homme peut se por-tervers les moyens sans les tenir sous l'ordre de la fin, à quoi ildemeure attaché. Et le fondement en est dans la nature discursivede son intelligence. De même que, ne se trompant pas sur les principes,il se tiompe cependant sur une conclusion, parce qu'il ne voit pas cetteconclusion dans les principes, de même, adhérant àDieu comme à sa fin dernière, il consent à une actionirréductible à cette fin, parce qu'il ne la veut pas en tantqu'il adhère à Dieu. En l'ordre pratique comme en l'ordrespéculatif, l'erreur s'introduit en l'homme par une autre voie quela cor-ruption des principes. Il est séduit par des intelligiblesdérivés, il est abusé par des biens imparfaits. Dansle cas de l'erreur pratique, sa défaillance intéresse pre-mièrementnon l'intelligence, car il sait que cette action est un péchévéniel, mais l'appétit : et celui-ci dévie* sur lepoint particulier de cette action, sans lais-ser d'être attachéà la fin dernière bonne. L'homme, d'un mot, a la facultéde ne point engager ses principes en tout ce qu'il pense ou fait; maiscette faculté est en effet une infériorité et signalel'humble rang qu'il occupe dans la hiérarchie des natures intellectuelles: disons qu'il est raisonnable, mais non pas absolument
intelligent. Avec cela, ilcommettrait, bien entendu, non plus un péché vénielmais un péché mortel, s'il entendait exprimer la volontéd'une fin dernière en quelque acte désordonné, soitqu'il érigeât celui-ci en fin dernière, soit qu'ilpoursuivît, par son moyen, une mauvaise fin dernière. Il rejoindraiten ces deux cas la psychologie angélique.
Cette analyse respecte la loi métaphysiqueau nom de laquelle s'est posée la présente question ; enmême temps qu'elle donne son secs exact à la distinction del'actuel et de l'habituel ici invoquée par saint Tho-mas. L'ordrenécessaire de tout acte de volonté à la fin dernièrese fonde sur deux arguments. Sum. theol., ia-II86, q. i, a. 6. Selon lepremier, la volonté n'adhère au bien imparfait connu commetel que pour autant qu'il est ordonné au bien parfait : de lui-même,il n'aurait pas de quoi attirer la volonté puisque l'objet proprede celle-ci, qui est le bien, ne s'y trouve qu'imparfaitement vérifié;l'acte de le vouloir ne peut être tenu que pour le début d'unmouvement dont l'achèvement est dans le bien absolu, objet de lavolonté. Or, dans le cas du péché véniel telque nous l'avons représenté, n'a-t-on pas un bien imparfaitqui, de lui-même, attire la volonté? n'a-t-on pas un actequi puisse passer déjà pour consommation? Le bien imparfaitn'y attire pas la volonté par sa vertu propre; si je le veux, désordonnécomme il est, son imperfection même de hien en est la cause, en cesens que je n'y adhère qu'à cette condition, savoir qu'ilme laisse en la possession du bien parfait. La volonté marque sonadhésion au bien parfait dans l'appétit de ce bien impartait.De même, cet acte est un com-mencement en ce sens que je lui refused'être le con-tentement de mon appétit que j'entends bienconten-ter ailleurs. L'ordre du péché véniel àla fin dernière n'est pas absent; mais à cause du dérèglementde l'acte, il prend un tour négatif. On le commet, d'un mot, parcequ'il ne compromet pas la fin dernière. Ni on ne le fait pour lui-même,ni on ne le fait positive-ment pour la fin dernière. — Le secondargument est également respecté. Il s'autorise d'un premiermoteur de la volonté sous la motion souveraine duquel il est nécessaireque la volonté veuille tout ce qu'elle veut. Or, commettant un péchévéniel, on subit la motion de la fin dernière bonne : cetacte ne tient pas tout entier dans l'attachement à l'objet légèrementdéréglé, mais il signifie le refus de la part de lavolonté de ne point se détacher du bien véritableoù elle a mis sa fin der-nière, ce qu'elle îerait sielle ordonnait à un objet gravement déréglécelui-ci ou si elle l'érigeait lui-même en fin dernière.On voit que nous entendons dans toute sa force cette référencehabituelle du péché véniel à la fin dernièrequ'allèguent les formules de saint Thomas. Nous la signalons enl'acte même du péché. Il est vrai qu'elle prend uneforme négative. Mais, sous cette forme, il persiste sur l'acte dupéché véniel une influence véritable de lapart de la lin der-nière, laquelle, de ce chef, fait partie intégrantede la constitution psychologique de cet acte, comme de tout autre. Dansle respect de l'ordre de l'acte volon-taire à la fin dernière,nous obtenons ici un cas signi-ficatif d'humanité : une certainedissociation de l'ac-tion d'avec sa fin, une dérive de la volontépar rap-port à son principe; on ne se passe point de fin ni de principe,mais on s'abandonne à quelque bien irréduc-tible àcelui-là. L'art de saint Thomas fut de découvrir la formuleexacte de l'écart. Au terme de l'explication que nous en avons tentée,il apparaît que la diffé-rence de l'ange et de l'homme, surle point dont il s'agit, n'est pas que l'homme puisse agir en dehors detoute influence de sa fin dernière sur l'action, mais en dehorsde toute influence actuelle ou virtuelle, sous la seule influence habituelle,laquelle s'exprime
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par mode négatif. On verraci-dessous que cette inter-prétation a de qui se réclamer.
Nous avons dans cette analyse adoptéle cas du péché véniel commis par le juste, commeétant le plus net. Mais nos discernements sont applicables au péchévéniel du pécheur, qui déjà n'a plus la charité.Avec sa fin dernière, son péché véniel n'apoint de rétérence actuelle ni virtuelle : il deviendraitautrement péché mortel; mais il possède une réiérencehabituelle, encore qu'elle s'exprime, peut-on dire, à l'inversede la même référence chez le juste : chez celui-ci,la fin bonne empêche que le péché commis ne soit mortel;chez celui-là, la fin mauvaise tolère que le péchécom-mis ne soit que véniel; dans les deux cas, on demeure de quelquefaçon sous l'influence de la fin dernière. Quand mêmele pécheur fait des actes bons, il faut dire qu'il est sous l'influencenégative de sa fin der-nière mauvaise, en ce sens qu'il neva point jusqu'à adopter une fin dernière bonne qui ruineraitcelle-là.
2. Autres théologiens. —Il peut être avantageux de confronter les explications que l'on vientde lire avec les opinions connues d'un choix de théologiens.
Pour un Scot, la difficultéque nous nous sommes proposée n'existe pas. Car il n'est pas nécessaireque l'appétit de la béatitude agisse en tous nos actes, etil advient que l'on s'attache à quelque bien pour la bontéqu'il a en lui-même, indépendamment de toute fin voulue :on ne l'aime ni propter se, ni propter aliud, mais absolute. In JVum Sent.,dist. XLIX, q. x; cf. In /um Sent., dist. I, q. ni. La métaphysiqueentière de saint Thomas proteste contre cette dénégation.
Mais la distinction de celui-cientre l'actuel et l'habi-tuel ne s'est pas imposée d'embléeni uniformément aux théologiens postérieurs. Il estremarquable que Cajétan n'en essaie point l'éclaircissem*ntdans son commentaire de Ia-IIœ, q. LXXXVIII, a. 1-2, qui est le lieu decette doctrine. Il y vient seulement IIa-IIœ, q. XXIV, a. 10, ad 2»m,où il entend la formule de saint Thomas, que nous avons ci-dessusrapportée, en ce sens que le juste possède un habitus capablede lui faire aimer cet objet pour Dieu, mais la nature de l'objet mêmes'y oppose, qui n'est pas susceptible d'une ordination vers Dieu. Cajétana raison en ce qu'il écarte, et il est vrai qu'il ne faut pointici songer à quelque ordination actuelle ni virtuelle vers Dieude l'objet du péché; mais la formule de saint Thomas emportecertainement davantage que la simple con-comitance de Vhabitus de charitéchez le juste com-mettant un péché véniel.
Sinon, Vasquez a raison (op. cit.,q. i, disp. V, c. n). Sur la distinction de saint Thomas, qui lui paraîtadmodum difficilis, Cajétan, estime-t-il, a dit ce que l'on peutdire de mieux : mais ne parlons plus en ce cas d'une référencedu péché véniel à Dieu. Par ail-leurs, certainsthomistes ont interprété leur maître comme ceci : savoirque le péché véniel peut être référéau bien de celui qui le commet, et celui-ci, qui est juste, se réfèreà son tour à Dieu; ainsi, par la voie de l'habitas de charitéen son auteur le péché véniel est référéà Dieu. Vasquez, pour son compte, n'agrée pas cette opinion,et on ne peut que l'en louer. Mais il propose ainsi la sienne. Dans lepéché véniel, la créature, objet du péché,est constituée la fin der-nière de l'œuvre, n'étantréférée à rien d'autre ni actuellement, nivirtuellement, ni habituellement; mais à une telle fin dernière,on ne réfère rien d'autre, car elle ne l'est point de l'opérant.En ces conditions, elle s'oppose non à la charité, mais àla seule ferveur de la charité. On voit sans peine que cette position,qui soustrait l'acte du péché véniel à l'influencede la fin dernière de l'opérant, rejoint le scotisme, etnous ne pouvons l'agréer. Pour Suarez, de qui l'opinion rencontreen ceci celle de Vasquez, op. cit., ia-II33, tr. i,
' FIN DERNIÈRE 242
disp. III, sect. iv, il ne répugneen rien que l'on soit en même temps attaché à la finabsolument dernière par rapport à l'opérant, et quecependant, dans une œuvre déterminée, on s'en tienne àune fin qui soit la dernière négativement, c'est-à-direrelativement à cette œuvre seule; il en donne cette preuve, oùl'exi-gence métaphysique est méconnue avec toute la clartédésirable : quia in hoc nulta est repugnanlia ex parte ipsoium objeclorumseu finium, et alioquin volun-tas est libéra ad operandum proutvoluerit. Du reste, Suarez démontre expressément, ibid.,sect. v, qu'il n'est pas nécessaire pour que l'homme fasse quelquechose volontairement qu'il ait d'abord l'intention d'une fin dernièrepour laquelle il agisse; et que, dans le cas même où il aune telle intention, il n'est pas nécessaire que toutes ses actionsy soient ordonnées et en soient dépendantes.
Entre les disciples de saint Thomas,Jean de Saint-Thomas nous paraît en ceci avoir au mieux pénétréla pensée du maître : op. cit., Ia-IIœ, disp. I, a. 7, n.33 sq. L'influence de la fin dernière sur tout acte volontaire estpour lui, bien entendu, comme pour tout thomiste, une doctrine inamovible.Mais il estime qu'elle se distribue en deux manières bien différentesselon que l'objet de l'acte volontaire est ou non sus-ceptible d'êtreordonné à cette fin. Dans le premier cas, l'influence estpositive et la fin dernière commu-nique à l'objet son motifde bonté. Dans le' second, elle est négative ou permissive: si l'objet est attrayant, ce n'est point que la fin dernière luiait communiqué sa bonté; néanmoins, le péchévéniel respecte la pré-éminence de la fin dernière,et l'un des motifs inter-venant dans la délibération du péchévéniel est que, dans ce péché, l'on n'offense pasDieu gravement. Nous avons donc affaire ici, non à une simple conco-mitancede Vhabitus de charité avec le péché véniel,non à cette référence curieuse et irréellequ'avaient imaginée certains thomistes, mais à une interventionvéritable de la fin dernière dans l'élaboration etla structure de l'acte du péché véniel. Et notre commen-tateuren signale cette justification : Hoc autem est peculiare in fine quia,cum operetur in quantum bonum, etiam ipsse negaliones et carentise maliet ipsum non destruere finem habilualiter, aliquo modo ad bonum per-tinent,et sic non tollere lotaliter finem aliquale bonum est (n. 54). On voitde qui peut se réclamer l'explica-tion que nous avons ci-dessusavancée.
On retrouve très exactementles pensées de Jean de Saint-Thomas dans le commentaire des carmesde Salamanque, de qui tout le soin, en bons thomistes, est d'élucidercette référence habituelle du péché vénielà Dieu qu'énonce saint Thomas. Voir le tr. De ultimo fine,disp. IV, dub. iv. Ils ajoutent pour leur part que le juste se trouve disposépar sa charité à référer le péchévéniel à Dieu, car il est disposé à l'omettre,ce qui représente une certaine information du péchévéniel par la charité. Une façon nouvelle et intéressantede circonscrire la réalité, assurément sub-tile, maissi proprement humaine, que nos analyses tentent de rejoindre. Mais cescommentateurs ont enrichi leur étude d'autres considérationsdont l'ori-gine est en une opinion historique, que nous devons d'abordrapporter.
Elle procède de moindresthéologiens, mais elle a connu, et de nos jours mêmes, unecertaine fortune qui fera pardonner à notre insistance. Curiel (+1609), Lectures in d. Thomee Aquin. Iam-IIle, q. i, a. 5, dub. unie, §6; et Martinez (t 1637), Commentaria super ]&m_ijœ d Thomœ, q. LXXXVIII,a. 1, dub. iv circa finem, semblent en être les auteurs responsables.Ils se fondent sur cette considération que le péchévéniel, sous peine que l'on remonte à l'infini dans l'ordredes fins, doit être actuellement référé, soitexplicitement
243 PÉCHÉMORTEL ET PÉCHÉ VÉNIEL. RAPPORTS 244
soit virtuellement, àune fin ultime, laquelle ne peut assurément être Dieu, toutau plus terme de la réfé-rence habituelle. Et ils disentque cette fin ultime, où est actuellement référéle péché -véniel, est le tien en général,bonum in comrnuni, comme rassasiant l'ap-pétit. On satisfait ainsiL la nécessité posée, mais on évite de donnerau péché véniel deux fins, attendu que le bien engénéral ne fait pas nombre avec une fin particulière.Nous croyons que cette opinion est répréhensible et danssa teneur et dans son fondement. Car le bien en général nemeut la volonté et n'en ter-mine les actes qu'appliqué àun certain objet particu-lier répondant à l'appétitde la volonté, lequel incline précisément vers cequi convient a la nature, non vers le bien en général commetel. De tout acte volontaire, il y a une fin dernière concrèteà quoi il est de quelque façon référé.Une façon de l'être est celle que nous avons dite : et c'estici que pèche en son fondement même l'opinion de nos théologiens.Car il n'est point nécessaire de retrouver l'influence positivede la fin dernière en tout acte volontaire, et le recours de lapart de saint Thomas à l'influence habituelle signifie précisémentle refus d'une telle nécessité. Tel qu'il est, l'acte dupéché véniel est sous l'influence de la fin dernièrede la manière que nous avons dite; il n'y a point lieu d'y rechercherquelque autre fin. Sans doute ne le fait-on que pour entendre l'influencehabituelle en un sens qui soustrait à l'efficacité de lafin dernière l'acte même du péché. Les Salmanticenscs,qui expri-ment pour leur part le premier des deux griefs que nous venonsde dire, font une concession à cette opi-nion quand ils posent outreDieu une fin particulière où s'arrête la référence,actuelle du péché véniel en tant qu'actuelle, et quiest le bien propre et naturel du pécheur; mais celui-ci est àson tour référé habituelle-ment à Dieu et soumisà la charité. Disons qu'ils introduisent ainsi un intermédiairepsychologique dans l'analyse que nous avons adoptée, et que l'influencenégative de la fin absolument dernière prend volon-tierscette forme d'une influence positive du bien natu-rellement aimé;mais le titre décerné à celui-ci de fin dernièreactuelle du péché véniel ne nous paraît pasrecommandable puisqu'il dissimulerait l'influence que détient lafin habituellement voulue sur l'acte même du péché.Gonet, reproduisant avec une grande fidélité les carmes deSalamanque, tient à son tour le bien du pécheur comme lafin dernière actuelle du péché véniel. Op.cit., tr. v, disp. IX, art. 4, n. 83 sq. L'opinion propre de Curiel etde Martinez est davantage connue par l'adoption qu'en a faite Bil-luart,op. cit., tr. De ultimo fine, diss. I, a. 4-5; tr. De peccatis, diss. VIII,a. 4. Comme il entend la référence habituelle d'une pureconcomitance (comme on dirait que la prière du juste dormant estréférée habituelle-ment à Dieu), il recherchela fin dernière actuelle du péché véniel, etil la trouve en la béatitude comme telle; en définitive,cet homme veut être heureux. Par là, on n'exclut pas la charité,car cette fin est en soi indifférente. D'ailleurs, il n'est pointnécessaire que l'on agisse toujours en vue d'une fin dernièreparticu-lière. Car la cause finale meut moralement, au lieu quela cause efficiente le fait physiquement et, de ce chef, est inévitablementparticulière. De nos jours, le P. Billot s'est prononcé pourla même opinion, op. cit., p. 121-122, 125; après lui, leP. Garrigou-Lagrange : La fin ultime du péché véniel...,dans Revue thomiste, 1924, p. 313-317; voir aussi Blaton, De peccato veniali,dans Collationes Gandavenses, mars 1928, p. 31-42. On voit assez qu'ellene peut s'autoriser sans de graves réserves de la tradition thomisteet qu'elle souffre d'une difficulté. Pour la différence del'ange et de l'homme, qu'invoque le P. Garrigou-Lagrange, nous croyonsqu'elle consiste, non en ce que l'homme puisse
ne pas agir sous l'influenced'une fin dernière con-crète, mais en ce que son action estsusceptible, de la part de la fin dernière concrète, d'uneinfluence originale/celle que saint Thomas nomme « habituelle ».En définitive, le juste qui pèche véniellement encet acte même veut Dieu; saint Thomas le déclare avec tropde fermeté pour que nous cherchions ailleurs le secret du péchévéniel.
Dans son ouvrage cité, ledocteur Landgraf entend la doctrine thomiste du péché vénielcomme s'il con-sistait dans un acte non ordonné à Dieu, quelqu'en soit l'objet prochain, bon peut-être ou indifférent.Entre plusieurs inexactitudes, c'est méconnaître que l'objetdu péché véniel est de sa nature déréglé.Le P. Schultes a heureusem*nt critiqué, dans le Bulletin thomiste,1924, p. 136-142, cette interprétation inat-tendue à laquelles'est rallié chaleureusem*nt le R. P. de la Taille dans Gregorianum,1926, p. 28-43.
5° Péché et imperfection.— La division des péchés en mortels et véniels épuisele mal moral. Ce qu'on a appelé « imperfection » estun acte bon en lui-même. La question de savoir si des imperfectionsse rencon-trent en effet ou si elles ne sont pas des péchésvéniels relève d'une étude des exigences de la charité.L'on en a traité à l'article IMPERFECTION, et il ne nousappartient pas d'y revenir ici. Il faut seulement signa-ler que cette question,historiquement, a été posée en liaison avec une conceptiondu péché véniel, Scot, nous l'avons dit, distinguantce péché du mortel en ce qu'il s'oppose aux conseils et celui-làaux préceptes ; l'un des arguments de cette opinion est en effetqu'un acte contraire aux conseils ne peut être bon; il est donc mauvais; il est donc péché véniel. Sur quoi on trouvera dejudicieuses réflexions chez les carmes de Salamanque, disp. XIX,n. 6-9. L'idée scotiste du péché véniel estrestée sans fortune. — Pour l'abondante littérature paruesur le sujet depuis l'article IMPERFEC-TION, consulter la bibliographiedu Bulletin thomiste.
II. L'ORDRE DU PÉCHÉVÉNIEL AU PÉCBÉ MORTEL
ET RECIPROQUEMENT. — Ils ne sontpoint sans rap-ports, les deux péchés dont nous venons d'étudierla division, et nous l'avons allégué déjà.Nous l'établis-sons cette fois expressément.
1° Du péché vénielau péché mortel, l'ordre est exprimé par la théologieen plusieurs manières. — 1. Elle tient communément que lepéché véniel dispose au péché mortel.— En vertu de ce rapport, il a été dit ci-dessus que le péchévéniel vérifie cette notion de péché selonune analogie d'attribution. La disposition du péché vénielau mortel est analysée par saint Thomas comme il suit.
Par son effet propre et direct,le péché véniel selon l'objet ne dispose pas premièrementet par soi au péché mortel selon l'objet : car il disposeainsi à l'ac-tion pareille, et ces deux péchés sontd'espèce immé-diatement dissemblable. Le mensonge joyeux,par exemple, ne dispose pas ainsi au blasphème. Mais par son effetpropre et direct, un péché véniel selon l'objet peutdisposer, par une certaine conséquence, au péché mortelde la part de l'agent. Car il peut aller jusqu'à engendrer un habituset déterminer ainsi son objet en fin dernière de l'agent.Mais comment reconnaître que l'objet d'un péché vénielest traité par l'agent comme sa fin dernière? Les carmesde Salamanque l'ont recherché. In IBTa-IIse, q. LXXXVIII, a. 4.Ou bien, disent-ils, formellement et expressément la volontétient cet objet pour sa fin dernière, l'appréciant commesupérieur à tout : le cas est clair, mais il est rare. Oubien elle le met au-dessus de tout, de manière seule-ment interprétative,et s'y attache effectivement comme à sa fin dernière. Lesigne de cette disposition est que l'on ne refuse pas de commettre un péchémortel en faveur d'un tel objet. Ce qui advient dere-
245
PÉCHÉMORTEL ET PÉCHÉ VÉNIEL.RAPPORTS
246

chef de deux façons: ou bipn l'on choisit de fait à cette fin un péchémortel, comme si, pour étaler vaine-ment sa force, l'on tuait injustementquelqu'un, comme si, pour manifester son excellence, l'on refusait de sesoumettre à un commandement d'ailleurs grave (ce dernier exempleest de saint Thomas lui-même, Svm. theol., IIa-IIœ, q. cv, a. 1,ad 2um) : l'appréciation interprétative dont nous parlionsest alors manifeste. Ou bien la volonté, bien que, de fait, ellene commette point un péché mortel, est à ce pointattachée à l'ob-jet du péché vénielque, l'occasion offerte, elle lui don-nerait la préférencesur tout. 11 faut alors, pour que soit vérifiée cette appréciationinterprétative, qu'il y ait jugement et consentement exprèsd'une telle préfé-rence; faute de quoi, rien n'étantcommis qui soit mortel ou qui expose au mortel, on ne voit pas com-mentjustifier en ceci un verdict grave, et quelque attachement qu'il y aitpour l'objet du péché véniel : à moins quele pécheur n'aperçoive, au moins confu-sément, poursuivantcet objet, qu'il risque le péché mortel et ne laisse pascependant d'accomplir son dessein : la chose n'est point rare chez certainsqui sont à ce point engagés dans leur affaire que rien necompte plus qui pourrait les retenir. Resterait à déter-minerà quelle espèce appartiennent les péchés ainsidevenus mortels : on voudra bien se reporter à nos commentâteurs.
Au mode de disposition que l'onvient d'analyser peut se rattacher cette considération que le péchévéniel possède une certaine efficacité propre àdétruire les vertus acquises. Elle a été développéeex professo par les mêmes commentateurs dans leur disp. IV; nousne reproduisons ici que leurs conclusions, qui se répartissent selonles trois catégories connues de péchés véniels.Les péchés véniels selon l'objet, sou-vent recommencés,détruisent la vertu acquise oppo-sée ; les péchésvéniels dus au défaut de la pleine déli-bération,si répétés qu'ils soient, ne détruisent pasla vertu opposée; les péchés véniels par insuffisancede matière, multipliés autant que l'on voudra, pourvu qu'ilsrestent des péchés véniels, ne corrompent point absolumentla vertu acquise et selon sa substance.
Par son effet indirect, reprendsaint Thomas, c'est-à-dire en écartant l'obstacle, des péchésvéniels selon l'objet peuvent disposer à un péchémortel selon l'ob-jet. Car, s'accoutumant à transgresser l'ordredans les petites choses, on en viendra à ne plus le respecter dansles grandes. On voit que, dans ce cas, le péché mortel commisn'est point nécessairement de la même espèce que lespéchés véniels qui y ont disposé.
Les commentateurs (Cajétan,les carmes de Sala-manque) ont remarqué que saint Thomas, en sonarticle, ne considère que les péchés vénielsselon l'ob-jet : c'est sans doute, disent-ils, que pour les péchésvéniels par défaut de délibération, il estassez mani-feste que, directement et de soi, ils disposent au péchémortel de même espèce, et les péchés vénielspar insuffisance de matière en sont au même point.
On rapprochera de ce qui précèdela doctrine de saint Thomas selon laquelle le péché vénielen lui-même ne diminue pas la charité, bien que, indirecte-ment,il puisse être dit la diminuer, en ce sens, préci-sément,qu'il dispose au péché mortel, lequel ruine la charité.Sum. theol., Ila-Ilœ, q. xxiv, a. 10. Ce qui précède justifieassez l'avertissem*nt de Cajétan, qu'il nous plaît de reproduire: El hinc habemus quantum a venialium consueludine cavendum sit, cum tôtmodis, et illis periculosis, disponant ad mortale. Propter quod frequentibusconlrilionibus, non superficielenus, singula secunium suas species distinguendasunt : ne habitua-Us nobis in illis occurrenles tentationes animos disposi-tospropinque ad mortale inventant. In 7am-/7», q. LXXXVIII, a. 3.
2. Une autre formule de lathéologie est que le péché
véniel peut devenir mortel.— Elle prêterait à trois
interprétations. Selon uned'elles,le même acte, qui était
d'abord péché véniel,deviendrait ensuite mortel. 11 se
peut assurément qu'un actedemeurant physiquement
le même passe du vénielau mortel; mais il a fallu que
la volonté changeât;donc, il n'est plus moralement le
même acte. On obtiendraitalors deux péchés, le pre-
mier véniel, le second mortel;l'on n'aurait point un
seul péché ayant évoluédu véniel au mortel. La for-
mule peut aussi signifier qu'unpéché véniel selon l'ob-
jet devienne mortel en ce sens quel'on traite cet objet
comme fin dernière, et nousrejoignons les cas ci-
dessus distingués; ou qu'onmette ce péché au ser-
vice d'un objet de péchémortel. Elle s'entendrait
enfin en ce sens qu'un grand nombrede péchés véniels
constituent un péchémortel. Dans son acception
propre, où des péchésvéniels en grand nombre seraient
considérés comme lesparties intégrantes d'un péché
mortel qui serait comme leur somme,cette proposi-
tion est fausse, car tous les péchésvéniels du monde
ne peuvent entraîner le reatusqui caractérise le péché
mortel : la multitude des peinestemporelles n'équi-
vaut point à la peine éternelle;de la peine du dam
aucune autre ne peut êtrerapprochée; quant à la
peine du sens, celle du péchémortel n'est point com-
parable à celle des péchésvéniels, du moins si on la
restreint au « ver de la conscience• car, pour le feu, il
se peut que les peines de ces péchésne soient pas sans
proportion. Et le tout vient dece que des désordres
multipliés en-deçàde la fin respectée ne sont pas com-
parables à un seul désordreallant jusqu'à ôter la fin.
Ainsi en va-t-il notamment des péchésvéniels par
insuffisance de matière;s'ils sont véritablement dis-
tincts, ils ne deviennent pas unpéché mortel. Mais
il advient que les matièreslégères des actes successifs
doivent être considéréescomme s'ajoutant l'une à
l'autre au point qu'elles constituentbientôt la matière
suffisante d'un péchémortel; on ne fait alors que s'y
prendre à plusieurs foispour commettre ce qui est à la
fin un péché mortel.Ce que nous avons dit ci-dessus
de cette catégorie de péchésvéniels le fait comprendre
aisément. Pour la casuistiquerelative à ce thème,
voir les Théologies morales.Mais si l'on entendait seu-
lement, interprétant commeon a dit la formule, que
des péchés vénielsen grand nombre constituent la dis-
position à un péchémortel, en ce cas la proposition
serait recevable et l'on rejoindraitnotre première con-
sidération. Saint Thomasprend soin d'expliquer que
tel texte de saint Augustin doits'entendre en ce sens
dispositif. Les historiens, cependant,avouent que la
pensée de ce Pèreest loin d'avoir en ceci la distinction
des doctrines théologiqueset que maints passages de
ses œuvres, spécialementles oratoires, attribuent au
grand nombre des péchésvéniels les mêmes effets
qu'au péché mortel;voir Mausbaçh, op. cil., t. i,
p. 239-241. On dira la mêmechose de son fidèle dis-
ciple, saint Césaire d'Arles.
3. La théologie enfin a demandési, du fait d'une cir-
constance, un péché,de véniel qu'il eût été, peut devenir
mortel. — Saint Thomas l'a décidécomme il suit.
Seule la circonstance qui prendrang de différence spé-
cifique peut rendre mortel un péchéde véniel qu'il
eût été. Caril est nécessaire, pour passer du véniel
au mortel, de passer aussi d'undésordre respectant la
fin à un désordrequi la détruit : qu'une circonstance
le détermine, et elle n'estplus proprement une circons-
tance. Il est aisé de vérifiercette conclusion sur les
diverses manières dont unpéché véniel devient mor-
tel. Pour le cas où il ledevient grâce à la perfection de
l'acte même, il faut direque l'acte imparfait n'était
point encore constitué dansl'espèce morale par défaut
de sa raison; ou, considérantles choses comme nous
247 PÉCHÉ VÉNIELCONï
faisions ci-dessus, que le rapportavec la fin dernière, dont est seul susceptible l'acte parfait,donne lieu à ce qu'on peut appeler, dans l'ordre moral, une espècenouvelle. On exprime la même doctrine en disant qu'aucune circonstancen'aggrave le pé<hé infiniment sinon, celle-là quien change l'espèce. Swn. theol., IIa-IIœ, q. ex, a. 4, ad 5um. Onécarte ainsi cette pensée que des circonstances — comme ladurée de l'acte, sa fréquence, la dignité de la personnequi pèche — fassent passer ]e péché du vénielau mortel. Saint Thomas lui-même a fait une excellente critique deces cas et montré de la colère durable et de l'ivresse renouveléeque leur qualité mortelle n'est point due proprement aux circonstancesdu renouvellement ou de la continuité. I*-!!8", q. LXXXVIII, a.5, ad lum. Cf. sur cette question : In 7Vun> Sent., dist. XVI, q. ni, a.2, q. 4; De malo, q. n, a. S, cir. fin. corp.
2° Ordre du. péchémortel au péché véniel. — Sous ce titre de l'ordredu péché mortel au péché véniel, onentend demander si un péché peut, de mortel, devenir véniel.On n'en peut raisonner exactement comme de l'ordre inverse, car on ne passepas du parfait à l'im-parfait comme de l'imparfait au parfait. Nousavons dit que le péché véniel devient mortel quandil s'y ajoute une difformité mortelle ; on ne peut dire que le péchémortel devienne véniel quand il s'y ajoute une difformitévénielle. Dire une parole oiseuse en vue de la fornication passedu véniel au mortel; mais com-mettre une fornication pour dire uneparole oiseuse reste mortel : il s'ajoute plutôt à la malicede la forni-cation celle de la parole oiseuse. On ne peut parler de péchémortel devenant véniel que pour signaler qu'un acte mortel de sanature n'atteint cependant pas à cette qualité par le défautde la délibération; ou bien même, ajoutent les carmesde Salamanque, par l'in-suffisance de la matière (ci-dessus, col.233). Mais, en ce cas, se perd l'espèce de l'acte : ce n'est qu'àce prix, peut-on dire, que l'on obtient le passage ici allégué.
///. LE PÈCHE VÉNIELEN LVI-MÊME — Nous gTOU-
pous sous ce titre deux questionsqu'a débattues la théologie, dont la première intéressele sujet du péché véniel.
1° Lz sujet du péchévéniel. — Nous avons dit déjà que ce péchéne se trouvait ni chez l'ange ni chez l'homme dans l'état d'innocence.Saint Thomas tenait cette opinion pour commune ; contre elle on peut citerGuillaume d'Auxerre, Summa aurea, 1. II, tr. X, c. m, q. iv (éd.Paris, 1500, fol. 62 d). Scot, à son tour, devait admettre le péchévéniel possible chez Adam : In /J"um Sent., dist. XXI, q. i. Demême Suarez, tr. De peccatis, disp. II, sect. vu, qui veut, en outre,que l'ange lui-même puisse, de sa nature, pécher véniellement,ibid. Mais la pensée de saint Thomas est demeurée commune.
Plus spécialement, sur lesujet du péché véniel, le Moyen Age a demandé,nous avons eu l'occasion déjà d'y faire allusion, si lespremiers mouvements déré-glés de la sensualiténe sont pas chez les infidèles des péchés mortels.Laréponse affirmative de certains théo-logiens n'a pu procéderque d'une confusion entre la concupiscence habituelle et la concupiscenceactuelle. Dès qu'on les distingue, la question elle-même s'éva-nouit,puisqu'il est manifeste que la sensualité, chez les infidèlescomme chez les autres, ne donne pas lieu de soi à un acte humainproprement dit. Bien plus, il faudrait dire que, 'toutes choses égales,le péché dont on parle est plus grave chez les fidèlesqui n'ont pas l'excuse de l'ignorance, qui'ont l'avantage de la grâce.
2° Le péché vénielpeut-il exister seul avec le péché originel ? — La secondequestion ici débattue est plus considérable.Saint Thomas achève son traitédu
DERE EN LUI-MÊME
24&
péché dans la Sommethéologique sur cet article : Utrum peccatum veixiale possit essein aliquo simul cum solo peccato originali. I3-!!1», q. LXXXIX, a.6.
1. Les déclarations de saintThomas. — Sous cette forme et en cet énoncé distinct, laquestion est nou-velle chez saint Thomas. Il l'a dégagéede discussions où nous voyons d'abord intéressée ladoctrine qui doit être mise en relief ici. On les trouve en deuxendroits de la théologie. Les unes sont relatives à la nécessitéde la grâce, et saint Thomas y est conduit à déclarerque l'homme, arrivant à l'âge légitime, se met ou dansla grâce ou dans le péché mortel : il n'y a pas d'étatneutre. Cette pensée est exprimée pour la premièrefois, In 11»™ Sent., dist. XXYIII, q. i, a. 3, ad 5»m, souscette forme : ...et etiam ad légitimant seiatem deve-niens in hocipso peccaret quod se ad gratiam non prse-pararet : unde etiam pro talinegligentia punirelur. Si autem praepararet se, faciendo quod in se est,procul dubio gratiam consequeretur, per quam vitam eeternam mereri posset.Dans un contexte doctrinal apparenté, où il s'agit encoredu bien dont l'homme est capable sans la grâce, on lit exactementla même pensée : De verilate, q. xxiv, a. 12, ad 2um : Nonest possibile aliquem adultum esse in solo peccato originali absque gratia: quia statirn cum usum liberi arbitra acceperit, si se ad gratiam prseparaverit,gratiam habebit; alias ipsa negligentia ei impuiabitur ad peccatum morlale.Au sujet de la grâce nécessaire à la justificationdu pécheur, la même opinion un peu plus bas, q. xxviu, a.3, ad 4"m. Cette fois, saint Thomas la présente comme tenue parcertains théologiens; il ne prétend point en être l'auteuret ce péché qu'il attribue à l'adulte négligeantde faire ce qui est en soi, il le nomme un péché d'omission: ce qui n'est du reste qu'une différence de mot par rapport auxdeux textes déjà cités. Surtout, il justifie expressémentla culpa-bilité de cette omission, qu'il avait seulement repré-sentéejusqu'ici comme la négligence de se préparer à lagrâce, où l'on ne faisait pas ce qui est en soi : Cum enimquilibet tenealur peccatum vitare et hoc fieri non possit nisi prsestitutosibi debito fine, Ienelur quilibet cum primo suœ mentis est compos, adDeum se conver-tere et in eo finem consiiluere; et per hoc ad gratiam dispo-nitur.Le danger de livrer sa vie morale à tous les vents, et qu'on n'évitequ'en se fixant à sa fin der-nière, justifie donc que l'hommesoit tenu de se tour-ner vers Dieu dès le temps où il disposede son âme; et il se prépare ainsi à la grâce.Ne pas le faire est un péché d'omission. Le péchéoriginel, s'il n'est point effacé, s'accompagne donc d'un péchémortel actuel; sans compter qu'indépendamment de cette omissioncoupable, la concupiscence du péché originel deman-dera dessatisfactions auxquelles il est difficile à l'homme de se soustraire.Nous dirons donc, résumant cette première série d'informations,que saint Thomas est conduit à penser que, dès le temps oùl'homme a l'usage de la raison et de la liberté, le péchéoriginel, s'il n'est pas effacé, ne peut que coexister chez luiavec un péché mortel actuel, conformément d'ailleursà une opinion déjà connue, en vertu de la nécessitéde se préparer à la grâce que néglige cetteomission, et par où l'on eût assuré à sa viemorale, dès l'origine, l'indispensable direction de la vraie findernière.
On trouve la même penséeengagée d'abord en cette autre doctrine théologique qu'iln'y a point de réceptacle où seraient rassemblées,après la mort, les âmes qui, au péché originel,n'auraient ajouté que des péchés véniels. AinsiIn Il'"a Sent., dist. XLII, q. i, a. 5, ad 7um, où nous retrouvonsl'affirmation qu'aussi-tôt en possession de l'usage de sa raisonl'homme ou bien reçoit la grâce ou bien pèche mortellement,selon qu'il a fait ou non ce qui était en lui, quia tune est tempusut de salule sua cogitet et ei operam det. Si, toute-
249
PÉCHÉ VÉNIELCONS
IDÉRÉ EN LUI-MÊME
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fois, le cas se présentait,par impossible, ajoute saint Thomas, cette âme irait en enfer oùelle subirait la peine sensible due au péché véniel,et éternellement en tant que ce péché véniel,par accident, se trouve chez un sujet privé de la grâce. Maisce texte introduit au débat un élément nouveau : ilconsidère le temps qui précède l'usage de la raison;l'homme n'y est capable, estime saint Thomas, ni de péchémortel ni, à plus forte raison, de péché véniel: puisque son âge excuse d'être un péché l'actequi serait celui d'un péché mor-tel, il excuse davantagel'acte qui serait celui d'un péché véniel. A proposdu réceptacle des âmes, In IVam Sent., dist. XLV, q. i, a.3, ad 6"m, renvoie au passage que nous venons de relever.
Le De malo touche à deuxreprises le point que nous considérons, et en liaison avec la théoriedes peines du péché. Le texte, q. v, a. 2, ad 8um, réédite,et pour le temps qui précède l'usage de la raison et pourle temps où l'on y accède, la pensée de 77 Sent.,dist. XLII, ci-dessus. Saint Thomas signale cette fois qu'il n'est quepeu de théologiens pour admettre que l'on meure avec le péchéoriginel et quelque péché véniel seulement : hsecopinio non videlur mullis esse possibilis quod ali-quis decedat cum peccaiooriginali et veniali tantum. Et il définit en ces termes l'obligationque nous savons : Postquam vero usum ralionis habent, lenentur salutissuse curam agere, répétant que ne point le faire est uneomission mortelle. Dans la q. vu, a. 10, ad 8um, il réédite,dans un contexte apparenté, la même opi-nion, et le péchédont nous parlons est ainsi présenté : Postquam habet usumrationis, peccal mortaliter si non facit quod in se est ad quœrendum suamsalutem. Mais une instance faite sur cette réponse permet àsaint Thomas d'accuser l'obligation d'opérer sans délai laconversion à Dieu, ad 9um : Licet prœcepla affirmativa communilerloquendo non obligent ad semper, tamen ad hoc est hom*o naturali lege obligatusut primo sit sollicitus de sua salute, secundum illud Matth. ; «Primum quse-rite regnum Dei. » Ultimus enim finis naturaliter eaditin appetitu, sicut prima principia naturaliter primo cadunt in apprehensione: sic enim omnia desideria prsesupponunt desiderium ultimi finis, sicutomnes spe-culationes prsesupponunt speculalionem primorum prin-cipiorum.Avec le De veritate, q. xxvm, a. 3, ad 4"m, cité ci-dessus, ce texteest le seul qui nous exprime jusqu'ici la justification de l'obligationsouvent allé-guée. Elle se tire de ce que tous nos désirssupposent celui de la fin dernière, lequel se lève naturelle-mentdans l'appétit, comme les premiers principes spéculatifsinaugurent naturellement la vie de l'intel-ligence.
Nous avons donc affaire àune opinion ferme de la part de saint Thomas ; on notera que la clauseexpri-mée en trois textes (II™ Sent., dist. XLII;/Vua Sent, dist.XLV; De malo, q. v) : si tamen esset possibile, est invoquée pourla plénitude de la doctrine et non pas parce que l'impossibilitéqu'on a d'abord dite appa-raît quelque peu douteuse. Saint Thomasestime du reste ne se rallier en ceci qu'à une opinion accré-ditée.
L'histoire manque encore, ànotre connaissance, de cette doctrine de la théologie médiévale.On l'entre-prendrait avantageusem*nt. Nous n'y pouvons songer ici. Qu'ilnous suffise d'interroger quelques témoins. Dans la question dela peine due au péché véniel, In J/»m Sent,dist. XLII, a. 2, q. n, saint Bonaventure en arrive au cas de quelqu'unqui mourrait en état de péché véniel, sansla grâce ni aucun péché mortel, et qui serait, dit-on,puni de peine éternelle; sur quoi il déclare (ad 4«m,éd. Quaracchi, t. n, p. 969) : Hsec positio est impossibilis. Primumquia nunquam fuit nec est nec erit quod aliquis in solo peccaio venialifuerit, ita quod non habeat gratiam. Nihil enim est médium
nunc quin hom*o habeat gratiamaut sit in mortali pec-caio. Et in primo statu, etc.; et ideo positio illavana est. Esto tamen quod aliquis puer esset in veniali, dico quod Deusnunquam educeret eum de statu meriti quin vel ipse peccaret mortaliter,vel ipse daret ei gratiam. Où nous trouvons l'affirmation que lepéché véniel ne se rencontre qu'avec la grâceou avec un péché mortel. Mais la raison en est qu'il n'ya pas d'état intermé-diaire connu. Du reste, l'auteur nesemble pas répu-gner à l'idée qu'un enfant puissen'avoir sur la con-science que des péchés véniels,sans la grâce ni aucun péché mortel : il tient seulementque cet enfant ne mourra pas en cet état. De la nécessitéd'émettre un acte de conversion vers Dieu lors de l'accèsde l'en-fant à la raison, saint Bonaventure ne dit mot.
Pour Alexandre de Halès,il ne met même pas en doute l'hypothèse que le péchévéniel coexiste dans une âme avec le seul péchéoriginel : Sum. theol., II» p. II1 lib., éd. Quaracchi, t.ni, p. 299. Mais un texte de saint Albert le Grand, In J/Um Sent, dist.XLII, a. 4, au sujet de la peine du péché véniel,témoigne que l'idée du devoir de conferre de suo statu pourl'adolescent était dans les esprits; et lui-même déclarelaconiquement mais nettement : In tempore in quo est adolescens, potestet tenetur conferre : et si omittit peccat formaliter, éd. Borgnet,t. xxvn, p. 659. De même Guillaume d'Auxerre admet cette obligation,encore qu'il conçoive le cas où le péché originelsoit accompagné du seul péché véniel. Sum.aur., 1. II, tr. xxvm, c. ni, q. iv, éd. Paris, 1500, fol. 91c.Il semble donc que l'on dût trouver dans la tradition des théologiensantérieurs à saint Thomas même les élémentsles plus significatifs de la doctrine dont nous avons rapporté ci-dessusles formules.
Sans doute cette doctrine parut-elleà saint Tho-mas assez consistante puisque, de sa propre initiative,il l'érigé, dans la Somme, en question distincte et introduitau terme de son traité du péché un article exprèssur ce sujet. Il la dégage des discussions rela-tives à lanécessité de la grâce ou aux peines du péché.Et, en ces conditions nouvelles, il reprend les affir-mations que nousavons déjà relevées, mais proposées plus vivementcette fois à notre attention. « Il est impossible, écrit-il,que le péché véniel se trouve chez un homme avec lepéché originel, sans péché mortel. La raisonen est qu'avant les années de discrétion le défautd'âge, interdisant l'usage de la raison, l'excuse du péchémortel; il l'excuse donc bien davantage du péché véniels'il commet un acte qui, de son genre, soit véniel. Quand il commenced'avoir l'usage de la rai-son, il n'est plus tout à fait excuséde la 'faute du péché véniel ni du péchémortel. Mais la première chose qui vient alors à la penséede l'homme est de délibérer de soi-même. Et s'il s'ordonnealors à la fin requise, il obtiendra par la grâce la rémissiondu péché originel. S'il ne s'ordonne pas à la finrequise, selon la discrétion dont est capable cet âge, ilpéchera mor-tellement, ne faisant pas ce qui est en soi. Et, dèslors, il n'y aura pas en lui péché véniel sans péchémortel, jusqu'à ce que tout lui ait été remis parla grâce, t P-II®, q. LXXXIX, a. 6. C'est ce que nous savionsdéjà, soit pour le temps qui précède l'usagede la raison, soit pour le temps où l'on y accède; et, quantà ce dernier cas notamment, c'est la même raison que saintThomas naguère avait déjà énoncée. Surcette raison, il revient et insiste : « L'enfant qui commence d'avoirl'usage de la raison peut s'abstenir pendant un certain temps des autrespéchés mortels, mais il n'échappe point au péchéde l'omission susdite à moins qu'il ne se convertisse à Dieule plus tôt qu'il peut. Car ce qui se présente d'abord àl'homme possédant sa discré-tion, c'est qu'il réfléchisseà soi-même, à qui il ordonne le reste comme àsa fin, car la fin est première dans
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l'intention. Et c'est pourquoice temps est celui pour lequel il est obligé par le précepteaffîrmatif de Dieu où le Seigneur dit : Convertissez-vousà moi et je me convertirai à vous, Zac, i, 3. » Ibid.,ad 3um.
2. Éclaircissem*nt de sadoctrine. — Telle est la docu-mentation thomiste sur la doctrine dont ils'agit. Deux points sont à comprendre:
a) Le premier est qu'avant l'âgede discrétion on ne serait capable ni de péché mortelni, à plus forte raison, dit saint Thomas, de péchévéniel. Où notre théologien semble méconnaîtrecette période de transition où, la discrétion n'étantpas encore atteinte, la raison cepen-dant commence de se produire; n'est-cepoint alors le temps par excellence des péchés véniels,s'il en est un, dans la vie humaine? L'argument de saint Thomas s'entendfort bien pour le cas où, la discrétion man-quant totalement,l'enfant commet des actes qui, de leur nature, seraient chez un adultedes péchés mor-tels ou des péchés véniels.Mais n'y a-t-il point place chez l'enfant peur des discernements imparfaitset pour des premiers mouvements indélibérés qui, por-tantsur quelque matière déréglée, constitueraientautant de péchés véniels'? Là-dessus, la lettrede saint Thomas est muette. Il faut tâcher de pénétrersa pen-sée. Et l'on peut estimer qu'en nous déclarant pourcet âge l'impossibilité d'un péché vénielselon son genre, saint Thomas a entendu signaler l'impossibilitéde tout péché véniel, et de celui-là mêmequi serait dû à l'imperfection de l'acte. En effet — et Cajétaninterprète ainsi son maître — bien qu'une moindre libertésoit requise à de tels actes, ils doivent supposer une égalefaculté libre, et telle que la demande aussi le péchémortel : peccatum veniale ex parte actus prte-sapponit libertatem sufficientemad peccatum modale : quia prsssupponit quod possit a libéra rationeimpediri... Licet ad peccandum venialiter minas libertatis sufflciat inexercitio quam in mortali, quia absque deliberatione peccatur venialiter,non tamen minus sufficit in facul-tate. Cajétan, In I*m-II&,q. LXXXIX, a. 6, n. 4-5. L'enfant n'a pas de quoi critiquer ses discernementsimparfaits ni retenir ses mouvements indélibérés :il en va comme d'un homme à demi-endormi ; mais, tandis que chezce dernier une responsabilité peut se retrouver dans leur cause,chez l'enfant tout tient au défaut de l'âge, et donc demeuresans culpabilité. Il n'y a donc point de péché vénielchez l'enfant aussi longtemps qu'il n'est pas en état de commettreun péché mortel. Par là, on ne méconnaîtpoint chez lui un lent développement psychologique ; mais on marqueune condition de la valeur morale des actions parties d'une raison imparfaitementdégagée, et ce rôle appar-tient aux moralistes. Onne renonce point davantage à toute discipline de l'enfant en cetétat car il faut son-ger à l'avenir, et nous dirons ci-dessouscombien ce temps préparatoire est précieux. Pour les carmesde Salamanque, ils préfèrent dire que l'enfant, avant l'usageplénier de la raison, ne connaît pas la raison du bien honnêteet la règle de la moralité; donc, il ne peut percevoir ladisconvenance ou la convenance d'un objet par rapport à la règlede raison ; donc, il ne peut pécher véniellement. Tandisque l'homme à demi-endormi, par exemple, qui a connu la règlemorale, s'en souvient assez en son état pour commettre un péchévéniel. Disp. XX, n. 50-59, spécialement 54. On voit du restequ'ils s'accordent avec Cajétan pour refuser la possibilitédu péché véniel au cours de ce temps où l'enfantn'a pas encore atteint à la vie pro-prement raisonnable. Il estvrai que cette pensée n'est guère commune, mais elle n'estpas négligeable, et elle attire opportunément l'attentionsur la différence des actes imparfaits de l'enfant d'avec ceux del'homme accompli. Le moraliste n'en peut juger pareil-lement.
bj Le second point litigieuxen la doctrine de saint Thomas que nous avons rapportée est cetteobligation de se tourner vers Dieu dès l'instant où l'onpossède sa raison, sous peine d'un péché mortel d'omission.Il est bien assuré que saint Thomas ne conçoit pas cet ins-tantde la discrétion comme un événement soudain et inattendu;il achève un travail psychologique, et nous conservons toute laliberté de concevoir celui-ci en sa mobile multiplicité.Mais un moment vient, — il faut aussi en convenir, — où l'enfantse trouve capable de bien délibérer, où il assumela responsabilité de son action, où commence enfin sa viemorale. Là se joue, si l'on peut dire, la partie dont nous parlons.
Voici comment les Salmanticensesanalysent ce moment et y introduisent la responsabilité dont seréclame saint Thomas. Disp. XX, n. 7. Il n'est pas un instant physiqueet indivisible, mais un temps, ordi-nairement très bref, que l'onpeut tenir pour un ins-tant moral. Le premier acte qui se présentealors à l'enfant est un jugement de l'intelligence sur le bien engénéral, considéré comme convenant au sujet,abs-traction faite de la raison d'honnête ou de délectable,de conforme ou de contraire à la règle raisonnable. Cet actede l'intelligence est suivi dans la volonté d'un acte d'amour dumême bien en général, selon ladite raison de bien physique.Ces actes sont naturels et ne comportent point de discours; ils ont lieudans le pre-mier instant physique de l'instant moral dont nous parlons: par eux s'inaugure l'usage de la raison. Un autre acte de l'intelligenceles suit, où l'enfant dis-cerne entre le bien et le mal moral, c'est-à-direentre ce qui convient à la droite raison et à la nature del'homme, en tant qu'il est homme et raisonnable; et ce qui ne convientpas à cette raison ni à cette nature, mais ne plaîtqu'à l'appétit sensible ou n'appartient qu'à la défeclibilitéde la nature. Et c'est en cet acte que nous disons ordinairement que consistele premier usage de la raison ; car là brille, pour la premièrefois, le discernement du bien et du mal moral, qui est l'of-fice de laraison pratique. Cet acte existant dans l'in-telligence, l'homme aussitôtest touché de la sollici-tude intérieure de délibéreret de déterminer au sujet de soi-même vers lequel de ces biensil s'ordonne, ou lequel de ceux-là il choisit et adopte. Cette délibéra-tionachevée, ou le temps écoulé où elle devaits'ache-ver, se termine l'instant moral dont nous parlons, qui aura étéplus long ou plus bref, plus précoce ou plus tardif, selon les cas.
On n'invoque en cette analyse quedes événements naturels; et c'est une telle psychologie surquoi se fonde l'obligation que nous a dite saint Thomas. La premièrechose, déclarait-il, dont l'enfant alors a le souci est l'ordrede sa propre personne; il est naturelle-ment touché de la sollicitudede soi-même. Cajétan, pour son compte, a justifié,et en termes excellents, cet élément de l'analyse du premiermoment de la vie rai-sonnable. In 7am-/J<e, q. LXXXIX, a. 6, n. 7. Dansle bien qui se propose pour la première fois au sujet, il y a deuxéléments : ce qui est désiré, celui àqui on le désire. L'un est aimé d'amour de concupiscence,l'autre d'amour d'amitié. Et parce que l'amour de soi est le principede tout autre amour, ce que l'on aime d'abord d'amitié est soi-même.Or, le bien convoité est ordonné au bien aimé d'amitié,et non inversem*nt. La première fin qui se présente ainsiau sujet n'est pas autre que lui-même. Et parce que la fin est pre-mièredans l'intention, le premier objet dont soit solli-citée la volontéde l'enfant est sa propre personne. Quel bien se voudra-t-il à soi-même?Et il ne peut s'agir que du bien convenant à tout ce qu'il est,car il s'aime tout entier avant d'aimer quelqu'une des parties de soi-même.Quelle fin donc adoptera-t-il?
Il fallait accuser d'abord cettesollicitude naturelle
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de délibérerde soi, qui naît au premier instant de la vie raisonnable. D'elle,saint Thomas tire l'obligation qu'a l'enfant alors de se tourner vers Dieu,sous peine de pécher mortellement par omission. Sollicitécomme il l'est, l'enfant peut négliger de délibérersur soi-même : il remet à plus tard de le faire, il n'optemain-tenant pour rien, il diffère de se prononcer. En cela, il pèche.Il n'évite pas d'entrer en l'ordre moral : s'il ne le fait par uneadhésion délibérée au bien, il le fait parun péché. Mais pourquoi ne tolérer aucun délai?Il est bien clair que le recours au précepte divin n'est pas icidécisif : parce qu'il estime que ce moment est celui où lechoix s'impose à l'enfant, saint Thomas détermine pour lorsle temps de l'obligation du pré-cepte affirmatif de la conversionà Dieu; et non pas inversem*nt : il est inutile de suivre en leurexégèse forcée les carmes de Salamanque. Disp. XX,n. 2-3. Or, saint Thomas juge ainsi de ce moment, parce qu'il y voit letemps marqué par la nature. De la sol-licitude que nous avons dite,dont est naturellement touché l'enfant, il tire immédiatementque ne pas opter alors a raison de négligence, où l'enfantne fait pas ce qui est en soi. Il appartient à la nature de fixerà quel moment l'homme entre dans la vie morale; nous n'avons pointla faculté d'y changer quelque chose; nous sommes engagés.
Ne découvrons-nous pointici, "Sn cette thèse au premier abord surprenante de saint Thomas,un sen-timent saisissant de la vocation morale de l'homme : cela ne souffrepoint délai, le candidat, si l'on peut dire, est aux ordres de lanature. Sans compter que, privé d'une règle de sa conduite,l'homme qui n'a point opté se trouve livré à toutesles séductions et n'évitera guère de pécher,sous peu de temps. Les carmes de Salamanque ont abondamment développécette considération de saint Thomas. Disp. XX, n. 4-15. Il n'y adans l'obligation ainsi entendue aucune rigueur, comme on aurait peut-êtrepensé, mais justice et équité. Les commentateurs quenous venons de citer l'expriment d'un tour pittoresque : l'invitation dechoisir, disent-ils, est si pressante, et taliter pro ea clamât etréclamât, prolixaque et importuna existit, at vatde dissonetrationi his impulsibus non acquiescere. Ibid., n. 21. Il n'y a point dedisproportion entre ce que nous demandons et ce que veut l'enfant : nousne faisons qu'invoquer la donnée de la nature, et l'obli-gationdont nous parlons s'accorde à l'événement décisifqui se produit en cet instant moral. Davantage, disons que le moment estmiséricordieusem*nt choisi pour cette obligation : Facilius enimtune fertur volun-las in bonum honestum quando nullum adhuc personale peccatumaut vitium incurrit, quam postea cum per vitiorum affectiones fuerit incontrarium malum incli-nata, Ibid., n. 41. En vertu de la même donnéenatu-relle, on rejette l'objection selon laquelle l'enfant, au cours desa délibération, pourrait être distrait, cu-rieux,etc., et donc aurait commis un péché véniel avantd'avoir pu encourir l'omission grave que l'on dit : la sollicitation dechoisir est à ce point pressante que vel nullo modo, vel nonnisiex industria et data opéra valeat puer ad aliud cogitandum diverti: et ideo si quse tune diversio fieret vel ad dicendum mendacium vel adaliud aliquid, per quod deliberatio Ma retardaretur, non quasi ex surreptioneaut semiplena tantum advertentia incidens damnaretur ad solam culpam venialem,sed ut habita ex animo et data opéra imputanda esset ad mor-talem.Ibid., n. 61; cf. Gajétan, loc. cit., n. 9.
Reste que l'on dise de quelle conversionà Dieu il s'agit alors. Saint Thomas énonce expressément: secundum quod in Ma setate est capax discretionis, ou bien : faciensquod in se est. Or, ce qui se présente au choix de l'enfant c'est,d'une part, le bien raisonnable ou honnête, de l'autre, le bien sensibleou naturel.
Entre ces biens-là,il est sollicité d'opter pour lui-même. Il aura bien agi,s'il a choisi le premier : unde si sibi appetendum censuerit bonum honestumin con-fuso, ut setas Ma consuevit, bene deliberavit de seipso, finem suumin vera beatitudine collocans, quamvis imperfecte et inchoalive : non plusenim exigitur a puero. Cajétan, loc. cit., n. 7. L'opinion en estcom-mune et les Salmanticenses s'y rallient. Ces derniers estiment toutefoisque le précepte alors en cause est celui de l'amour formel et surnaturelde Dieu; mais beaucoup sont excusés de l'accomplissem*nt de ce précepteen un acte explicite dès l'âge de raison, plus encore de l'amourde Dieu comme fin surnaturelle. De son accomplissem*nt dans l'amour natureldu bien honnête en général, personne en revanche n'estexcusé, vu l'analyse qu'on a faite de ce premier instant, n. 17.A ce point de la thèse, se situe la difficulté de com-prendrequ'un tel acte entraîne toujours la rémission du péchéoriginel et l'infusion de la grâce sanctifiante : voir Salmanticenses,n. 23-39, 63-69, avec leur for-mule : Cum effleax conversio in Deum finemullimum naturalem (sive elicienda sit naturse viribus sive auxilio supernaturalisordinis) sit incompossibilis cum aver-sione ab ipso Deo ut fine supernalurali,fieri nequit ut puer infectus originali culpa, quse est aversio ab istofine, exerceat prœdictam conversionem, nisi simul aut per prius ab ipsaoriginali culpa mundetur : atque adeo nisi gratia et justificalio ibi concurrat,saltem ut remo-vens Mam aversionem et conversionem istam prohiben-tem,n. 65; mais ce point intéresse proprement la jus-tification et larémission du péché; il n'appartient pas à notresujet.
Saint Thomas a posé la présentequestion en des termes tels qu'elle concerne l'infidèle. Mais iln'est pas douteux que l'obligation de se convertir à Dieu, dèsle premier instant de la vie raisonnable, atteigne l'enfant baptisécomme les autres, puisqu'elle se fonde, nous l'avons dit, sur une donnéenaturelle. Cajétan estime que les habitus infus concourent chezl'enfant baptisé à l'accomplissem*nt du précepte,lequel a lieu chez lui le plus souvent. Il n'a pas lieu infailliblementnéan-moins, non seulement, dit ce commentateur, à cause dela liberté, mais à cause de la complexion et des mauvaiseshabitudes qui ont pu précéder ce moment, en sorte que lasensibilité meuve davantage vers ses objets déréglésque la foi et la charité vers le bien honnête. Pour cetteraison, ajoute-t-il, il n'est pas de peu d'importance que l'enfant soithabitué, dès le plus jeune âge, à entendre desparoles spirituelles et hon-nêtes, car Vhabitus de foi infus se détermineselon ce qui est entendu, et la charité y fait suite. Loc. cit.,n. 12. Notre thèse aboutit donc à la nécessitéd'une éducation attentive du petit enfant, en prévision dece moment solennel de son entrée dans la vie raisonnable. La conclusionn'est que plus urgente au sujet de l'en-fant infidèle, auquel doitmanquer le secours des habi-tus infus. Mais est-on jamais sûr d'avoirsatisfait à ce précepte et ne doit-on pas se confesser decette omis-sion? Il faut, dit Cajétan, s'en repentir et s'en con-fessercomme de tous les péchés incertains. Toutefois, il suffiraitpeut-être pour celui-ci de se confesser en généraldes péchés cachés, le comprenant de tous : car cetteincertitude est commune à tout le genre humain et, pour cette raison,personne ne sait s'il est digne d'amour ou de haine. Ibid.
L'usage que nous venons de fairedes commenta-teurs de saint Thomas annonce déjà la fortunede cette doctrine dans la tradition théologique. La penséedu maître était trop ferme pour que les disciples ne tentassentpoint de la justifier, loin d'en douter jamais. Si toutes leurs interprétationsne concordent point, leur fidélité du moins est unanime.Par là, on attire notre attention sur cette phase mystérieusedu
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commencement de la "vie raisonnableet l'on y intro-duit une grande responsabilité. La thèsese réclame d'une analyse du moment même où l'enfantdevient un petit homme et sur le sentiment de l'urgence d'une décisionmorale. Elle ne porte rien que de grave et de beau.
En dehors de l'école thomiste,elle est loin, bien entendu, d'avoir gagné tous les suffrages. Parmiles opposants, Vasquez, op. cit., disp. CXLIX, c. n, éd. cit., p.792 : Mihi vero Csalva pace et reverentia ianlo doctori débita)semper visa est probabilior opposita sen-lentia... nempe posse esse venialepeccatum solurn simul cum originali; mais à la première paitiede la thèse, savoir qu'avant l'usage de la raison l'enfant ne com-metni péché véniel ni péché mortel, cethéologien a déclaré se rallier, c. i. Suarez, Depeccatis, disp. II, sect. vin, éd. cit., p. 539 sq.
On trouvera un ample exposéhistorique et un exa-men critique des opinions relatives à cette« théorie de l'enfant «dans l'article INFIDELES (Salutdes), t. vu. col. 1863-1894; l'exposé est commandé par ledessein propre de l'article. Sur la doctrine de saint Thomas lui-même,une étude à la fois théologique et psycholo-giquede Hngueny, L'éveil du sens moral, dans Revue thomiste, 1905, p.509-529, 646-668. Sur une relectio de Fr. de Victoria consacréeà ce sujet, qu'elle ne traite d'ailleurs formellement qu'en unede ses parties, et tenue par la tradition postérieure comme un desdocuments notoires du débat, une récente analyse, fourniede copieuses citations, par de Blic, Vie morale et connaissance de Dieud'après Fr. de Victoria, dans Reuue de philosophie, 1931, p. 581-610.L'effort des historiens et des théologiens s'appliquerait opportu-némentau problème dont nous venons de marquer les lignes essentielles.
IX. LE PECHE PHILOSOPHIQUE. — Onespère avoir représenté jusqu'ici le systèmedoctrinal où l'idée de péché a reçu,par les soins de la théologie catholique, son développementet son organisation. Données chré-tiennes, penséestraditionnelles et matériaux philoso-phiques y ont étéportés à leur point de perfection intelligible. Mais, depuisl'âge où ce système fut formé, il serait surprenantque les esprits n'eussent plus rien conçu sur le sujet du péché.La nature du mal moral et les problèmes que cette réalitéentraîne ont retenu l'attention de maints philosophes; il seraitavanta-geux aux théologiens de s'en informer et d'en retirer fût-ceun modeste amendement pour leur système. L'entreprise débordeles limites d'un article où il suf-fit d'enregistrer l'étatdes doctrines, tout au plus de proposer quelque suggestion pour leur avancement.Nous croyons que la communion avec les efforts de la pensée philosophiqueest l'un des devoirs du théolo-gien, étant l'une des conditionsqui sauvent de l'iner-tie les systèmes que ses ancêtres ontconstruits.
Dans le cercle même de lapensée théologique, l'épi-sode le plus notable quiconcerne l'histoire de la doc trine du péché, telle que nousla connaissons, tient dans la notion qu'énonce le titre de ce paragraphe.Il est important de remarquer dès l'abord que le péchéphilosophique est une notion tardive; elle n'est point une pièceorganique du système que nous avons repré-senté. Etcette observation justifie que nous en pla-cions l'étude àcet endroit, dégagée de l'exposition du système. Parailleurs, elle n'est point sans toucher à plusieurs des élémentsdoctrinaux relatifs au péché; et, pour cette seconde raison,il importait que nous la considérions ici. La critique que doitappeler de notre part la notion de péché philosophique historiquementétablie, achèvera, nous l'espérons, de nous faireenten-dre la doctrine ci-dessus représentée.
Le péché philosophiqueest communément signalé à l'attention des théologienspar la condamnation qu'en
a portée AlexandreVIII, par décret du 24 août 1690, et qui définit bien,au demeurant, le sujet de la pré-sente étude :
Peccatum philosophicumLe péché philosophique ou
seu morale est actus huma- simplementmoral est un
nus disconvenierisnaturae acte humain en désaccord
ratlonali et rectaerationi ; avec la nature raisonnable
theologieum vero et mortale et ladroite raison; par oppo-
est transgressio libéra divinaesition, le péché théologique
legis. Philosophicum, quan-et mortel est une transgres-
tunwis grave,in illo qui sion libre de la loi divine.
Deum velignorât vel de Le péchéphilosophique, si
Deo actu non cogitât,est grave qu'il soit, est (bien),
grave peccatum sed non est chezcelui qui ignore Dieu
offensa Dei neque peccatum oune pense pas actuelle-
mortale dissolvensamici- ment à Dieu, un péché gra-
tiam Dei neque setema pœna ve, maisil n'est point offense
dignum. de Dieu, ni un péchémortel
détruisant l'amitiéde Dieu,
ni (une faute) digne dela
" peine éternelle.
Telle est la proposition que lepape déclare :
scandalosam, temerariam, pi arumaurium offensivam et erroneam, et uti talem damnandam et prohibendam esse,sicuti damnât et prohibet ita ut quicumque illam docuerit, défendent,ediderit aut de ea etiam disputaverit publiée seu privatim tractaveritnisi forsan impugnando, ipso facto incidat in excommunicationem, a quanon possit (praeter-quam in articulo mortis) ab alio, quacumque etiam digni-tatefulgente, nisi a pro tempore existente romano ponti-flee absolvi. Insuperdistricte in virtute sanctse obedientise et sub interminatione divini judiciiprohibet omnibus chris-tiftdelibus cujuscumque conditionis, dignitatisac status, etiam speciali et specialissima nota dignis, ne prœdictam thesimseu propositionem ad praxim deducant. Du Plessis-d'Argentré, Collectïo,judiciorum, t. m 6, p. 365 sq. ; Viva, Damnatarum lltesium..., pars IIP1,p. 3.
Le même décret condamnaitcomme hérétique une proposition relative aux actes d'amourde Dieu non nécessaires; cf. Denz., n. 1289, 1290.
/. LA CONDAMNATION ROMAINE. — 1°Circonstances qui l'ont provoquée. — La proposition condamnéeévoque une thèse qu'avait soutenue publiquement, au collègede la Société de Jésus à Dijon, le P. F. Mus-mer,en juin 1686. Tous en conviennent. Mais certains ont prétendu qu'ellene reproduit pas de la thèse le texte exact : l'histoire que nousdevons raconter per-mettra d'en juger. Comment une thèse de collègeattei-gnit-elle à la célébrité d'une condamnationen cour de Rome, à plus de quatre années d'intervalle? L'écla-tanteintervention d'Antoine Arnauld en fut la cause prépondérante.
La thèse de Dijon connueà Louvain y avait d'abord suscité des débats : ilsportaient notamment sur les conditions de culpabilité du péchéd'ignorance. Ce n'est qu'à la suite de ce premier engagement, oùil lui semblait que les jésuites, dont le P. de Reux étaitle protagoniste, méprisaient, comme il dit, les avis des docteursde Louvain, qu'Antoine Arnauld, pour lors réfugié àBruxelles, se décida à faire usage des écrits de Dijonqu'on lui avait communiqués et composa, en juillet 1689, une dénonciationdu péché philosophique, qui parut en septembre de la mêmeannée sous ce titre : Nouvelle hérésie dans la moraledénoncée au pape et aux évêques, aux princeset aux magistrats. Dans les Œuvres d'A. Arnauld, t. xxxi ; on trouve unhistorique des interventions d'Arnauld dans la Préface historiqueet critique de ce volume, art. 1. Dans cet écrit, et sous l'impressiondes débats de Louvain, Arnauld signale, au principe de cette opiniond'un péché philosophique, la fausse doctrine qui requiertà la culpabilité du péché l'advertance actuelledu mal que l'on commet : en quoi l'on confond des états de l'espritque les théologiens ont de tout temps soigneu-sem*nt discernés,l'ignorance vincible et l'ignorance invincible, l'ignorance actuelle etl'ignorance dans la
257 PECHE PHILOSOPHIQUE.CONDAMNATION 258
cause. En tête de ladénonciation, on trouve repro-duit, d'après la copie qu'Arnaulden avait reçue, le texte de la thèse de Dijon ; il coïncideexactement avec la proposition dont nous avons ci-dessus empruntéla lettre au décret d'Alexandre VIII. Le dénonciateur nedoute pas un seul instant qu'il attaque une nouveauté, et il avouaitplus tard (3e dénonciation) qu'il n'avait jusqu'alors jamais entenduparler du péché philoso-phique distingué du péchéthéologique ; la dispute de Dijon fut vraiment l'occasion qui fitsortir cette thèse des livres et des écoles des théologienspour la livrer à un débat public où l'opinion devaitse passionner, comme au temps des Provinciales. Les lettres d'Ar-nauldrévèlent qu'il ne comptait guère, en publiant sonécrit, sur une condamnation en cour de Rome; mais il ne laisse pasde stimuler le zèle de son corres-pondant romain, M. de Vaucel,théologal d'Alet.
Un grand émoi parmi les jésuiteset un grand bruit dans le monde furent l'effet de cette premièrepublica-tion : il n'était plus question alors, dit-on, jusque dansles conversations des femmes, à la cour comme à la ville,que du péché philosophique. Une riposte à l'adressed'Arnauld parut bientôt sous ce titre : Le janséniste dénonciateurde nouvelles hérésies convaincu de calomnie et de falsification(imprimé dans les Œuvres d'Arnauld, t. xxxi, p. 160-171). Pour neparler point de la partie polémique de cet écrit, du tonle plus vio-lent, l'auteur y réduit l'importance de l'affaire deDijon, « une petite thèse, soutenue aux extrémitésde la France, avec laquelle la guerre a rompu tout com-merce », etrenvoie à des thèses défendues à Louvain parle P. de Reux (lequel, au demeurant, est l'auteur du présent écrit)au mois de décembre 1688 et au mois d'août 1689. Il est vraique ces thèses réduisent à des cas limitésla possibilité du péché philosophique : pour le tempstrès court où quelqu'un peut ignorer, sans qu'il y ait desa faute, l'existence de Dieu. Elles marquent un affaiblissem*nt par rapportà la proposi-tion de Dijon (dont le P. de Reux ne dit pas qu'ellediffère du texte qu'en a livré Arnauld), mais elles maintiennentle principe du péché philosophique et sa possibilitéabsolue. D'après Arnauld (lettres du 22 sep-tembre 1689, Œuvres,t. in, p. 246; du 6 octobre 1689, ibid., p. 251), le P. de Reux partitaussitôt pour Rome.
Pour se défendre des accusationsdont il venait d'être ainsi l'objet, Arnauld compose la Seconde dénon-ciationde la nouvelle hérésie du péché philosophique,enseignée par les jésuites de Dijon, défendue avecquelque changement par ceux de Louvain dans leur écrit contre lapremière dénonciation et soutenue auparavant en quinze deleurs thèses de différentes années depuis 1668. Datédu 29 octobre 1689, cet écrit, par suite de retards divers, paruten février 1690. Comme le titre l'annonce, Arnauld, qui a reçudes informations nouvelles sur l'opinion qu'il combat, donne le relevéprécis de quinze thèses relatives au péchéphilosophique, qu'avaient défendues, à Anvers et àLouvain, dans l'espace des vingt dernières années, diversthéologiens de la Compagnie de Jésus. Les Pays-Bas furentcertai-nement en ce temps l'un des foyers de cette opinion. Outre ces thèses,Arnauld dénonce un ouvrage du P. Platelle, théologien jésuitede Douai, où est soute-nue la même doctrine : R. P. JacobiPlatelii e Socielate Jesu, sacrée theologite in universitate Duacenaprofesso-ris, Synopsis cursus theologici diligenler recognita et variisin locis locuplelata, Douai, 1679; le passage incriminé se trouve: II part., c. m, § 3, n. 189, p. 116. La critique doctrinale insistecette fois sur ce que les partisans du péché philosophiquesemblent traiter l'offense de Dieu comprise dans le péchémortel comme un objet de « conversion » : ils exigeraient,pour qu'il y ait péché mortel, que l'on voulût direc-tementoffenser Dieu; mais non, proteste Arnauld,
l'offense de Dieu échappeà l'intention du pécheur et elle se tient du côtéde 1' « aversion »; « il suffit que, par un dérèglementvolontaire, il fasse un Dieu de la créa-ture en y mettant sa dernièrefin », et il n'est pas malaisé à notre théologiend'invoquer, en faveur de cette analyse, l'autorité et des textesexprès de saint Thomas. Sum. theol., Ia-IIœ, q. LXXVII, a. 6, adV™; Ila-II», q. XXXIX, a. 1, ad lum. Répondant plus spé-cialementaux distinctions du P. de Reux, Arnauld expose longuement qu'un grand nombred'hommes ont de fait ignoré Dieu et donc, selon les principes del'adversaire, n'ont commis que des péchés philoso-phiques.Sous tous les raisonnements d'Arnauld, on sent, les animant, cette indignationconçue spontané-ment à la pensée que tant decrimes énormes des païens et des infidèles auraientpu n'être que des péchés philosophiques.
Comme était publiéela Seconde dénonciation d'Ar-nauld, paraissait à Paris surla Première dénonciation la réplique de la Compagniede Jésus : Sentiment des jésuites louchant le péchéphilosophique, ou Lettre à l'auteur du libelle intitulé :Nouvelle hérésie dans la morale, etc. (L'approbation du provincialest du 15 fé-vrier, le privilège du roi du 25 mars 1690.Rééditée avec les lettres suivantes de la mêmeorigine, en 1694, à Paris, chez Pierre Baillard.) On y condamnela thèse de Dijon telle qu'Arnauld l'a rapportée comme «une hérésie et une impiété exécrabledans tous ses prin-cipes et dans toutes ses conséquences »;on se réserve seulement de vérifier si les écritsdu professeur de Dijon sont, en effet, dans le sens de sa thèse.Cette lettre, qui est plus spirituellement écrite, contient moinsde théologie que la riposte de Louvain; on l'at-tribue, ainsi queles suivantes, au P. Bouhours. Le ton en est plutôt déconcertant,et l'auteur va jusqu'à prendre des engagements qui trahissent eneffet un homme assez étranger à la théologie : «Mais afin que vous n'ayez plus rien à nous reprocher là-dessus,nous nous engageons solennellement à vous faire voir, dans un écritplus ample que celui-ci : 1. qu'au moins avant la thèse de Dijonnul de nos écrivains n'a jamais enseigné cette doctrine;et qu'au contraire ils l'ont expressément rejetée s'ils onteu à s'expliquer sur ce sujet; 2. que nous n'admettons aucun principed'où elle se puisse inférer par une légitime conséquence;3. que les principes reçus dans toute la Compagnie y sont directementopposés; 4. qu'il n'y a que dans ces principes que vous reprochezaux jésuites qu'on puisse trouver de quoi la réfuter solidementet sans erreur. » Sans doute a-t-on rarement poussé àce point le para-doxe.
Une seconde lettre suivit bientôt,adressée cette fois « à un homme de la cour »,où se confirme le parti adopté, qui est de distinguer entrela thèse incriminée, laquelle est condamnable, et les écritsdu professeur de Dijon, qui n'ont point le sens absolu que l'on a dit :« On voit dans les écrits du professeur de Dijon que, selonlui, il ne se commet effectivement aucun péché philosophiquequi ne soit en même temps théologique et vraiment mortel,et que le contraire est une fausse supposition, une chose moralement impossible,qui n'est jamais arrivée et qui n'arrivera jamais. » Ces deuxlettres fournirent à Arnauld la matière de sa Troisièmedénonciation, où il critique notamment la distinction dontses adversaires tâchent de se préva-loir. Il insèreà la fin de sa publication le texte d'un mandement de l'évêquede Lan grès, de qui relevait la ville de Dijon, en date du 19 mars1690 (loc. cit., p. 243-244), où il est pris acte de la rétractationdes thèses par le professeur qui les avait soutenues et de la condamnationque les jésuites en*portaient.
Les lettres des jésuitescependant, et notamment les engagements qu'ils avaientpris dans la première, suscitaient 1 inteivention d un anonyme,qui fait pa
raitre, en avnl 1690, la Lettred un docteur de Sorbonne
a un seigneur de la cour pour servirde réponse aux
deux lettres îles jésuitestouchant leur sentiment sur le
pèche philosophique L. objetest de montrer dans le
pèche philosophique tenunon point pour une hypo
thèse métaphysique,niais pour un pèche effectivement
commis l'enseignement constant dela Compagnie, et
1 on y procède par manièrede textes «tes et commen
tes A la suite de la reimpressiona Louvain des trois
premières lettres des jésuitesde Pans, et par les soins
d'Arnauld qui la fit précéderd'un avertissem*nt et \
introduisit quelques corrections,cette lettre parut en
2e édition a Cologne sousce titre Les véritables senti
ments des jésuites touchantle peehe philosophique Le
P Serr>, dominicain, l historienfameux des congrega
tions -De auKilus, passait pourêtre l'auteur de cette
lettre Echard avouait n en êtrepas certain, Scriptores
ord prstd , t n, p 804 sed an suumagnovent mihi
incompertum , mais le P Coulon apu signaler que
Sem lui même s est îeconnucomme 1 auteur de
1 opuscule, dans l'index qu il amis a la fin de son
cent : Yindwias vindicwrum AmbrosuCathanni, aussi
bien 1 a t-on imprime dans le tvi des œuvres com
plètes de Serry, éditéesa Venise en 1670 Voir Scnp
tores ori prszd, t ni, 1910, p 633Vous pouvons
ajouter que Serry se fait la mêmeattribution dans
un autTe endroit Histona congregationumDe auxilus
dwmse gralise , 1 III, c XLVIII,fin (ce chapitre et le
précèdent ont eteajoutés dans la deuxième édition de
1 ouvrage, Anvers, 1709),ou on lit ces mots ut
alias sileam longe multas in libellaante aanos duo decim a nobis edito «De vera jesmtarum sententia circapeccatum philosophicum recensitas
Une troisième lettre desjésuites parut sans retard Elle prétendait cette fois quele dénonciateur faisait dériver le pèche philosophiquede la doctrine de la grâce suffisante, et comme cette doctrine, disaiton, est commune a tous les théologiens catholiques, on \ oit dansquelle position singulière se met ce vengeur de la foi, s'il y aquelque part une hérésie, n est-ce pas de son côtequ'il la faut chercher? En même temps, et reprenant la défensedéjà adoptée, la lettre dislin guait et l'hypothèsespéculative du pèche philoso-phique et son impossibilitéréelle Contre cet écrit, qui étendait le débatet en faisait une affaire de jansé-nisme, il lut repondu d'une partpar un opuscule inti-tule . Récrimination des jésuites, contenuedans leur retractation de la nouvelle hérésie du péchéphilosophique, cjnvaincue de calomnie par la nouvelle déclarationdes disciples de saint Augustin, Cologne, 1690 L auteur en ttait le P.Quesnel, qui 1 avait compose de concert avec vrnauld II y montrait quece théologien n'avait point ( nt dériver le péchéphilosophique du dogme de la grâce suffisante Arnauld, de son côte,dans une Qua trième dénonciation, reprenait le principe ouil affirme qu'il a toujours vu 1 origine du pèche philosophique,savoir qu'une méchante action n'est point un pèche, si onla commet ignorant qu elle est un pèche Et il montre en outre que,selon les principes des jésuites, le pèche philosophique,loin d être une hypothèse, est un événementassez commun ce pour quoi il renvoie a la Lettre du docteur de Sorbonnedont nous avons parle, adjoignant, aux auteurs qu elle relevé, leP Tenlle, jésuite anglais, professeur a Liège, qui, dansun gros livre intitule Régula morum, avançait une doctrinede l'ignorance involonlaiie ou \rnauld voit un principe d ou sort inévitablementle pèche philo-sophique
Pour son compte, le même docteurde Sorbonne qui avait déjà repondu aux deux premièreslettres des jésuites, ne se retint pas de réfuter aussi latroi sieme et il publia une Seconde lettre du même docteur de
Sorbonne au même seigneurde la cour, datée du 29 a\ril 1690 II y disculpe le dénonciateurdu grief qu on lui impute de nier les grâces suffisantes il a seulementrefuse qu'elles fussent accordées à tous les hommes indistinctement« Je dis bien plus, monsieur le dénonciateur n a pas mêmeprétendu que l'erreur du pèche philosophique fut une suitenécessaire du senti ment de ceux qui admettent que la grâcesuffisante est indifféremment accordée a tous les hommesII aurait en cette cause bien des théologiens qui sont en ce pointde même avis que les jésuites, mais il a seulement prétenduqu'elle fût une suite nécessaire de ce senti-ment dans lesens particulier dans lequel les jésuites le soutiennent Sur quoije vous prie de remarquer qu'il v a cette différence entre eux etles autres théologiens, que ces autres théologiens soutiennentque la grâce suffisante n'est refusée a qui que ce soit parcequ il plaît ainsi a Dieu de ne la refuser a personne, quelque crimequ il ait commis, a cause qu'il est toujours beau-coup plus miséricordieuxque juste Au lieu que les jésuites soutiennent qu'elle n'est refuséea personne paice que celui qui en serait prive ne serait aucune-ment coupabledes pèches qu'il commettrait dans cet état, quand mêmeil se serait attire cette privation pai ses pèches précédentsVoila, monsieur, le principe d'où suit naturellement le pèchephilosophique, selon la pensée du dénonciateur, et qui lerend propre et singulier aux jésuites Car dès lors, dit-il,qu'on vient a prouver aux jésuites qu eltectivement plusieurs sontprives de ces grâces (ainsi que l'expérience le montre assez),il s'ensuit nécessairement que plusieurs ne sont pas coupables enpéchant ou que leurs pèches ne sont que philosophiques »L auteur de la lettre se réfère ici a des passages de laUeuxiime dénonciation Arnauld > marquait que le piché philosophiquesignifiait, de la part des jésuiUs, une limitation reconnue àl'universa-lité des grâces suffisantes, Serry signale quelleconcep-tion des grâces suffisantes, celles-ci étant limitées,entraîne la conséquence du péché philosophique.Mais Arnauld a préfère ne point engager la lutte sur ce ter-rain,et il attribue le pèche philosophique aux doc-trines de l'advertancenécessaire au pèche
Une Cinquième dénonciationa pour matière la thèse soutenue par le jésuite Pugeana Clermont d'Au-vergne, en 1688, mais surtout la thèse soutenuea Anvers par un théologien jésuite au commencement d'août1690 La thèse d Anvers, à 1 instar des Lettres de Pans, présentele pèche philosophique comme une notion métaphysique, maisou rien n'est avancé de sa vérification pratique Arnauldruine, par des argu-ments historiques, cette allégation II protestequ il a dénonce, à 1 origine du pèche philosophique,non la doctrine des jésuites sur 1 ignorance invincible mais cettemaxime de leurs auteurs . que l'on ne pèche point d'un pècheproprement dit et imputable par soi-même si l'on n a point la penséeque 1 on fasse mal On voit avec quelle insistance Arnauld revient sur cetteexplication Une liste nouvelle des partisans du « phi-losophisme> (le mot est avance ici pour la première fois et l'Avertissem*ntnous en a prévenus) figure en cet écrit La Cinquièmedénonciation était composée quand parvint a Arnauldla nouvelle de la condamna tion, a Rome, de la thèse de Dijon, ilrésolut nean moins de livrer son travail a 1 impression On compteplus de quarante auteurs jésuites cites dans les écrits dontnous venons de parler, et qui enseignent soit expressément, soitdans ce qui est considère comme son principe, le pèche philosophiqueLes textes de ces auteurs et de plusieurs autres de la même Compagnieont ete reunis dans une publication faite en 1691 par les théologiensde Louvain Philosophislœ, swe excerpta pauca ex multis libris, thesibus,dictatis theologicis, m quibus scandalosa et erroneaphilosophismi doctrina
261 PÉCHÉPHILOSOPHIQU
E. LES ANTÉCÉDENTS
262

nuper damnata, per centum etamphus annos a theologis Soaetatis Jesu tradita ac per omnes fere Europsepro vincias longe lateque disseminata
2° Circonstances de la condamnationmême — On connaît par les lettres de AI du Vaucel a 1 archevêqued'Utrecht (cf Préface historique, citée, p xn sq ) quel quescirconstances de la condamnation romaine Elle fut résolue le 3 aoûtOn évita la note d hérésie grâce a la nouveautéde la proposition Entre autres tenta tives, les jésuites avaientadresse, des 1689, une requête au Saint Office (le texte en est rapporteen français, loc cit , p xm, en note), les auteurs incri-mines,disaient-ils, ont parle conditionnellement du pèche philosophiqueet dans 1 hypothèse d'une igno-rance invincible de Dieu, cet enseignementest très commun dans la théologie scolastique, Lugo, cardinalde 1 Église romaine, 1 a naguère approuve Et la requêtese termine sur la dénonciation d'un libelle dif-famatoire, qui nest pas autre chose que le premier écrit d Arnauld Mais quatorzethèses soutenues et imprimées a Rome en ce temps la par desjésuites, ou le pèche philosophique était clairementenseigne, furent défavorables a leur cause La condamnation passa« presque tout d'une v oix > Elle fut publiée sans difficultéà Paris
\i\a, op cit , part III, p 8, prétendque la proposi-tion condamnée n a ete obtenue qu en changeant letexte de la thèse originale de Dijon ( inqmbus licet hsec thesisprout jacet non repenretui, nihilominus pau cis per invidiam mulatis mhanc prœsentem thesim una ex us concmnata fuit) De même, dans 1 éditionde 1854 de son Enchiridwn, Denzinger attribuait a Arnauld la rédactioncalomnieuse de cette proposition Mais on ne trouve plus ce jugement dansles éditions plus récentes De fait, il est difficile de chargerArnauld d'une telle déformation, il cite le texte de la thèseen tête de sa Première dénonciation (nous avons ditdéjà qu'il coïncide exactement avec la proposition con-damnée), or, il eût donne a ses adversaires des armes trop faciles en falsifiantce fondement de ses accusa tions, et, par ailleurs, jamais dans la controverseil ne lui fut reproche d'avoir rien change au texte de la thèseCf aussi Reusch, Der Index der verbotenen Bûcher, t n, Bonn,1886, p 537
Il n'est pas douteux que la campagned Arnauld a contribue à la condamnation du pèche philosophiqueet que ses publications, comme ses lettres privées, ont agi surles milieux romains Nous ne pouvons dire plus Reusch pour son compte, loccit, estime que les écrits de ce théologien < ont donneoccasion a la condamna tion » On avait attribue a un religieux bénédictin,dom Étiennot, procureur gênerai de la congrégationde Saint-Maur, la paternité des quatre premières Dénonciationset d'avoir défère au Saint-Siège la thèse dupèche philosophique une lettre du cardinal d Aguirre au gêneraides bénédictins, 10 septembre 1690, 1 en détrompe,mais quand le fait serait vrai, ajoute le cardinal, ce religieux mériteraitplutôt d'être loue que blâme, et on devrait lui avoirobliga-tion d'avoir fait ce que chacun aurait dû faire en par-ticulier« Histoire littéraire de la congrégation de Samt-Maur,p 178 D'après Dollinger et Reusch, Geschichte der Moralstreitigkeilenin der romisch katho lischen Kirche seit dem XVI Jahrhundert, t i, p 79,n 1, c'est par Mabillon qu on aurait eu connaissance a Rome de la thèsedu pèche philosophique, comme il avait dénonce celle desactes d'amour de Dieu non nécessaires condamnée en mêmetemps, mais ces auteurs n'en donnent point de preuve, et la joie que témoigneMabillon de cette condamnation n en est point une
A la condamnation romaine il y alieu d'adjoindre le mandement de l'evêque de Langres déjàcite, la lettre
pastorale de 1 eveque d'Agde,datée d'Issoudun, 11 no-vembre 1689, une Lettre contre la nouvellehérésie du vicaire capitulaire de Pamiers, le 2 janvier 1690
//. HISTOIRE CRITIQUE DE L'OPINION.— Les evene ments que nous venons de raconter annoncent d eux mêmesque le pèche philosophique n était point une nouveautéen 1686 La thèse de Dijon, devenue celebie, s inscrit dans un vastemouvement theologique, nous avons pu voir qu'en France, aux Pays Bas, aRome même, le « pèche philosophique > était uneopinion depuis longtemps répandue et enseignée Arnauld etses émules ont tente de découvrir les principes d'oùcette opinion dérive, la recherche s'en impose en effet et nousvoudrions a notre tour contribuer a son heureux succès.
1° Ses origines historiques— L expansion mission-naire du catholicisme au xvne siècle sembleavoir détermine pour une part cette direction de la penséetheologique Des 1674, la congrégation romaine de 1 Inquisition répondaità une consultation ou il était demande si les pèchesdes païens ignorant Dieu men-taient bien la peine éternelleLe doute propose et la réponse romaine dans les œuvres du P domNavar-rette, O P,t i, Madrid, 1676, tr VII, cf Scriptores ord prsed , tn, p 721 Ce dogme de l'eternite des peines paraissait, si 1 on peut dire,d'exportation difficile et l'on aurait aime pouvoir dire aux Chinois qu'avantla prédication en leur pays de la vraie reli-gion leurs ancêtresn'avaient point mente pareil châti-ment Dans la violente controversede la Compagnie de Jésus et des Missions étrangèresau début du xv me siècle, il était naturel que cettequestion reparût, liée comme elle l'était a celle desméthodes de l'apos tolat auprès des païens Qu il noussuffise d'avoir indique ici la connexion d une notion theologique avecun ordre d'événements relatifs à l'apostolat catholique
2° Ses origines theologiques— Nous voudrions rele-ver chez les théologiens eux mêmes lesorigines doc-trinales de cette notion
1 La Relectio, de Fr de Victoria,O P , dont nous parlions, col 255, témoigne d'une préoccupationd'es-prit à quoi se lie naturellement l'idée du pèchephilo-sophique Elle est intitulée De eo ad quod tenetur veniensad usum rationis, et fut tenue en juin 1535 Le thème en est, nous1 avons dit, le cas de 1 enfant accé-dant a la vie raisonnable,mais la question s'y trouve débattue des rapports de l'action moraleavec la con-naissance de Dieu \ictona ne répugnerait pas àcette pensée que l'ignorance de Dieu est de nature à suppri-merla vie morale, mais en ce sens que, de celui qui ne connaît pas Dieu,on peut dire qu'il n'a pas l'usage de la raison ainsi maintiendrait-illa coïncidence de la vie morale et de l'usage de la raison, l'opinion,dit-il, n en aurait pas de graves inconvénients puisqu une telleignorance, par la providence de Dieu, ne se veri fie jamais que pour untemps très court II se garde toutefois de se ranger a cet avis paradoxalet dont la nouveauté ne plairait pas a toutes les oreilles, et ilénonce antequam aliquis aut cognoscat aut possit cognoscere Deum,potest peccare Et Victoria invoque entre autres cet argument qu'il n estpas nécessaire, pour que la loi oblige, qu'elle soit connue du pécheurcomme émanant du souverain législateur On peut connaîtrele bien et le mal et ignorer Dieu, encore que bien et mal se prennent ensoi de la loi divine Le P deBhc, Revue de philosophie, 1931, p 581-610,a récemment attire 1 attention sur ce document II a cet intérêt,en effet, de signaler comme posée en théologie la questionde la nécessite de connaître Dieu pour qu il v ait vie moraleet l'on voit qu'elle se pose à propos du cas des enfants étudiepar saint Thomas, l'on y assiste a la genèsed une dissociation opérée non
263 PÉCHÉ PHILOSOPHIQUE.LES ANTÉCÉDENTS 264
pas entre la règlemorale rationnelle et la règle divine, mais entre l'usage communde la raison et son exercice moral, lequel serait lié à laconnaissance de Dieu. Mais Victoria ne retient pas cette dissociation,et le P. de Blic signale à. juste raison que telle est la positionde l'école thomiste en ce débat, ajoutant que les théolo-gienspostérieurs à celui-ci tiendront pour une conver-sion impliciteà Dieu la conversion au bien honnête, pour une reconnaissanceimplicite de la loi divine la connaissance de la loi naturelle. Ainsi Soto,Bafies, Jean de Saint-Thomas, Gonet, Billuart. Ce que nous disions col.254 révèle que Cajétan et les Salmanti-censes l'entendentde même. Il n'est pas douteux que tel est le sentiment de saint Thomaschez qui cette question n'est pas dégagée, ou, plus exactement,pour qui il n'y avait pas en ceci de question. En même temps quele problème, qui est l'un de ceux auxquels se rattache l'idéedu péché philosophique, Victoria nous annonce donc 1 a doctrinequi contient la réf ut ation radi-cale de cette erreur. On noteraque ce théologien prend position contre Grégoire de Rimini,In II"™ Sent, dist. XXXIV, n. 2 (texte dans de Blic, loc. cit., p. 598),pour qui il y aurait encoTe péché quand on ne s'oppo-seraitqu'à la raison droite, et si même, par impossible, il n'yavait pas de raison divine; pour Victoria, si Dieu n'était pas ousi Dieu ne commandait rien, il n'y aurait pas de mal moral. Assurément,Dieu est cause pre-mière, ici comme partout; la proposition de Grégoirede Rimini ne serait recevable que comme une façon paradoxale derevendiquer l'autorité immédiate de la raison sur la viemorale. En ce sens, il ne la faudrait point dédaigner, car c'estjustement le souci de fonder en Dieu, en dernier ressort, l'ordre moral(de quoi l'on trouve la formule sagement équilibrée dansl'école tho-miste citée), qui donnera lieu chez certainsthéologiens à une dissociation de l'ordre raisonnable etde l'ordre divin, à la faveur de quoi doit naître fatalementl'er-reur du péché philosophique.
2. Lessius est l'un d'eux, et nouscroyons que son influence ne fut pas étrangère à cettefortune du péché philosophique que nous avons observéedans les Pays-Bas au cours de la seconde moitié du xvne siècle.Nous alléguons ici l'une des opinions défendues en son célèbreouvrage De perfectionibus moribusque divinis libri XIV (lre éd.,Anvers, 1620; édition récente, Lessii opuscula, t. i, Paris,1881). Sur la question de l'éternité de la peine due au péchémortel, où il se sépare, nous l'avons dit, de saint Thomas,Lessius en arrive, 1. XIII, c. xxv, n. 184, à distinguer dans lepéché mortel une double malice dont l'une est subor-donnéeà l'autre : selon que ce péché est un acte dis-cordantd'avec la nature raisonnable, selon qu'il est un mépris de Dieu.Au premier titre, l'acte n'a pas rai-son de péché mortel,mais seulement d'acte mauvais en général; il ne reçoitraison de péché mortel qu'au second titre. La dissociationest nette, non pas entre l'usage non moral et l'usage moral de la raison,mais entre un ordre moral défini par la raison et un ordre moralrelatif à Dieu. On devine si saint Thomas et Cajétan peuventêtre invoqués, comme le fait Lessius, en faveur d'une telleopération, qui ne peut que ruiner leurs positions les plus fondamentales.
Lessius lui-même tire de sonprincipe quelques consé-quences. La première, n. 185, estque, s'il n'y avait pas de Dieu, il n'y aurait non plus aucun péchévraiment et proprement mortel ; tous les péchés seraientvéniels. Gré-goire de Rimini disait « ils auraienttoute leur force de péché »; Victoria « ils neseraient pas des péchés du tout ». Tous deux ont raisonde quelque façon, mais certainement pas Lessius. Il s'objecte opportunément« les infidèles qui ne connaissent pas Dieu ne pèchentnon plus mortellement ». Et il répond « tous con-naissentDieu, au moins confusément, comme la divi-
nité, comme le vengeurdu bien offensé », etc., et c'est pourquoi ils éprouventle remords; s'il y avait de tels peuples qu'ils n'eussent pas mêmecette connaissance de Dieu, ils pourraient cependant mortellement péchercar ils pourraient être à ce point inclinés au malqu'ils ne fussent pas disposés à s'en abstenir, connussent-ilsle divin, et par là ils mépriseraient virtuellement Dieu.Mais s'il n'y avait point ce mépris virtuel? s'il n'y avait pointcette inclination résolue au mal? Lessius n'en dit rien. La possibilitéapparaît donc ici de péchés qui ne seraient point mortelschez qui ignore absolument Dieu, conséquence de la dissociationopé-rée d'abord. U"ne autre, n. 186, est qu'il n'y auraitaucun péché mortel si Dieu n'avait interdit le péché,au moins par la loi naturelle inscrite dans le cœur des hommes. Les péchéscommis en cet état seraient seule-ment contraires à la natureraisonnable. II est vrai que la loi éternelle est au principe detout discernement du bien et du mal; mais, pour cette raison, il faut dire,comme faisait Victoria, que sans elle il n'y a plus d'ordre moral, de mêmeque sans la cause première il n'y a plus de causes secondes. Ladistinction où s'en tient Lessius est incompréhensible etdangereuse. La troisième conséquence, n. 187, ne concernepas noire sujet. Le mot de péché philosophique n'est pasencore prononcé, mais la chose est en effet introduite. Et l'origineen est très exactement la dissociation opérée de deuxordres de moralité. L'idée chrétienne de l'énormitédu péché mortel et l'infinité de sa malice semblentavoir inspiré à Lessius cette nouveauté. Et la manièredont il justifie l'éternité des peines n'a pas étéétrangère à cette direction de sa pensée.
Sans doute retrouverait-on la doublemalice de Les-sius dans l'école des jésuites d'Anvers etde Louvain. Quelques-unes des thèses incriminées par Arnaulddans la Deuxième et la Cinquième dénonciation le confirment.Nous ne relèverons, à titre d'exemple, qu'un endroit de Coninck,successeur de Lessius dans la chaire de théologie de Louvain : Demoralitate, natura et effectibus actutzm supernaluralium in génère,et flde, spe ac cantate speciatim libri IV (lre éd., Anvers, 1623),disp. XXXII, dub. v, n. 39, où l'on retrouve équivalemmentla distinction des deux malices, avec une pointe très accuséede volontarisme : ...Si enim furtum, v. g., nullo modo a Deo prohiberetureioe displi-ceret, quantumvis pergeret non minus quam modo repu-gnare justitise,tamen nullo modo mererelur pœnam œternam et consequenter non contraheretomnem malitiam quam modo contrahii. Item si Deus nollet propler furtumprivarehominem vita spirituali, fur longe minus peccaret contra caritalemsui quam jam peccet. Éd. cit., p. 646.
3. De Lugo. — On a vu quel prixles défenseurs du péché philosophique attachaientà l'autorité de Jean de Lugo. D'origine espagnole, il està Rome dès 1621 où il doit faire toute sa carrièrede professeur; il reçoit la pourpre en 1643 et meurt en 1660. Sesœuvres complètes ont été éditées àLyon en 1652 (voir Hur-ter, Nomenclator, t. in, 3e éd., col. 911-915).Reusch a consigné, dans son Index..., une information attes-tantqu'au temps où de Lugo arrivait à Rome le péchéphilosophique y était connu et, si l'on peut dire, essayé,mais non accrédité. Op. cit., t. n, p. 537, n. 1. On apprenden effet, par un document d'archivé, qu'un théologien jésuiteayant enseigné, en 1619, qu'un homme ignorant invinciblement Dieumais con-naissant la malice morale de son acte ne commet pas un péchégrave, de quelque matière qu'il s'agisse, quatre examinateurs dela Compagnie avaient décidé que ce théologien eûtà retirer son opinion comme pernicieuse, bien que des auteurs catholiquesl'eussent déjà avancée, et à dicter le contraireà ses élèves. Sem-blable mesure fut prise, ajoute-t-on,en 1659; mais, avant cette date, se place l'enseignement de de Lugo.
265 PÊCHE PHILOSOPHIQ
Son texte est notoire : De mysterioincarnationis, disp. V, sect. v, éd. Vives, t. n, p. 337 sq. Maisl'auteur avertit qu'il a défendu déjà la mêmedoctrine dans son traité De bonitate et malitia humanorum actuum.Il la reprend ici et la confirme contre un enseignement adverse, en faveurduquel des théologiens récents, dit-il, invoquent l'autoritéde J. de Salas : celui-ci, en effet (théologien jésuite,1553-1612; cf. Hurter, op. cit., t. m, col. 589), au témoignagede de Lugo, a vivement combattu l'opinion selon laquelle les actes commisdans l'ignorance de la loi divine ne peuvent être des péchésmortels. Disputationum in I^m-Ilœ £). xh., lre éd., t. II,Barcelone, 1607, tract. XIII, disp. XVI, sect. xxn. Voici comment de Lugo,pour son compte, entend le problème.
Il le rencontre dans l'étudede la nécessité de l'incar-nation pour la satisfaction despéchés. Ayant établi que l'homme est impuissant àsatisfaire pour les péchés mortels à cause de l'infinitéde Dieu offensé, ce théolo-gien est conduit à recherchers'il n'y a point des péchés tels que l'homme pût lesréparer, et qui ne seraient donc point des péchésmortels au sens où l'entendent les Pères et les théologiens.Cette question naît en lui de cette pensée que l'ignoranceinvincible de Dieu, ou l'invincible sentiment que Dieu est indifférentà la bonté ou à la malice des hommes, semble devoirôter au péché sa raison d'offense de Dieu. L'acte mau-vaiscommis en ces conditions, un homicide par exemple ou un adultère,déplaît sans doute à Dieu et fournit une juste causeà sa colère, mais sa malice naturelle en est seule la causeet non point l'offense de Dieu qu'un tel acte, commis hors la prévisiond'une telle malice, ne saurait vérifier. Car autre est la malicequ'un acte tient de son opposition à la raison, autre celle qu'iltient de son opposition au précepte divin. Celle-là est antérieureà la prohibition divine et indé-pendante d'elle; celle-ciest due à une intervention de Dieu et elle s'ajoute à lamalice que de Lugo appelle philosophique, d'ores et déjàcontractée. Il est diffi-cile d'accuser plus fortement la dissociationdes deux ordres de moralité, à laquelle nous assistions déjàchez Lessius. En cette position, où de Lugo s'établit d'em-blée,on requiert logiquement à l'offense de Dieu, élé-mentautonome dans le péché, une psychologie nou-velle par rapportà celle qui joue dans l'acte purement déraisonnable : c'estpourquoi ce théologien estimait dès l'abord que l'ignorancede l'offense divine ôte en effet de l'acte commis son caractèreoffensant pour Dieu. N'en vient-il pas à déclarer qu'un homme,igno-rant que sa raison représente la loi de Dieu, peut àla fois agir contre sa raison et faire un acte d'amour de Dieu? Ainsi portéedans le sujet, la dissociation des deux ordres de moralité découvreson défaut : on ne l'y soutient qu'au prix d'une psychologie invraisem-blableet proprement monstrueuse. Comment un homme, sachant qu'un acte répugneà sa raison, s'il pense à Dieu, peut-il concevoir que Dieul'approuve et se persuader qu'il aime Dieu, cédant à cetacte? Nous renonçons à élucider pareille inversion.De Lugo pro-fesse la même logique et verse dans les mêmes invrai-semblancesquand il dit que le pécheur ignorant l'of-fense de Dieu ne peutni formellement ni virtuellement mettre sa fin dernière dans lacréature ni aimer la créature plus que Dieu. Il avoue ingénument,quelque part, que les anciens théologiens n'ont point distinc-tementposé le problème qu'il entreprend de résoudre. Maisil ne manque pas en chemin d'invoquer l'auto-rité de quelques-unsd'entre eux, comme si, pour avoir reconnu que la malice infinie du péchéconsistait dans l'offense de Dieu, ils avaient d'avance approuvéses propres déductions! Il traite notamment saint Tho-mas d'Aquinavec cette inconscience, l'interprétant selon ce principe devenupour lui évident qu'autre est
E. LES ANTÉCÉDENTS266
la malice de la transgression déraisonnable,autre la malice de l'offense divine.
Pour son excuse, de Lugo a prévenuqu'il entendait considérer les choses absolument et sans préjugerde leur vérification expérimentale. Il avoue l'applicationen effet très restreinte du cas qu'il a considéré.Chez les fidèles, un tel péché, un adultèrephilosophique par exemple (on lit le mot chez cet auteur), n'arrive jamaisou très rarement. Chez les infidèles, l'ignorance invin-ciblede Dieu ne peut être que brève; ils ne mourront pas, selonl'ordre de la providence divine, avant d'avoir pu ou pécher mortellementou être justifiés. Il reste que la possibilité du péchéphilosophique a été reconnue et la dissociation consomméed'une atteinte à la raison et d'une offense de Dieu. Lessius lui-mêmereste en deçà de son émule romain.
4. Autres manifestations. — On peutrelever en France, au cours du xvne siècle, des opinions que devaits'annexer la notion du péché philosophique, et qui sont relativesà la nécessité de la pensée de Dieu et de Padvertanceactuelle du mal sans quoi il n'y aurait point de péché. L'extensiondu volontaire était ainsi considérablement restreinte. LeMoine avait défendu ces théories qu'Arnauld combattit dansl'Apologie pour les saints Pères (1650), 1. VIII, c. m, sans qu'ileût encore le moindre soupçon du péché phi-losophique.Ces pages ont, pour une part, inspiré Pas-cal, de qui la 4e Provinciale(25 février 1656) roule sur les conditions d'advertance requisesau péché, selon les jésuites, et sur la prétenduenécessité d'une grâce actuelle repoussée, fautede quoi l'on ne serait pas cou-pable : les Pères Bauny et Annaty sont principalement accusés (Œuvres, éd. des Grands écrivainsde la France, t. iv, p. 249 sq.). On reconnaît dans ce dernier thèmel'opinion où Serry dénonçait l'origine du péchéphilo-sophique. Voir aussi la dénonciation faite au P. Oliva parle P. de la Quintinye, art. OLIVA, col. 992.
3. Conclusion critique. — Au termede cet exposé, où nous avons relevé non certes tousles témoignages, mais peut-être des témoignages significatifs,nous esti-mons que la notion du péché philosophique est due,dans l'histoire doctrinale, à une dissociation opéréeentre deux ordres de moralité, l'un commandé par la raisonet l'autre par la loi divine. A quoi répond logiquement une dissociationpsychologique, et l'exi-gence de conditions propres par lesquelles l'actedéréglé devient une offense de Dieu. Celles-làsont interprétées selon des théories relatives àl'advertance actuelle de la malice, où Arnauld a vu de préférencel'origine du péché philosophique. Par ailleurs, ces théoriesrelèvent d'une conception plus générale sur la nécessitédes grâces actuelles suffisantes, où Serry, pour son compte,rattachait cette notion malheureuse.
On peut dire que le péchéphilosophique représente une issue inattendue et paradoxale de l'effortspéci-fique de la théologie chrétienne. Celle-ci n'eutpas de soin plus grand que de rattacher à la majesté de laLoi éternelle l'ordre de la raison humaine. Cet ordre ne détientson autorité qu'en vertu de cette dérivation au principede laquelle se rencontre Dieu. Non point deux règles superposées,mais entre elles le rapport de l'ab-solu au participé. Psychologiquement,un seul mouve-ment intéresse à la fois l'une et l'autre loi,et l'on offense Dieu en cela même que l'on transgresse la rai-son.Or, ce couronnement de l'ordre moral qu'est la loi divine, voici qu'unethéologie tardive, émue sans doute de sa grandeur, le détachedu reste et restitue à son isolement l'ordre de la raison, aggravantainsi l'in-suffisance des anciennes philosophies morales; car celles-ci,qui ne s'élevaient point jusqu'à une concep-tion de la Loiéternelle, ne professaient point cependant la séparationde deux ordres et leur indépendance. Par ailleurs, cette dissociationsemble signifier aussi une
267 PÉCHÉPHILOSOPHIQUE
HISTOIRE ULTERIIURE 268

méconnaissance du caractèredéraisonnable de 1 of fense divine, •comme si 1 on offensait Dieudans un ordre étranger a la constitution naturelle des choses etsans que la raison y fût intéressée D'unepart donc, an pèche positivement laïque; de l'autre, une offensede Dieu surerogatoire ; au total, la rupture navrante d'un accord qui avaitete le chef-d œuvre de la théologie chrétienne Du mêmecoup, plusieurs des points de la synthèse élaboréeétaient compromis le pèche d'igno rance, le pèched habitus, 1 endurcissem*nt des pe cheuTs, le pèchemortel de la raison inférieure, le pèchedes enfants, il n est rien de tout cela que n at teigne le pèchephilosophique II n'y a de vrai, dans les revendications comprisesen cette notion, que la gravite plus grande du pèche commis dansla connais sance expresse de 1 offense de Dieu qu il comporte car on trahitalors une volonté plus attachée a 1 objet dérègleMais, pour ce bénéfice que nous enregistrons, combien deravages I La condamnation de 1690 les a heureusem*nt limites
m HISTOIRE ULTERIEURE— 1= Premières rcac lions — Le décret d Alexandre \III n a point cepen dant arrêté d un coup cette histoireEt le pèche phi losophique engageait trop de choses pour qu il cédâtsoudain
Beaucoup, et qui n étaientpoint jansénistes, reçu rent le décret avec joieNous avons dit de]a le senti ment du cardinal d Aguirre DeMabillon, on a une lettre a Sergardi Decretum de peccato philosophicoad nos maximo bonorum plausu perlatum est, frementibus licet Mis quorumintereraf {Lud Sergardu orationes dans Dollinger Reusch, opcit , t i, p 79, n 1) Mais une littératurepolémique et des incidents divers se produisent sans retardAux Véritables sentiments des jésuitesdont nous avons parle, le P le Tellier oppose des Réflexions surle libelle intitule < Véritables senti ments des jésuitestouchant le péché philosophique , adresséesa l auteur même de ce libelle, La Haje, 1691 Voir Scnptores ordprsed , t ni, p 633 A la Recn mmatwn desjésuites dont nous avons aussi parle, le P Bouhoursriposte en faisant paraître pour la troi sieme fois sa Lettre a unseigneur de la cour, dont la première édition est de 1668il la fait précéder d un avertissem*nt ou la querelle estportée sur le plan des disputes jansénistes quantau pèche philosophique l'auteur le présente en passant commeune « proposi tion métaphysique qui n a rien de commun avecle fond de la religion 11 s attire aussitôtune réplique Le Père Bouhours, convaincu de nouveau de sesan ciennes impostures, faussetés ou calomniesau sujet lu pèche philosophique, Cologne, 1691 En buttea des attaques, Arnauld avait conçu le dessein d'un écritauquel il se proposait de donner pour titre La contra ventiondes jésuites au décret duSaint Siège qui a condamne la doctrine du pèchephilosophique dénoncée a l Église Prefhisl, p x\-x\i II n'y donna pas suite Mais comme il avaitreproduit, a la fin de sa Cinquième dénonciation, despropositions du P Beon jésuite tiréesd'écrits dictes a Marseille en 1689, on publia a ce sujet, en 1692,un écrit intitule Le philosophisme des jtsuites de Marseilleen deux parties, ou 1 on critiquait cette allégation que lespartisans du pèche philoso phique ne voulaient défendre quune hypothèse sans préjuger rien de sa vérificationréelle La même année un théologien de Louvainfait paraître Triplex hœre sis in moralibus, Mater peccatiphilosophici denun ciata, dans le sens contraire, le PSegers, jésuite fia mand, publie une Apologia pro jesmtis belgisVon Pref hist, p xvi-xvn
A Rome même, la Premièredénonciation d Arnauld, pour la condamnation de laquelle le cardinald'Estrees avait agi, fut retournée sans jugement par 1 Inquisi tionen avril 1693 Cf Pref hiitp xm, Œuvra,
d'Arnauld, t ni,p 640, ReuschIndex ,t n, p 539 Le 1er juillet de la même annéeétaient mis a 1 Index 1 Le dénonciateur du pèche philosophiqueconvaincu de méchants principes dans la morale, par Mdu Pont, théologien, Cologne, 1690, 2 Diatribatheologica de peccato philosophico cum expositionedecreti Inquis Rom ed 2i aug1690, sans lieu ni date (l'auteur en était le jésuite RobertMansfeld, du collège anglais de Liège, Pref hist.,]) xiv,Reusch, Index ,t n, p 539) C est vers le même temps sansdoute que le maître du Sacre Palais, Ferrari, composa son écritDispulatio adversus commentum probabilismi et ejus legilimum fa? tum peccalumpfulosophicum, que 1 on trouva dans ses papiers, avec un écrit contreTenllus, mais qui ne fut pas imprime Concina, De vita et gestis cardFerrant, p 109 \ oir Dollinger Reusch, opcit t i, p 196, n 3, Scriptord pr<sd , t in, p 247
Parmi 1 abondance de la littératurede circonstance engendrée en ces années par l'affaire dupèche philo-sophique, il y a lieu de distinguer 1 ouvrage doctrinaldu P Norbert d Elbecque, O P , intitule Disserlalio theologica de adverlenliarequisita ad peccandum ferma hter, Liège, 1695 Ce titie indiquesous quel angle 1 au teur aborde la critique du pèche philosophique\ oir Pref hist, p xix Script ord prsed, t ni, p 197
2° Interventions des evequesde France —Un nouveau débat s'éleva en 1696 1697 a 1 occasiond'un mande-ment de l'arche\êque de Rouen On y recommandait au ciergedu diocèse certains ouvrages de théologie morale, entre autresceux du P Noël Alexandre, O P Sur quoi parut bientôt un écritanonyme Difficultés proposées à M l archevêquede Rouen par un ecclesias tique de son diocèse sur divers endroitsdes livres et sui-tout de la théologie dogmatique du P Alexandredont il recommande la lecture a ses cures Le P Buffier, jésuite,fut convaincu d en être l'auteur L archevêque requit de lui1 adhésion à dix propositions, dont deux con-cernaient lepèche philosophique « 2 Au sujet du pèche philosophique,je condamne ce qu'Alexan dre VIII a condamne le 24 août 1690 et reconnaisce que les jésuites ont déjà reconnu dans leurs Sentimentssur le pèche philosophique, savoir qu il est faux de dire qu'uneadvertance actuelle de la malice del action ?-oit requise pour que l'actionsoit un pèche 3 Les pe cheurs aveugles et endurcis qui commettentdes meui -très, des adultères et autres crimes sans remords,ne pensant pas qu'ils offensent Dieu en les commettant, ni que ces crimessont contraires a la loi naturelle, ne laissent pas de mériter lespeines de 1 enfer leur inap-plication actuelle a la malice de l'actionne les excu saut pas de pèche mortel » On voit a quels principesest ici liée la notion du pèche philosophique \pres toutesorte de complications, 1 affaire se termina par l'exil du P Buffier aQuimper Corentin Entre temps une seconde lettre pastorale de 1 archevêquerépliquait aux Difficultés et mettait au point la questionLettre pastorale de M l archevêque de Rouen au sujet d une lettrepubliée dans son diocèse, intitulée Difficultés,etc , 1697 Le P Alexandre, pris a partie comme on 1 a \u, étaitintervenu par des Éclaircissem*nts des prétendues difficultésproposées a Mgr l archevêque de Rouen sur plusieurs pointsimportants de la morale de J C 1697 VOIT Script ord prsed t in,p 389 Laffaire de Rouen est racontée tout au long dans Dollinger Reusch,t i, p 617 623, et t n, p 359 360 Cf Pref h stp wii-
XMII
Dans une lettre collective du 23février lb97, cinq evêques français, parmi lesquelsBossuet, dénonçaient au pape Innocent XII plusieurs des doctrinessoute nues dans 1 ouvrage posthume du cardinal Sfondrati, intitule Nodusprsedestmatioms dissolutus L'une d'elles regarde le pèche philosophiqueCet auteur estime, en effet, que l'ignorance de Dieu empêche que
269 PECHE PHILOSOPHIQUEHISTOIRE ULTERIEURE 270
1 acte dérègleoffense Dieu et mente la peine éternelle, et qu'il faut tenir pourun grand bienfait du ciel que certains ignorent Dieu, si toutefois le cass'en ren contre, car ils sont ainsi rendus impeccable1-, eux qui, s ils1 eussent connu, 1 eussent certainement offense Les cinq e\êquesfont une critique excellente de cette conceptionNeque emm flen potest ut innocens Deo sit qui, extincta hcet cognitwneDei, rectse rationis et conscientiœ lucem a Deo exonentem spernit Nequeemm fieri potest ut non sit contumehosus in Deum qui rectse rationi, cujusDeus auctor et vindex est, infert injunam Ils écrivent aussi unebelle page de théologie sur le fondement de 1 éternitédes peines, par mode de com mentaire du mot de saint Grégoire, a\eccette for-mule Inest ergo cuicumque mortah peccaloqusedam concupiscentise seternilas atque, ut lia dicam, immensi tas, cuiprofecto Deum Iota sua infimtate atque selerm laie ac sanclilate adversannecesse sit La supplique n eut pas de suite et le livre dénoncene fut pas con damne Le texte de la lettre avec des notes historiques dansla Correspondance de Bossuet, ed des Grands écrivainsde la France, t \m, p 151 172cf ibid , p 148
Par ailleurs, 1 une des 127 propositionscensurées par l'assemblée du cierge de France de 1700 regardele pèche philosophique Si peccatores lonsummalse mail /(# cum blasphémantet flagitiis se immergunt non habent conscientise slimulos nec mail quodagunt noti tiam, cum omnibus tbeologis propugno eos hisce aciw nibus nonpeccare La proposition est extraite de 1 Apologia casuistarum, du P Pirot,jésuite elle est censurée, sous le numéro 112, aveccette note Hœc propositio falsa est, temeraria, pernicwsa, bonos moreslorrumpit, blasphemias aliaque peccata excusât et ut talis a clerogallicano jam damnala est ou l'on se réfère à la condamnationportée par 1 assemblée gène laie du 12 avril 1641Collection des procès-verbaux des ussemblees généralesdu cierge de France depuis 1560 jusqua présent, Paris, 1767-1780Beaucoup d autres censures particulières furent portées contrela même erreur au cours du x\me siècle (Prej hist, p xvnixix) Elles ne furent pas absolument vaines et certains ouvrages furentcorriges, par exemple, \rchdekin, de qui la Theologia tnpartita, dans l'éditionde 1718 (la première est de 1678, 1 auteur est mort en 1693 cf Hurter,Nomcnclator, t iv, col 407) omet ce qu on tiouvait dans les précédentessur le pèche philoso-phique
3° Écrits ultérieurs— Pour leur intérêt doctrinal, nous devons rele\er quelquesécrits qui ne laissèrent point de paraître sur cesquestions Le P Serrv, qui était intervenu comme docteur de Sorbonnedans la querelle, comme nous l'avons dit, introduisit dans la 2e édition(Anvers, 1709) de son Histona congregatio num De auxilus dwinœ gratisedeux chapitres mtères sant le pèche philosophique, 1 III,c XLVII, XLVIII II V est détermine par suite des thèses soutenuesa Pans le 14 décembre 1699 par le P Bechefer, jésuite (unjésuite du même nom a ete signale par Arnauld, Cm quieme dénonciation,comme ayant enseigne le philo sophisme a Reims \ers 1660), dont la huitièmenie qu on doive imputer le pèche commis par 1 homme a qui Dieu auraitsoustrait toute sa grâce ensuite d'un premier pèche, Serrysignale un précèdent et renvoie au c xxxn de ce mêmelivre III Ce théologien signa, le 3 avnl 1700, une déclarationa 1 archevêque de Pans, dans laquelle du reste, Serrv 1 observe justement,il évite d'affirmer que les pèches des endurcis, destituesde tout secours, soient imputables Comme il le faisait déjàdans sa seconde Lettre, Serr\ rattache 1 erreur du pèche philosophiqueau principe molmiste des grâces suffisantes On crovait communémentjusqua ce jour, dit il, que la giace était nicessiire poui ne
pécher point les nouveauxthéologiens ont change tout cela, et désormais c est pourcommettre le pèche que la grâce est nécessaire Contreces funestes fan-taisies, Serry n'a point de peine à revendiquerles pnn-cipes de la théologie traditionnelle ou plutôt dela morale chrétienne
Selon Viva, S J , Damnatarum thesiumtheologica trutina, le décret de 1690 entraîne que la propositioncondamnée est fausse en 1 ordre présent de la provi-dence,ou ne se vérifie point l'ignorance in\ incible de Dieu chez 1 hommeusant de la raison, s'il y a\ait chez un homme l'ignorance invincible deDieu, il ne pourrait non plus offenser Dieu, et la condamnation n interditpas de le penser, de Lugo et d'autres, le professeur de Dijon lui mêmen ont vu dans le pèche philosophique qu une hjpothese et parlaientdans un sens conditionnel les anciens théologiens, partisans dupèche philosophique, ne sont pas atteints par le décret,ou cette opinion est présentée comme nouvelle Avec cela,et quoi qu il en soit de ces gloses, Viva montre aslez bien que le pèchephilosophique, conformément a la sentence qu il reconnaîtêtre commune, est impos sible même metaphysiquement, car laconnaissance de la prohibition divine est implicitement comprise dans laconnaissance de la prohibition raisonnable Que ne s en est-il tenu a cettedroite doctrine!
Son exégèse bénignedu décret a ete prise vivement a partie par le dominicain D Concmadans son ouv rage Délia slona dei probabihsmo e dei rigonsmo disserla-ziomtheologiche, morale e entiche, Lucques, 2 vol,1743, diss III, c -v, § 1-4, ti, p 87 134 Entre les informations historiquesdont ces pages abondent, celle ci nous est encoreinconnue Un apologiste de la Compagnie de Jésus avait prétenduque d îllusties thomistes s étaient faits partisans du pèchephiloso phique, et plus audacieusem*nt, disait il, que ne fit jamais aucunjésuite Concina ne convient pas que \ictona, en sacélèbre Relectio soit de ce nombre, et nous savonsqu'il a raison 11 tient que, seul entre les thomistes, le P G Marletta,O P , a défendu le philo sophisme, mais il fut pour ce fait reniepar un théolo-gien comme \mcent Ferre(le texte de Marletta, p 126, sur ce théologien,Script ord prsed ,t n,p 676 Sur \ Ferre, ibid , p696) Et parmi les thomistes illustres, je n en ai pas trouveun seul, déclare fière-ment Concina, qui aitsoutenu cette erreur II est cuneux que cet histonen tented excuser du philoso-phisme de Lugo dont les textes, dit il, peuvent sen-tendre dans un bon sens Doctnnalement, Concina fait du philosophismeun rejeton du probabihsme Sous ce dernier terme, il entend le groupedes thèses chères a certains théologiens, et dont1 une interesse l'adver tance actuelle de la malice nécessaire aupèche A la faveur de cette doctrine, qui ruine le pèched'igno rance, le philosophisme a commencé de s'introduire dans lesécoles catholiques 11 a progresse, lorsqu on en vint a penserqu'il peut v avon une ignorance invin cible et innocente de Dieu, car certainssont de ce sen timent Mais, sur la nature même de cette erreur, Con-cinaa écrit quelques lignes excellentes et qui decou vrent aussi bien,crovons nous, 1 origine historique du pèche philosophiqueC'est dans la séparation de ces deux concepts inséparables[acte contraire a la raison, acte contraire a Dieu] que consiste proprementle phi losophisme Le fondement premier de cette erreur est qu enchaque pèche se trouvent deux malices, 1 une par rapport a la droiteraison, 1 autre par rapport a la transgression de la loi de Dieu Ces deuxmalices selon les philosophistes, ne sont pas inséparablesmais, au contraire, 1 une peut être sans 1 autre dans 1 esprit decelui qui pèche De sorte que celui qui, en péchant,réfléchit a la première de ces deux malices et neconsi dere pas actuellement la seconde, ne se rend pas cou
271 PÉCHÉ PHILOSOPHIQUE.
HISTOIRE ULTÉRIEURE272

pable de celle-ci, mais dela première seulement; en conséquence, il commet un péchéphilosophique » (p. 122).
4° Les traces de la querelle— Aujourd'hui, et depuis longtemps, le péché philosophiquea perdu, grâce à Dieu, de son actualité. Il ne semblepas avoir ému les Salmanticenses dans le copieux traité desquelsnous n'avons pas trouvé la mention de cette erreur. A peine y relève-t-on,à propos de l'offense comme essentielle au péché,une objection qui nous rappelle les doctrines ci-dessus rapportées: si quelqu'un, dit-elle, ignorant invinciblement Dieu, commettait un péché,ce péché serait contraire à la loi, faute de quoiil ne serait pas un péché; et, cependant, il ne serait pasune offense de Dieu, car il «t de la raison de l'offense qu'ellesoit volontaire; or, chez qui.ignore Dieu, l'offense ne peut êtrevolontaire, puisque l'ignorance ôte le volontaire. La réponseest brève mais décisive : « On nie qu'un homme puissepécher sans connaître du même coup, au moins in. actuexercito, qu'il y a un supérieur com-mandant légitimement,auquel il est tenu d'obéir : en quoi virtuellement au moins et implicitement,il con-naît Dieu législateur et sait, ou peut savoir, qu'enviolant la loi il agit contre lui et l'offense. « Op. cit., disp.VII, dub. II, n. 18. Chez Billuart, et donc chez un théologien françaisdu milieu du XVIII"1 siècle, le péché philosophiquelaisse à peine plus de traces. On retrouve en son ouvrage, au traitédu péché, la diffi-culté que se faisaient déjàles carmes de Salamanque. Il y est répondu d'une manièreun peu différente. Tout d'abord, l'hypothèse est illusoireattendu qu'il ne peut y avoir ignorance invincible de l'existence de Dieu.Ensuite, admis qu'un homme pût ignorer, pour un temps trèscourt, l'existence de Dieu, du fait même qu'il pécherait ilconnaîtrait qu'il y a un Dieu, car il connaîtrait qu'il pèchecontre la loi naturelle, en con-séquence contre l'auteur de la loi;et ainsi, dans la connaissance même de la loi, il connaîtraitau moins implicitement le législateur. Et Billuart conclut : d'oùil ressort qu'il n'y a point de péché purement philo-sophique,c'est-à-dire qui ne soit que contraire à la raison, sansêtre contraire à Dieu ni l'offenser. De peccatis, diss. I,art. 2, fin.
Dans l'enseignement contemporain,le péché philo-sophique ne trouve plus guère refugeque chez quel-ques auteurs. Lacroix, S. J., par exemple, dans sa Theologiamoralis, 1866, De peccatis, n. 52, en vient à avouer la possibilitéabsolue du péché philosophique (on peut voir aussi chez cetauteur la manière curieuse dont il accommode la proposition condamnéeen vue de la rendre acceptable, n. 58). Équivalemment, Ni* vard,S. J., Ethica, 1928, c. vi, art. 1, p. 169-170, tient que le péchéphilosophique ne peut qu'être exception-nel, comme est exceptionnellel'ignorance invincible de Dieu ; c'est assez dire qu'il n'est pas absolumentexclu. En revanche, Cathrein, S. J., Philosophia moralis, part. I, c. vu,art. 1, bien qu'il restreigne la portée de la condamnation et n'échappepas à l'idée des deux malices, refuse la notion du péchéphilosophique. L. Bil-lot, S. J., à son tour, qui professe que lacondamnation laisse licite l'hypothèse de la possibilitéabsolue d'un péché philosophique, accuse -fortement, au nomd'un argument rationnel, que cette notion répugne méta-physiquementet il n'invoque rien d'autre que la con-sidération traditionnellede la meilleure théologie ...Quisquis actus humani capax diseernitinter bonum et malum morale, eo ipso scit se esse positum sab potes-tatealicujus Entls supremi, cujus œquissima voluntas naturalem ordinem servarivult, perturbari vetat. Quin imo, pro tanto apprehendit aliquid ut prohibitionin conscientia, pro quanto invisibilis et indeclinabilis supe-rioris legemagnoscit. Op. cit., part. I, c. i, § 4, p. 27. Par ailleurs,le même théologien, appliqué plus tard au
problème du salut desinfidèles, fut conduit à poser comme condition de la viemorale elle-même une connaissance de Dieu relativement perfectionnée,par quoi il limitait considérablement chez les païens le nombredes adultes spirituels et la faculté de pécher. Voir sesarticles dans les Études, 1920-1921; ci-dessus art. INFIDELES (Salutdes), col. 1891-1892,1907-1911. II ne versait pas ainsi dans le philosophisme; mais, main-tenant la vraie nature du péché, il en soumettaitl'ac-complissem*nt à des exigences insolites et démesurées.On observera que chez certains adversaires du péché philosophique,la raison alléguée n'est point toujours pertinente: par exemple,Prûmmer, O. P., Manuale théo-logies moralis, t. i, n. 25,déduit l'impossibilité du péché philosophiquede ce que l'homme, en fait, est appelé à une fin surnaturelle.Il était peut-être utile que l'on tentât de dégagerici les principes propres de cette erreur.
Hors le monde des théologiens,qu'on lise sur notre sujet la page badine de Sainte-Beuve : il trouve qu'Ar-naulds'est donné beaucoup de mal à propos de cette doctrine «à laquelle il faudrait changer si peu de chose pour la rendre agréableau sens commun ». Port-Royal, t. v, p. 301. Sainte-Beuve pour cettefois divertit, mais n'enseigne pas.
Notre tâche fut de représenteret de défendre un système doctrinal du péché.Autre chose est d'éprou-ver ce que l'on appelle communémentle sens du péché, où le péché origineldu reste a pour le moins autant de part que le péché actuel.Autre chose même est de décrire la psychologie qu'engage cesentiment ou d'en suivre les traces parmi l'histoire humaine. Cette der-nièreétude serait passionnante comme l'objet en est chose en elle-mêmeenviable. Notre exposé théolo-gique aurait trouvésa récompense si, outre sa fin propre, il favorisait chez plusieursle sens du péché et suscitait chez quelqu'un le goûtd'en essayer l'étude.
I. INTRODUCTION. — 1° Sur lesmots, voir : E. Littré, Dic-tionnaire de la langue française,Paris, 1873; A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie,Paris, 1928; A. Forcellini, Totius latinitatis lexicon, Prato, 1858-1860;H. Etienne, Thésaurus grsecee linguœ, Paris, Didot, 1831-1856; J.Grimm, Abstammung des Wortes Sûnde, dans Theologische Studien undKritiken, t. n, 1839, p. 747 sq.
2° Sur le péchédans les religions et la philosophie, voir J. Hastings, Encgclopsedia 0/religion and ethics, art. Sin, t. xi, 1920 (avec bibliographie); E. Westermack,L'origine et le développement des idées morales, trad. franc.,2 vol.. t. n, Paris, 1928, c. XLIX-LII et passim (avec bibliographie);G. Mensching, Die Idée der Sûnde, Leipzig, 1931 (avec bibliographie); W. Sesemann, Die Ethik Plato und das Pro-blem des Bôsen, dans Phil.Abhandl. Herm. Cohen dargebr., Berlin, 1912, p. 170-189; Aristote, Éthiqueà Nicomaque, passim; P. vanBraam, Aristoleles use 0/ à[iapTi'a,dansClas-sical Quarterlg, 1912, p. 266 sq. ; A.-M. Festugière, La notionde péché présentée par saint Thomas (Ia-II®,q. LXXI) et sa relation à lamorale aristotélicienne, dansThe neiv scolasticism, 1931, p. 332-341; W. D. Ross, Aristote, trad. franc.,Paris, 1930, c. vu, Éthique; M.-D. Roland-Gosselin, Aristote, Paris,1928, c. vu, Le moraliste; E.-V. Arnold, Roman Stoi-cism, Cambridge, 1911,c. xiv, Sin and weakness; Marin O. Liscu, Étude sur la langue dela philosophie morale chez Cicéron, Paris, 1930; Fr. Cumont, Lesreligions orientales dans le paganisme romain, 4e éd., Paris, 1929(avec biblio-graphie); V. Brochard, Éludes de philosophie ancienneet de philosophie moderne, Paris, 1912, c. La morale ancienne et la moralemoderne, cf. A.-D. Sertillanges, dans Revue philo-sophique, t. 1, 1901,p. 280 sq.
3° Sur le péchédans l'Écriture sainte et chez les Pères ou écrivainsecclésiastiques, voir F. Vigouroux, Dictionnaire de la Bible, art.Péché, t. v, 1912 (avec bibliographie); J. Has-tings, A Dictionarg0/ the Bible, art. Sin (avec bibliogra-phie); J. Hastings, Dictionarg ofChrist and the Gospels, art. Sin, t. 11, 1909 (avec bibliographie); P.Dhorme, Le livre de Job, Paris, 1926; Hauck, Protest. Realencyklopâdie,art. Siinde, t. xrx, 1907 (avec bibliographie); Cavallera, La doctrinede la pénitence au IIIe siècle, dans Bulletin de litté-
rature ecclésiastique,Toulouse, 1929, p. 19-36; 1930, p. 49-63; J. Mausbach, Die Ethik des heiligenAugustinus, 2" éd., 2 vol., 1.1, Fribourg-en-B., 1929, c. n, v.
II. NATURE DU PECHE. —1° Traitéset ouvrages généraux.—
Il est traité du péchéchez tous les théologiens et dans tous
les manuels de théologie.Nous ne relèverons ici que P. Lom-
bard, Libri IV Sententiwum, Quaracchi,1916, pour son
influence sur la théologiemédiévale ; Alex, de Haies, Summa
theologica..., t. m (1. II, 2e part.),Quaracchi, 1930 (avec
introduction), comme un représentantsoigneusem*nt édité
de l'état de la doctrineà l'approche de saint Thomas ; saint
Thomas d'Aquin, de qui nous avonssuivi le traité du péché,
Summa theologica, Ia-II»,q. LXXI-LXXX, LXXXIV-LXXXIX ;
cf. : II Sent., dist. XXXV, XXXVI,XXXVII, XXXIX,
XLI, XLII, XLIII passim; questiondisputée De malo,
q. il, m, vu. On trouvera, au coursde l'article, maints
autres endroits des œuvres de saintThomas auxquels on
s'est référépour des points particulieis.
Entre les commentateurs, nous avonsrecouru ordinaire-ment à Cajétan, Commentaria in Izm-II'e,loc. cit. et passim; Salmanticenses, Cursus theologicus, tr. XIII, De viiiiset peccatis, Paris, 1877, t. vu, vm; Billuart, Summa sancti Thomœ..., tr.De peccatis, t. iv, Paris, 1895, p. 274-443. Parmi les commentaires modernes: L. Billot, De personali et originali peccato, commentarius in Iam-IIœ,q. LXXI-LXXXIX, 4e éd., Prato, 1910; R. Bernard, S. Thomas d'A„Somme théologique. Le péché, éd. Revue desjeunes, Paris, 1930-1931, 2 vol.
Comme théologiens d'une autreécole, nous avons cité ordinairement Vasquez, Commentariorumac disputationum in lam-j/iB Sum. theol. S. Th. Aq., t. i, Venise, 1608,q. LXXI-LXXXIX, p. 505-794; Suarez, Opéra omnia, Paris, Vives, t.iv, tr. y. De vitiis et peccatis, p. 513-628. Comme type de manuel, onpeut noter : Prùmmer, Manuale théolo-gies moralis, Fribourg-en-B.,4e et 5e éd., 1928.
Exposés plus libres de ladoctrine thomiste du péché, K. Janvier, Exposition de lamorale catholique, t. v-vi, Le uice et le péché, Paris, 1907-1908;H.-D. Noble, La conscience morale, Paris, 1923, IIIe pari., c. ix, La consciencepéche-resse; M.-D. Roland-Gosselin, L'amour a-t-il tous les droits?peut-il être un péché? Paris, 1929. Autres exposés: P. Gal-tier, Le péché et la pénitence, Paris, 1929,c. i, le péché, sa malice; c. n, le péché,ses conséquences; art. Sûnde, dans Kirchenlexikon,t. n, 1899,col.946-971 (avec bibliographie).
2° Nature du péché.— S. Augustin, Contra Faustum, loc. cit., P. L., t. XLII, col. 418; cf.E. Neveut, Formules augus-tiniennes : la définition du péché,dans Divus Thomas (Plai-sance), 1930, p. 617-622; Durand de Saint-Pourçain,In /Jum Sent., dist. XXXV, q. n, n.6, éd. Lyon, 1556, p. 165; Capréolus,In Ilam Sent., dist. XXXV, q. i, a. 3, ad 2um Dur. contra 2 concl., t.iv, Tours, 1903, p. 418; Fr. de Sylvestris Ferrar., In Summam contra gentiles,1. III, c. vin-ix, éd. Rome, 1926, p. 22-25; Jean de Saint-Thomas,Cur-sus theologicus, In /ani-II», disp. IX, a. 2-3, Paris, Vives,t. v, p. 691-739; Sylvius, Commentarii in totam Iam-ijœ S. Th. Aq., q.LXXI, art. 6, quaeritur il, Anvers, 1684,p. 313-318; Gonet, Clypeus théologiesthomisticœ, IIe p., tr. V, disp. III, art. 1, Lyon, 1681, t. ni, p. 362-372;Contenson, Theologia mentis et cordis, lib. VI, diss. n, c. n, Paris, Vives,t. n, p. 66-84; cf. t. m, p. 310-311.
III. DISTINCTION DES PECHES. — D.Scot, Quœst. in
I/um ; ,7,. Sent., dist. XXXVII,q. I, Opéra omnia, Paris, Vives,
t. XIII, 1893, p. 359; S. Jérôme,Sup. Ezech., P. L., t. xxv,
col. 427; S. Grégoire, Moralia,P. L., t. LXXVI, col. 620-623.
IV. LES PECHES COMPARES ENTRE EUX.— Cicéron, Para-doxa ad M. Brutum, in; cf. Pro Murena, c. xxix-xxx;De finibus..., 1. IV, c. XII, xxvn; J. Chaîne, L'épttre desaint Jacques, in l. c, Paris, 1927; S. Augustin, Epistolee, loc. cit.,P. L., t. xxxni, col. 733.
V. LE SUJET DU PECHE. —? S. Augustin,De Triniiate, loc. cit., P. L., t. XLH, col. 1007-1009; Henri de Gand,Quad-libet, VI, q. xxxn; Durand de Saint-Pourçain, op. cit., 1.II, dist. XXIV, q. v, éd. cit., p. 149; Capréolus, op. cit.,1. II, dist. XL, a. 3, ad arg. Dur. contra 1 concl., éd. cit., t.iv, p. 459; Cajétan, Summa Cajetana de peccatis, au mot Opinio,Rome, 1525, p. 181-182; B. Médina, In /a^-I/œ, q. LXXIV, a. 3, Venise,1580, p. 388-390; Sylvius, op. cit., q. LXXIV, a. 3, éd. cit., p.338-344; Gonet, op. cit., 1. c, disp. V, a. 2 et 3, éd. cit., p.395-401; Contenson, op. eu., ad lib. X appendix de peccatis, diss. II,ci, éd. cit., t. m, p. 339-342.
Travaux modernes. — A. Landgraf,Portes animée norma qramtatis peccati. Inquisitio dogmatico-historica,Léopold,
1925; K. Schmid, Die menschliclieWillenstreiheit in ihrem Verhaltnis zu den Leidenschajten nach der Lehredes hl. Th. v. A., Engelberg, 1925; Th. Pègues, Comm. jranc. Ml.de la Somme théol., t. vm, 1913, p. 498-509 ; Th. Deman, Le péchédesensualité, dans Mélanges Mandonnet, t. I, Paris, 1930, p.265-283; O. Lottin, La doctrine morale des mouve-ments premiers de l'appétit*ensible aux XIIS et XIIIe siècles, dans Archives d'histoire doctrinaleet littéraire du Moyen Age, Paris, 1931, p. 49-173; M.-D. Roland-Gosselin,La théorie thomiste de l'erreur, dans Mélanges thomistes,1923, p. 253-274; J. Henry, L'imputabiliié de l'erreur d'aprèsS. Thomas d'Aquin, dans Revue néo-scolastique de philoso-phie, t.xxvn, 1925, p. 225-242; M.-D. Roland-Gosselin, Erreur et péché,dans Revue de philosophie, t. xxvm, 1928, p. 466-478 (compte rendu critiquedes 3 précédents, dans Bulletin thomiste, 1929, p. 480-490);J. de Blic, Erreur et péché d'après saint Thomas,dans Revue de philosophie, t. xxix, 1929, p. 310-314; F. Delerue, Le systèmemoral de saint Alphonse de Ligori, Saint-Étienne, 1929, p. 109-115.
VI. CAUSES DU PECHE. — Cicéron,Tusculanee disputa-
tiones, 1. IV, c. xm; S. Jérôme,Adversus Jovinianum, 1. II,
P. L., t. xxin, col. 281 sq.; Condamin,Le livre d'Isale,
Paris, 1905; M.-J. Lagrange, Évangileselon S. Matthieu,
Paris, 1923; Évangile selonS. Luc, Paris, 1921; Évangile
selon S. Marc, Paris, 1911 ; Épttreaux Romains, Paris, 1916;
J. Chaîne, op. cit.; A. Lemonnyer,Théologie du Nouveau
Testament, Paris, 1928; A. Wurm,Die Irrlehrer im ersten
Johannesbrief, dans Biblische Studien,t. vin, p. 84 sq.;
M. Meinert, Die Pasloralbriefe deshl.Paulus, Bonn, 1931;
L. Rohr, Die soziale Frage und dasneue Testament, Munster,
1930; A. Srinjar, Le but des parabolessur le règne et l'écono-
mie des lumières divinesd'après l'Écriture sainte, dans
Biblica, 1930, p. 291-321, 426-449;1931, p. 27-40; Jean de
Saint-Thomas, op. cil., disp. IX,a. 2, n. 76, éd. cit., t. v,
p. 718; C. Frlethofl, Die Prâdeslinalionslehrebei Thomas
v. A. und Calvin, Fribourg (Suisse),1926; P. Galtier, De
psenitenlia, Paris, 1931 ; A. Landgraf,Siinde und Trennung
von der Kirche in der Frûhscholastik,dans Scholastik, t. a,
1930,p. 210-248; L'Ami du clergé,!"novembre 1928, p. 771-
779; V. Cathrein, Utrum in omnipeccato occurrat error vel
ignorantia, dans Gregorianum, 1930,p. 553-567; Ruth Ellis
Messenger, Ethical leachings inthe latin hymns of médiéval
England, New-York, 1930, Denzinger,n. 196, 200, 816.
VII. EFFETS DU PECHE. —? S. Augustin,De nalura boni,
loc. cit., P. L., t. XLII, col.553; De libero arbitrio, loc. cit.,
P. L., t. XXXII, col. 1293; Confess.,loc. cit., P. L., t. xxxn,
col. 670; S. Grégoire, Moralia,P. L., t. LXXVI, col. 334-336;
Sup. Ezech., P. L., t. LXXVI, col.914-916; Lessius, De per-
fectionibus moribusque divinis libriXIV, loc. cit., dans
Lessii opuscula, t. i, Paris, 1881; A. Landgraf, Jf Cor. ///,
10-17, bei den lateinischen Vâternund in der Frilhscholastik,
dans Biblica, 1924, p. 140-172;C. Joumet, La peine tempo-
relle due au péché,dans Revue thomiste, 1927, p. 20-39, 89-
103; B. Augier, Le sacrifice dupécheur, dans Revue thomiste,
1929 p. 476-488.
Denzinger, n. 464, 693, 904-906,922-925, 1056-1057.
VIII. PECHE MORTEL ET PECHE VENIEL.— S. Augustin,
Enchiridion; loc. cit., P. L., t.XL, col. 269; Guillaume
d'Auxerre, Summa aurea, Paris, 1500,fol. 62 d, 91 c;
Alex, de Haies, op. ci(., loc. cit.,Quaracchi, t. m, p. 299;
S. Bonaventure, In Sent., 1. II,loc. cit., Quaracchi, t. n,
n. 969; S. Albert le Grand, In Sent.,1. II, éd. Borgnet,
t. xxvn, p. 659; D. Scot, Quœst.in 4 lib. Sent., loc. cit., éd.
cit., t. xxi, p. 382-388; Fr. deVictoria, Relectiones XII iheo-
logicœ, rel. ix, De eo ad quod teneturveniens ad usum rationis,
Lyon, 1586, p. 489 sq.; Gerson,De vita spirituali, dans
Opéra omnia, t. m, Anvers,1706; Curiel, Lecturee in
D. Thomas Jum-JI*, Douai, 1618;Martinez, Commenforia
super ram-jjœ D. Th., t. n, Tolède,1622; Jean de Saint-
Thomas, op. cit.,disp. I,a. 7, éd.cit.,t. v, p. 134-157; Gonet,
op. cit., éd. cit., t. m,p. 473-474; Calvin, Acfa synodi Tri-
dentinœ (cum aniidoto), 1547.
Études modernes. — F. Prat,La théologie de saint Paul, t. i, Paris, 9" éd., p. 112;E. Hugueny, L'éveil du sens moral, dans Revue thomiste, 1905, p.509-529, 646-668; A. Landgraf, Das Wesen der làsslichen Sûndein der Scho-lastik bis Thomas v. Aquin. Eine dogmengeschichtliche Unlersuchungnach den gedruckten und den ungedruckten Quellen, Bamberg, 1923 (cf. Bulletinthomiste, 1924, p. 136-142); M. de la Taille, Le péché vénieldans la théologie de saint Thomas d'après un livre récent,dans Gregorianum, 1926, p. 28-43; R. Garrigou-Lagrange, La fin ultime dupéché véniel, dans Revue thomiste, 1924, p. 313-317;F. Bla-

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